Si nous sommes en guerre, ce n’est pas contre un virus, c’est contre notre indifférence sociale politique
Dans un entretien accordé à Médiapart le 12 avril, l’historien de la guerre de 1914-1918, Stéphane Audouin-Rouzeau, cherche à établir des liens entre la grande guerre et la situation actuelle de crise sanitaire et de confinement sans précédent dans l’histoire récente. Cette comparaison vaudrait, selon lui, plus du côté des civils que de celui des combattants, ce qui constitue déjà une nuance de taille à cette comparaison. Il rappelle que l’ancien directeur de la mission du centenaire, Joseph Zimet, a rejoint l’équipe de communication de l’Élysée. La com, toujours. Peut-être est-ce à ce dernier que l’on doit l’expression d’Emmanuel Macron en parlant des soignants, « ils ont des droits sur nous », référence à une phrase de Clémenceau à propos des soldats. En France, cette rhétorique guerrière, car il s’agit bien d’un discours qui ne résiste pas à l’épreuve des faits, détonne avec celui du président allemand pour qui « cette pandémie n’est pas une guerre » mais « un test d’humanité ». La guerre suppose en effet un adversaire, plus précisément une relation conflictuelle d’État à État. C’était le cas en 1914. L’idée de test est autrement plus profonde et juste. Mise à l’épreuve plus précisément, pas de notre humanité dans l’abstrait, ce qui ne veut pas dire grand chose, mais de la conception que nous nous faisons d’une société humaine, en pratique, la nôtre.
Quelle conception nous nous faisons de la fin de vie dans notre société ? Du travail des auxiliaires de vie, des soignants dans les EHPAD ? Quelle valeur ont-ils dans une société où les métiers les moins socialement utiles sont aussi les plus économiquement rentables ? Quelle relation avons-nous à la mort, rendue de plus en plus invisible, de notre propre finitude quand l’urgence est à la croissance sans limite ? Quelles places ont encore ces questions quand le seul imaginaire social mobilisé est celui de la start-up numérique ? Quand avons-nous exactement le temps, plutôt le loisir, de mettre à l’épreuve concrètement la conception que nous nous faisons de la société dans laquelle nous vivons, la société que nous sommes collectivement ? S’il n’y pas de société, comme le répète depuis Thatcher les chantres de la compétition individuelle tout azimut, qu’est-ce que nous pourrions bien mettre à l’épreuve si ce n’est nous-même ? De là le succès indéniable d’une autre rhétorique, solidaire de la rhétorique guerrière, celle de la survie, la sienne et celle de ses proches en l’occurrence. Succès du survivalisme et autres stratégies nombrilistes de la survie sans idée, là où les livres feront office de combustible pour les zombies du stock for life. Cet imaginaire omniprésent, mélange indigeste d’Hunger Games et de Je suis une légende, est aussi celui de la rupture : avant/ après. Rien ne ne se passera plus comme avant, cette fois nous y sommes, le grand basculement a commencé ? Certainement pas. Sans une volonté politique d’instituer la société autrement, en la tournant vers d’autres finalités, d’autres valeurs aussi, nous continuerons. En pire.
Étonnamment, cet imaginaire du « plus comme avant » est aussi convoqué par Stéphane Audouin-Rouzeau, dans une analyse pourtant sérieuse, lorsqu’il affirme : « Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. » Au-delà des précautions d’usage sur une possible erreur de jugement que nous pouvons tous faire, cette sentence prophétique, teintée d’irréalisme, ne déplaira certainement pas aux prophètes justement de la disruption et du choc. Tout changer, redistribuer les cartes, faire peau neuve. Le discours néo-libéral qui a aujourd’hui, en France, contaminé une très grande partie de la même classe politique, raffole de ces coups de grisou symboliques. Il est très à l’aise avec les anticipations, plus ou moins délirantes, du jour d’après. Jacques Attali, grand spécialiste du futur, récemment, y est allé de la sienne. Ces discours permettent évidemment, il ne servent d’ailleurs qu’à cela, de préparer la suite sur le même modèle tout en s’exonérant de l’incurie politique du jour d’avant dont on est responsable. Inutile, dans ces conditions, de mettre à l’épreuve la conception que vous vous faites de votre société puisque cette société est celle du jour d’avant. Passons vite à la suite après un énième baratin édifiant. Ce principe d’amnésie, fort utile, fait fi d’une dimension absolument fondamentale, l’anthropologie. Là encore, celle-ci n’est pas écartée par Stéphane Audouin-Rouzeau qui évoque un « véritable choc anthropologique » sous la forme d’un retour de la mort dans le quotidien. Elle me paraît pourtant mal pensée et cela pour deux raisons.
En premier lieu, nous avons déjà lu des propos assez similaires en parlant du terrorisme islamiste qui a durement touché la France. Souvenons-nous des victimes de Nice, de ce crime de masse insensé le jour de la fête nationale. Le choc était bien là mais a-t-on politiquement tiré toutes les conséquences politiques d’un tel acte, avons-nous réellement mis à l’épreuve notre conception de la société, des affrontements idéologiques et religieux qui la traversent violemment ? De leurs raisons profondes aussi ? Rien n’est moins sûr. Le rappel de notre « substrat biologique » était bien là pourtant, de notre fragilité humaine, mais nous sommes collectivement passés à autre chose car nous ne mettons que très rarement à l’épreuve notre conception de la société et de ce qui nous relie. « Le choc anthropologique » reste une formule vague si elle ne devient pas l’occasion d’une réflexion politique sur l’anthropologie, ce que savaient parfaitement les philosophes des siècles passés. Quel homme sommes-nous, quel homme devenons-nous, dans quel type de société ? Ne pas poser ces questions c’est ne pas penser la question anthropologique sérieusement, à savoir politiquement.
En second lieu, le capitalisme, affiné dans sa version néo-libérale, a produit un certain type anthropologique de masse. C’est d’ailleurs son ambition, le dressage collectif d’une masse docile et dépolitisée, infra-critique. Croire que ce type d’homme peut devenir radicalement autre parce qu’il ne peut plus consommer les mêmes résidus du spectacle et se divertir comme à son habitude pendant quelques mois est un peu léger. Croire que l’organisation du monde va changer d’elle-même, et en mieux, est là encore une façon de nous détourner de la question politique. Les entreprises les plus fragiles, les petites structures, sans une réorientation industrielle profonde, seront balayées. Il en va de même pour les commerces de proximités, ce qui renforcera encore un peu plus les plate-formes à distance et les structures qui optimisent au mieux, pour leurs actionnaires, la masse salariale. Le Medef brille d’ailleurs aujourd’hui par ses sorties martiales alors que des millions de salariés sont plongés dans une terrible incertitude financière. Du « coup de collier » de sa vice-présidente au « travailler plus » de son président, l’esprit n’est pas au choc anthropologique mais à la violence économique la plus brutale. A partir de là, qui l’emportera ? La force du dressage collectif, l’inertie des masses dépolitisées ou la révolte politique, une large prise de conscience qui demande enfin des comptes à ceux qui l’enfument ?
Dans ce contexte, il est peut-être temps d’arrêter de se payer de mots sans poser la question des rapports de force politiques et en revenant à quelques évidences. La France n’était pas du tout préparée pour affronter une telle crise sanitaire. L’Allemagne parle de test, la France de guerre ; l’Allemagne avait 27000 lits de réanimation, équipés, opérationnels ; la France 7000 lits. On compense par le verbe martial une défaite sanitaire résultat des politiques néo-libérales. Rien de plus. Faites la différence et comptez le nombre de morts dont les politiques qui détruisent sciemment l’hôpital public seront responsables en sortie de cette crise. C’est très simple et autrement moins grandiloquent que les références à la première guerre mondiale. Ce n’est pas moins tragique pour les familles endeuillées qui auraient pu ne pas l’être avec une autre politique.
Au fond, cette crise sanitaire d’ampleur nous invite enfin au plus grand sérieux et ce sérieux est politique. Quant à ce fameux « ennemi invisible », il ne le reste qu’à défaut de tests. Là encore, l’épreuve des faits dégonfle sensiblement les rodomontades belliqueuses qui, de Trump à Macron, dessinent un axe qui est bien celui de la défaite sociale de politiques qui affectionnent le substrat biologique mais seulement quand il s’agit d’en tirer de bons subsides. Quand ce substrat décide de se prendre en main, collectivement, pour instituer un destin plus humain, par le politique, il devient un ennemi à abattre. Le gouvernement d’Emmanuel Macron ne manquera jamais de masques à gaz pour sa police, ni de munitions contre un peuple dont il flatte aujourd’hui la supposée résilience pour éviter qu’il ne le renverse demain, tout simplement.
« Le discours médiatique porté sur l’École est trop souvent celui du déclin et du discrédit. Il vante le retour à des méthodes traditionnelles qui bloquent la démocratisation de l’École. Il fonctionne sur des logiques d’exclusion. Il se méfie des TICE alors que la culture du XXIème siècle est numérique. » Ce beau programme était celui du forum des enseignants innovants en 2017. Cette litanie du numérique est ancienne. Déjà en 2012, lors de la cinquième édition de ce forum à la pointe des « nouvelles pédagogie du numérique », dans un article fort peu critique, Mattea Battaglia et Aurélie Collas, anticipaient ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « continuité pédagogique » en période de confinement sanitaire. Les distinctions sont clairement posées : d’un côté les super profs qui innovent ; de l’autre, les dépressifs ringards. « De ces deux journées pleines d’échanges et de rires, on retiendra l’optimisme, la passion, la grande créativité de ces « super profs », qui ne se lassent pas de chercher, d’inventer, de tester des manières d’enseigner, et ce dans un seul but : faire réussir tous leurs élèves. On est loin, très loin, des clichés souvent véhiculés sur les enseignants moroses, dépassés, déprimés », lit-on dans Le Monde. Continuité pédagogique donc et non continuité professorale ou continuité de l’instruction. C’est que la pédagogie est devenue, avec le temps et autant de démissions critiques, une variable indépendante, une substance magique qui peut se passer de la présence d’un professeur face à une classe. De la parole incarnée à clé USB, continuité. De l’échange vivant avec des élèves et des étudiants dans une salle de classe, à un assemblage d’icônes régressifs, continuité toujours. De la position de maîtrise effective à la virtualisation du rapport d’enseignement, continuité, on vous le dit sur tous les tons.
Georges Gusdorf dans un grand texte publié en 1963, « Pourquoi des professeurs ?« , affirmait, à juste titre, que derrière les questions dites « pédagogiques », il était toujours question de l’homme dans son ensemble. La connaissance, quelle qu’elle soit, n’est jamais une accumulation de données, on dit aujourd’hui des data. La continuité pédagogique porte en elle une idée fausse et il est décisif de la nommer. Cette idée fausse consiste à penser que l’enseignement peut ne pas se poser la question du pourquoi. Obnubilé par le comment, par les moyens techniques, les plateformes et autres interfaces, les Google drive sans oublier les inénarrables classes virtuelles, la question de l’enseignement se réduirait à celle-ci : comment optimiser le transfert de données d’un esprit à un autre ? Socrate pourtant, dans le Banquet de Platon dont on ne peut que conseiller la lecture pour le sujet qui nous occupe, avait pourtant prévenu Agathon qui voulait être instruit par ses soins : on ne remplit pas des têtes comme on remplit des vases.
Une antique version pour dire que ce n’est pas en bourrant du contenu, des data, en faisant crouler un lycée connecté sous son propre poids numérique, en saturant des plate-formes dédiées avec derrière des techniciens qui s’arrachent toute la nuit pour faire tourner l’usine, que l’on obtient forcément un résultat à la hauteur du sacerdoce technologique. Georges Gusdorf a raison de dire du pédagogue qu’il se contente de « dissocier pour régner ». Il fait triompher la technique et les problèmes précis. C’est d’ailleurs à ce prix qu’il peut nourrir le discours irréel du technocrate qui parlera des moyens, jamais des fins, du comment certainement pas du pourquoi. Le pédagogique, aujourd’hui greffé sur des machines pour sa continuité, ne sait pas ce qu’il veut ni si il veut quoi que ce soit d’ailleurs. A moins qu’il ne s’agisse en fin de compte que de justifier des outils déjà en place, de valider dans l’urgence d’une crise sanitaire, le devenir insensé de l’enseignement.
De là à ne rien faire pour les élèves et les étudiants livrés à eux-mêmes, il y a une nuance et c’est justement cette nuance qu’il faut penser dans cette période difficile. La vraie question est plutôt de savoir que faire exactement dans sa discipline (tant qu’il reste encore des disciplines) sans que cela rentre en contradiction manifeste avec son esprit, son essence pourrait-on dire si on ne craignait pas d’effrayer les techniciens du savoir pour qui tout peut finir dans une clé USB ou une plate-forme interactive. Qu’est-ce qui, dans ma discipline, échappe à la continuité quand l’absence des corps interdit la rencontre des esprits ? C’est une question fondamentale, aujourd’hui tabou car elle dérange les administrateurs du contrôle intégral et des big data sans conscience. C’est une question réflexive qui suppose une maîtrise que l’on ne peut pas transmettre n’importe comment. On ne fait pas un cours de philosophie par courriels et la fameuse classe virtuelle interactive dans laquelle les élèves peuvent rentrer et sortir comme dans un moulin avec des pseudo type BG33 ou faire histoire et Minecraft en même temps ne correspond à rien de bien consistant.
Dans une période où la préoccupation de ses proches, l’angoisse de perdre une grand-mère ou un grand-père, l’emportent a priori sur l’urgence de se connecter à l’heure exacte à laquelle doit commencer le cours, le sérieux doit prévaloir. Sans oublier que la continuité en question ne s’interroge pas non plus sur la réalité des moyens alloués aux élèves, aux étudiants. Un premier tour d’horizon des étudiants à l’Université de Bordeaux Montaigne a recensé 125 étudiants sans ordinateur ou connexion internet. Avoir un ordinateur, une connexion qui fonctionne, disposer d’un espace de travail à la maison quand d’autres membres de la famille, pour leur travail, peuvent, dans le même temps, mobiliser ces moyens, est déjà un marqueur de classe. Est-ce la fonction d’un professeur de l’école républicaine de faire reposer l’illusoire continuité de son enseignement sur des considérations matérielles hautement discriminantes ? Le sérieux, là encore, consisterait à envoyer les cours par la poste. L’égalité est à ce prix et elle ne saurait être négociée. Ce n’est pas aux professeurs avec leurs propres deniers de faire cela. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, avec quels moyens techniques ? Combien d’étudiants travaillent enfin en bibliothèques universitaires et n’ont d’accès à internet que par ce biais. Quant à la rédaction d’une dissertation sur un smartphone, c’est une mauvais blague qui ne peut séduire que les toutous numériques.
« Facebook a, selon Françoise Cahen, plusieurs vertus pédagogiques. En premier lieu, celle de faire disparaître la « muraille imaginaire » des lycéens entre leur vie et la littérature » Ce monument de sottise, repris dans l’article du Monde précédemment cité a déjà plusieurs trains de retard. Quel lycéen confiné pour cause de virus va utiliser Facebook pour abattre « la muraille imaginaire » entre la vie et la littérature ? Rapatrions à ce titre et au plus vite la littérature du côté de Facebook à défaut de pouvoir pulvériser l’imaginaire Facebook avec un peu de littérature. La vertu pédagogique de la littérature est de pouvoir bien au contraire abattre la muraille techno-abrutissante qui éloigne les collégiens, lycéens, étudiants de tout ce qui pourrait les élever, c’est-à-dire les faire sortir d’eux-mêmes. Les promoteurs de l’anéantissement intellectuel côté en bourse à grands coups de milliards ne demandaient pas mieux que de recevoir l’improbable soutient d’un bataillon de pédagogues payés au lance pierre mais capables de justifier les instruments de la servilité comme autant de moyens incontournables à l’émancipation collective et à ses profits. Le tout entériné par l’urgence sanitaire et le tour est joué.
Y a-t-il une solution ? Non, car le problème de l’absence du maître ne peut pas être réglé par des artifices. Écrire ses cours à la main pour éviter d’être encodé avec tout le reste par les programmes du contrôle intégral si l’on souhaite les mettre en ligne, envoyer les cours à domicile pour tous, ne rien exiger qui contrevienne au principe d’égalité qui donne un sens à nos missions d’enseignement. N’en déplaise aux technopédagogues, le mirage de la planification technicienne échoue sur la singularité de toute transmission. Georges Gusdorf le savait parfaitement lorsqu’il écrivait en 1963 : « On peut certes remplacer le maître par un livre, par un poste radio ou par un électrophone, et les tentatives en ce sens ne manquent pas. A la limite, tous les enfants d’un pays pourraient recevoir, chacun chez soi, l’enseignement d’un seul et unique professeur (le plus créatif il va de soi) indéfiniment répété d’age en âge et de génération en génération . » N’est-ce pas cela le rêve orwellien des technopédagogues de la continuité devenu réalité avec les moyens techniques contemporains ? Plus de fonctionnaires, plus de classes, un budget réduit, une docilité sans limite. Mais que les professeurs ne se trompent pas, la bienveillance et la continuité pédagogique au service des big data, ce n’est certainement pas la survie de l’école mais son échec terminal et sa liquidation. Sans nous.
Jamais la menace de la note (« 0 » aux épreuves dites « E3C » du baccalauréat) n’aura mieux signifié la dimension policière d’une évaluation. La note comme amende, sanction. La note comme embrigadement. Qui s’intéresse encore aux contenus ? Au sens des formations intellectuelles ? A ce que devient un examen national quand les sujets sont parfois connus à l’avance ? La mise en concurrence des disciplines, le clientélisme pour remplir les classes de certaines « spécialités » finiront d’achever le peu qu’il restait d’égalité et de justice. Le système (scolaire est un attribut désuet) et ses algorithmes opaques décideront désormais de l’avenir des lycéens en fonction de leur lycée d’origine, de leur origine tout court.
La peur du « 0 » c’est l’équivalent de l’amende de 135 euros pour manifestation non déclarée, un pouvoir de dissuasion purement formel, indifférent à toutes interrogations sur la légitimité, un pouvoir qui échappe d’ailleurs aux professeurs qui seront absents des commissions d’harmonisation. Une machine autistique à produire du classement, de l’évaluation afin de confirmer et de survalider un ordre social d’airain dissimulé derrière des algorithmes. Le pouvoir de classe, d’autant plus cynique qu’il fait de la vacuité son carburant, ne croit plus à ces diplômes nationaux ringards, à ces idéaux d’égalité et de justice sociale. Il ne jure que par des dispositifs de contrôle qui ne peuvent (ils sont construits pour cela) que le confirmer. Le contrôle continu a pour seul horizon l’auto-validation continue. Il s’agit d’entériner certainement pas de former, mieux de transformer. Pouvoir tautologique qui nasse le social en lui faisant miroiter une bonne note qui, in fine, ne servira à rien. Le tri se joue sur une toute autre scène.
La police est là pour que les choses se passent bien quand le bien n’est plus qu’une dépendance de l’ordre. En face des professeurs, des élèves. Le renversement est complet. Spectacle fascinant du pourrissement. Ne reste que le défi, celui adressé à un pouvoir qui se fantasme progressiste dans une dernière lubie mais qui fait régresser l’école à sa seule fonction d’embrigadement, quitte à fermer les issues de secours. Défi fatal duquel peut naître une critique radicale, sérieuse celle-ci. Noter de force, marquer les esprits à défaut de pouvoir marquer tous les corps. Évaluer le plus vite possible ce que charrient les pires inégalités sociales. Classer, sanctionner, le reste est sans objet.
Alors que faire ? Ce que nous observons relève bien du pourrissement, d’une décomposition terminale, fascinante à de nombreux égards. Fascinant en effet d’observer la panique d’un ministère qui veut de la note pour ne pas perdre la face. Fascinant d’observer la docilité avec laquelle nous intériorisons le simulacre. Épreuves passées dans des conditions délirantes, fuites de sujets, impréparation, tricheries, malversations, peu importe. Ce qui compte désormais, c’est la pérennité du simulacre dans une pure forme policière. C’est donc cette forme que nous devons interroger, comprendre. Si le baccalauréat ne sert à rien, si tout est joué sur une autre scène, pourquoi une telle démesure de moyens, un tel rapport de forces ? Qu’est-ce qui est en train de se jouer exactement ?
Évidemment, tout cela n’a rien à voir avec le baccalauréat que les précédents ministères ont réduit à néant, le dispositif de sélection parcours sup venant définitivement anéantir la valeur de ce diplôme. Non, il s’agit d’autre chose. Une crainte hante tous les systèmes de contrôle : la dérision. La hantise d’un pouvoir qui carbure au vide ? Ne plus être pris au sérieux. Vous ne pouvez pas nous mettre « 0 » car cela ferait chuter des statistiques qui n’ont pour seule fonction que de masquer formellement les inégalités réelles. Mettre « 0 » à qui d’ailleurs ? Aux élèves les plus défavorisés du système, les plus indociles, ceux qui savent pertinemment que cette note ne changera rien à leur affaire ? Entériner publiquement le cynisme ou montrer toujours publiquement l’étendue du simulacre ? C’est ici que nous touchons le point de réversion du pouvoir par la pure forme. Il faut mettre « 0 » (pouvoir du simulacre) mais le « 0 » est impossible à mettre (simulacre du pouvoir).
Celui qui gouverne par la vacuité périra par la vacuité. C’est ainsi qu’il faut comprendre la nécessité du rapport de force et du déploiement policier : les E3C c’est sérieux, la preuve, nous envoyons la police. Quand le sérieux ne peut plus se prévaloir de la réalité (réalité d’un diplôme équitable, réalité d’une formation, réalité d’une valeur), il doit s’équiper de tous les attributs de l’ordre policier. Non pas cela a une valeur donc il y a la police mais il y a la police donc cela a une valeur. C’est justement ici que nous quittons les exigences d’un régime démocratique (la démocratie doit être défendue car elle promeut la justice comme réalité) pour épouser les traits des régimes liberticides en carton pâte, les autocraties de pacotille qui sont incapables d’instituer des valeurs autrement que par la force de leur police.
De l’importance des lieux pour les assemblées générales
(réflexions sur l’occupation de l’Université de la Victoire à Bordeaux)
Rien ne peut remplacer la rencontre directe, la présence des corps pour fédérer les esprits. La démocratie, depuis la Grèce antique, suppose la délibération (bouleusis) mais il n’y a pas d’assemblée délibérative (boulè) sans un lieu pour la tenir. La privatisation grandissante de l’espace public pour des manifestations commerciales a meilleure presse que l’occupation des espaces publics pour délibérer ensemble. A Bordeaux, l’immense place des Quinconces, en permanence louée à des entreprises privées, n’a de politique que son monument aux Girondins. Le reste appartient aux marchands du temple. Nous mesurons à quel point il est aujourd’hui difficile de nous retrouver pour penser ensemble le commun, réfléchir à la nature des forces qui démembrent la souveraineté du peuple et atomisent les consciences, nous renvoient à nos écrans et à nos solitudes connectées. Que reste-t-il, dans ces conditions, de la question politique, sans unité de lieu, sans unité de temps pour la reposer ?
Ainsi à Bordeaux, depuis le 5 décembre 2019, la faculté de sciences humaines de la Victoire fut occupée par des étudiants. Une intervention policière, stratégique dans une période creuse, a mis un terme à cette occupation le 27 décembre à 8h30 du matin. Durant ce laps de temps, de très nombreuses assemblées générales se sont tenues, certaines très calmes d’autres plus houleuses. C’est aussi cela l’activité politique, l’institution et l’apprentissage de la conflictualité sans LBD40 pour régler les problèmes. Un soir, nous étions plus de 400.
Il s’agit bien de politique, cette activité qui ne doit avoir lieu que sous la forme promue et aseptisée d’un spectacle à bonne distance. L’activité politique des citoyens dans la cité devrait, dans ces conditions, se réduire à une participation électorale sagement codifiée entre des têtes de gondoles. Le « grand débat » national aura été, à ce titre, l’acmé d’un spectacle politique navrant qui ne prend plus car il ne correspond à rien de réel. Scénarisé, il relève de ces appareils de dissuasion du politique, de ces très nombreux simulacres qui donnent l’illusion d’une activité politique tout en prenant bien soin, par des dispositifs maîtrisés, de rendre cette activité réellement impossible.
Historiquement, les universités ont très souvent permis la tenue de telles assemblées dans les mouvements sociaux. Leur rôle est en cela capital. Il est certain que l’occupation d’une université, en particulier au centre d’une grande ville, donc son blocage, facilite l’organisation de telles assemblées. Pour autant, ces occupations sont souvent perçues, par les étudiants les moins impliqués ou ceux qui ne trouvent rien à redire aux politiques en cours, cela peut se comprendre, comme une privation de liberté. Elles clivent les étudiants, les personnels enseignants et isolent en retour les plus impliqués. A ce titre, la mise à disposition de lieux centralisés par la direction d’une université peut permettre de rallier au mouvement des étudiants qui voudraient simplement voir de quoi il s’agit. La curiosité peut-être aussi politique. Paradoxalement, cette solution de compromis peut s’avérer aussi plus menaçante pour une gestion des masses qui préfèrera toujours avoir affaire à une minorité agissante identifiable qu’à un mouvement de politisation de fond qui, en la circonstance, risque de mettre à jour la réalité des stratégies de dépolitisation d’un gouvernement qui n’a aucun intérêt à rendre possible la croissance de la lucidité collective sans laquelle la démocratie reste un vain mot.
Ainsi, depuis l’évacuation du 27 décembre 2019, la faculté de la Victoire à Bordeaux est toujours fermée. Cette situation empêche de fait les étudiants d’accéder à la bibliothèque universitaire. La présidence fait valoir des dégradations et par conséquent des travaux pour « sécuriser » le lieu (1). Les étudiants, les universitaires, les citoyens curieux qui prirent le temps de rentrer pour discuter avec les étudiants mobilisés, assister à des assemblées générales ou à des conférences, pourront tous témoigner que la nature des dégradations (quelques tags dont certains furent nettoyés par les étudiants eux-mêmes) ne justifient en rien une fermeture qui s’étendrait sur des semaines. Il s’agit donc d’un acte politique en face d’une situation qui devenait elle-même politique à partir du moment où elle ne pouvait plus être réduite aux débordements incohérents d’une minorité qui existe aussi mais dont la proportion est infime. Comme pour les correcteurs grévistes du baccalauréat, la stratégie est invariablement la même : isoler et mater avant que les braises de la politisation lucide ne relance une flamme collective qui, en France, ne s’éteindra jamais.
Au fond, et en quelques mots, qu’est-ce que la dépolitisation ? Une logique construite qui consiste à soustraire à l’intelligence collective les décisions fondamentales qui engagent le devenir de la société tout en déportant ces décisions sur des dispositifs électoraux cadenassés. Tout un travail technique sur les masses est nécessaire, une ingénierie de l’opinion publique, une véritable fabrique du consentement qui doit donner aux hommes dominés l’amour de leur chaînes mentales.
Non pas que les citoyens, flattés dans des discours formels, ne puissent pas voter pour le candidat de leur choix. Après tout, Philippe Poutou, le local de la dernière présidentielle, aurait pu être en droit élu à la présidence de la République. Poser le problème en ces termes, à ce niveau de comique, revient à affirmer une chose : la démocratie est un état social qui peut, hélas, subsister formellement dans des dispositifs qui n’ont plus rien à voir avec de la démocratie. Des dispositifs qui feront tout ce qui est en leur pouvoir pour interdire aux citoyens de se regrouper, pour empêcher des assemblées du peuple de se former, pour limiter au maximum les prises de paroles publiques qui ne feraient pas partie du grand show insignifiant et mensonger. Faire en sorte que le politique n’ait plus lieu car il n’a plus de lieux. Des dispositifs enfin qui veulent et nourrissent la violence car ils ont substitué la violence physique à la résolution politique des problèmes posés. Ils se cachent, encore ici, sous des arguments économiques et sécuritaires pour faire en sorte que le politique n’est plus lieu. Ils affectionnent par-dessus tout les discours confus quand ceux-ci ne sont pas associés à une pratique. Des étudiants structurés qui organisent un barbecue de soutien pour des cheminots en grève tout en étant capables d’affiner un discours critique offensif, tout cela n’est pas bon pour cette fausse élite.
Une résistance puissante, profonde et déterminée s’organise en France. Elle tisse des liens, invisibles pour les drogués du spectacle, ceux qui veulent l’affiche quitte à s’accomoder de la défaite, des liens que ne pourront pas défaire les tirs de LBD40. Terroriser des citoyens ? Si là est néanmoins la solution choisie, ce gouvernement corrompu, avec sa violence réelle, s’effondrera sous son propre poids, obèse de vide et de mépris, cette morgue que le peuple de France lui renvoie à la face avec une inventivité et une malice que ces rhinocéros, déjà ringards et à contre-courant de l’histoire, n’auront jamais.
L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 nous a fait rentrer dans une nouvelle époque. Pour la première fois, un président de la République pouvait se proclamer ouvertement au-dessus des partis politiques, des clivages idéologiques et des lignes partisanes. Le sous-titre de son livre programme « Révolution » ne laissait aucun doute à ce sujet : réconcilier les français. Mais que faut-il entendre exactement derrière ce mot : réconcilier ? Réconcilier les français de quoi ? En vue de quel projet ? Pour quelle société ? Contre quelles divisions ?
Pour faire marcher son équipe, le manager a besoin d’une entente pragmatique tournée vers le maître mot des young leaders : l’efficacité. Être efficace, autrement dit écarter les freins, les blocages, les inerties et renvoyer à la sphère privée tout ce qui pourrait diviser les hommes, créer de la conflictualité. C’est cela la dépolitisation : l’élimination de la conflictualité publique. A partir du moment où vous arrivez à convaincre des masses que la conflictualité politique est le problème, que vous ringardisez la lutte politique et sociale en maitrisant les outils du divertissement intégral, vous n’avez même plus besoin de vous justifier. Vous écrasez sans vergogne, le sourire aux lèvres, de la cocaïne dans les naseaux et à l’eau plate en clignant de l’œil.
Peu importe qu’il y ait en face des intellectuels sérieux, des économistes lucides avec des critiques instruites, des étudiants résistants ou un peuple, qu’il soit jaune ou invisible, qui ne joue plus le jeu. Il suffira de terroriser cette petite minorité agissante par tous les moyens. Une police éloignée de sa mission première, soumise elle aussi à un management dur, servira de pare-feu. A partir de là, vous pouvez mettre à la tête des États des individus qui bafouillent en racontant n’importe quoi (Belloubet) à condition qu’ils s’accordent sur cette unique ligne : l’ennemi, ce qu’il faut abattre définitivement, c’est le politique. Vous pouvez faire désormais passer une ochlocratie de diversion tenue cyniquement par une clique pour la fine fleur de la démocratie contre les « extrêmes ». Toutes les logiques de luttes qui dépolitisent pour faire valoir des lobbies peuvent être, dans cette logique, des alliés objectifs. Tout se qui casse, émiette, démembre, pluralise le corps politique résistant est bon à prendre. Tout ce qui fédère, associe, constitue, rassemble le corps politique résistant doit être détruit. Une stratégie simple mais d’une efficacité implacable. Efficacité augmentée quand ces logiques opèrent à l’intérieur de nos rangs.
C’est à cela que nous assistons : une extermination du politique et son recouvrement par de la communication. Cette fameuse communication est le mot fourre-tout qui dissimule à lui seul un immense processus de reconditionnement de l’homme, une manipulation cognitive à grande échelle. Celle-ci repose en dernière instance sur une malversation profonde qui affecte les signes et par conséquent nos représentations mentales. Il est évident que derrière la dépolitisation se tient un projet anthropologique total qui échappe en grande partie aux lectures simplement économiques. Ce projet est évidemment incompatible avec toute exigence de probité. C’est aussi pour cette raison qu’un cheminot sur son piquet de grève en train d’expliquer à un journaliste compilateur de dépêches la cohérence de sa position est autrement plus convaincant, pour ceux qui n’ont pas fait le choix de la démence et de la soumission, qu’un « communicant » au pouvoir qui raconte n’importe quoi sur la continuité du programme du CNR.
Cette situation est évidemment inédite. Elle est rendue possible par un effondrement de la pensée critique et politique. Non pas de l’intelligence. Le système éducatif produira les spin doctors dont il a besoin, avec le docteur Alexandre, un individu pathologique parmi tous ceux qui annoncent la suite. Des cognitifs purs connectés à des machines, hyper adaptés, des monstres de réactivité et de synthèse. L’école des parcours individualisés, des spécialisations précoces sera là pour la produire. Le reste servira de chair à ubériser. Des encodeurs, un des sobriquets du « président philosophe », seront là pour administrer le tout et maximiser les profits sur la bête, un œil sur le climat pour se planquer au bon moment avec l’argent qu’ils nous auront volé en faisant passer ce vol pour de la justice, du partage et une exigence d’universalité.
Incapables de recréer des forces imaginaires collectives, travaillés par une méfiance savamment entretenue des idéologies politiques, nous voilà en partie désarmés face à cette machine de guerre. Un collègue et ami me rappelait cette évidence : en face d’une machine de guerre qui dépolitise pour régner nous n’avons pas d’autres choix que de créer collectivement, c’est notre force, une autre machine de guerre, une machine à repolitiser les esprits. Les conditions économiques sont favorables à cette recréation. Le degré de malversation est tel que ce qui était encore hier de l’ordre de la fantaisie est aujourd’hui tristement réel. La plus grande difficulté est d’engager le combat et cela à un coup, nous le savons. Il faut beaucoup d’abnégation et des sacrifices. Manu, parmi d’autres, le sait dans sa chair pour nous tous.
La question de nos adversaires est invariablement la même : que mettez-vous en face ? Cette question n’a qu’un seul objectif, nous nasser dans leur bouillie de propositions factices sur fond de confiance usurpée. On ne demande pas à un homme qui se bat contre ceux qui veulent le détruire, économiquement, socialement, moralement, culturellement pourquoi il se bat. L’évidence saute aux yeux. La seule question est celle de la stratégie et du corps politique capable de la porter.
La clique LREM ou la déséducation politique nationale
Le meilleur allié du « macronisme » reste de loin l’abrutissement collectif et la dépolitisation de masse. L’inverse du faux projet du pseudo « président philosophe ». C’est sur cela que parie le gouvernement, les majorités silencieuses, inertes car assommées. Une anti-éducation politique en somme. Les 2000 n’ont plus aucune éducation critique et politique. Certains ont la rage. Ils servent, durant leurs études incertaines, les intérêts de Domino’s Pizza ou de Starbucks, tout en développant des formes de résistance inédites pendant que des croutons leur parlent à la TV.
Si j’étais Macron, mon cauchemar, j’augmenterais très vite le niveau d’abrutissement collectif. Nous assistons à une sorte de course de vitesse entre la démolition de la République sociale, l’abrutissement des masses et la prise de conscience. L’ochlocratie hanounesque Macron doit faire vite. Elle est en train de lambiner. Qui éduque le peuple ? Le éducateurs justement, ceux de la République que l’on maltraite (ce qui est parfaitement cohérent avec le projet d’ensemble) et la misère sociale. L’éducation hors sol forme la bourgeoisie ; la misère sociale met la rage. L’alliance des deux est révolutionnaire.
La question de l’éducation est centrale, elle l’a certainement toujours été. L’acte d’éduquer est politique. Le néo-libéralisme organise la destruction de l’éducation politique. C’est une stratégie de fond bien connue. La violence doit rester désarticulée, muette, anti-sociale. E. Philippe associe le conseil national de la résistance (CNR) à cette réforme odieuse, qui détruit la solidarité au profit de la misère individuelle car il sait que les médias de ses maîtres ne feront pas le travail critique qu’ils seraient supposés faire, que d’autres font, dans l’ombre des masses abruties.
Il s’agit bien d’un pari sur l’abrutissement qui se donne des airs pédagogiques, d’un renversement orwellien des mots, d’un viol intellectuel anti-éducatif. La communication sans contenu est d’une violence inouïe. C’est aussi pour répondre à cette violence que la grève s’installe. Personne ne peut accepter, dans un pays qui a une histoire politique profonde, un tel niveau de malversation intellectuelle au plus haut sommet de l’État. C’est tout simplement impossible. Il ne s’agit même plus d’un problème « politique » mais d’une question civilisationnelle.
Ceux qui ont encore une conscience critique et politique ne peuvent se coucher devant des gens qui déforment l’histoire (CNR), qui plient le langage dans un odieux cynisme. Il ne s’agit plus d’ironiser sur ces malversations, mais d’engager un redoutable combat politique. Le combat est d’autant plus redoutable qu’il n’est pas exclusivement « politique ». C’est aussi pour cela que nous avons tant de mal. Il engage nos forces mentales. C’est une épreuve de la volonté qui réclame une force d’âme pour résister à ceux qui veulent abrutir pour régner.
Pour mener un tel combat, le matérialisme vulgaire ne suffit pas. Qu’importe de savoir si je suis né en 1975, en 1974, en 1973 ou un jour de décembre. Cette sucrette n’est d’aucun effet. Nous la pulvérisons avec les dents. Les enjeux sont ailleurs. Le piège tendu par le capital à la République sociale n’est pas fatal. L’issue du combat, par contre, le sera.
Grève et solidarité. La petite bourgeoisie enseignante est-elle républicaine ?
Les professeurs qui obtiendront ne serait-ce que 30 euros par mois (30 deniers ?) les devront à ceux qui ont perdu plusieurs jours de salaires, des mères professeurs des écoles, célibataires, avec des petits salaires qui se battent et qui auront, avec cette réforme, des pensions de retraite misérables. Ils peuvent déjà envoyer leur RIB.
Il existe une petite bourgeoisie enseignante pour qui le mot caisse de grève est inaudible. C’est à elle que le ministère s’adresse avec ses primes et la transformation profonde du lien qui relie les professeurs à la République et à l’intérêt général. Une armée de mercenaires payés à la tâche, en concurrence les uns avec les autres, est-ce cela que nous voulons pour l’école ? La petite bourgeoisie enseignante a intériorisé les logiques d’individualisation et reste étrangère au conflit social mais commence à prendre conscience des conséquences, pour elle, de ce modèle. Elle a beaucoup de mal avec la solidarité. Cela peut changer ou pas.
Cette petite bourgeoisie enseignante a aussi contribué à dépolitiser les luttes. Absorbée dans des couches moyennes, elle a aussi voté Emmanuel Macron. Elle peut certes le regretter, cela ne mange pas de pudding. Elle est trop souvent prête à enseigner n’importe quoi n’importe comment pourvu qu’elle s’en sorte individuellement. Mais pour la petite bourgeoisie enseignante, la logique dévastatrice du gouvernement Macron est un test politique ultime. De quel côté va-t-elle se situer ? Du côté de la grande bourgeoisie et des parvenus adaptés du libéralisme qui ne feront jamais grève et qui méprisent de plus en plus ouvertement les professeurs avec la complaisance de faiseurs d’opinion qui sont aux-mêmes des surgeons du spectacle ou du côté des ouvriers, des salariés pauvres, des gilets jaunes, tiens, pourquoi pas ?
Macronisée malgré elle, la petite bourgeoisie enseignante se trouve aujourd’hui tiraillée entre son déclassement social et économique et son incapacité structurelle à se penser politiquement dans une conflictualité réelle. Il n’y a pas de conflictualité réelle sans solidarité (caisse de grève par exemple). Seul, il n’y a pas de conflictualité réelle du tout. Des rodomontades mais pas de politique. Une consommation culturelle de produits adoubés par le spectacle mais pas de politique. Une participation active à l’encadrement des masses mais plus de politique.
C’est dans l’adversité politique que l’on mesure la solidarité des personnels pas en triant des bouchons pour « sauver la planète » avec les élèves. Cette solidarité des personnels suppose une conscience politique qui ne peut être que celle de l’affrontement politique sur fond de conflit social, un conflit qui va très au-delà des intérêts particuliers, qui engage le bien public, l’intérêt général et en définitive l’intérêt supérieur de la nation. Non pas cette République usurpée, celle de Macron, mais une République sociale, politique, celle qui ne cède rien aux exigences de justice et d’égalité.
La solidarité de la petite bourgeoisie enseignante est faible mais elle est aujourd’hui durement testée, mise à l’épreuve. Cette petite bourgeoisie enseignante n’est pas et ne sera plus la bonne élève du néo-libéralisme car elle est liée aux intérêts supérieurs de la République. Il y a là contradiction. Les valeurs de la République, en pratique, sont aujourd’hui attaquées de toutes parts. Par valeurs, il faut bien sûr entendre la mise en pratique d’une exigence sociale qui ne se réduit pas à quelques slogans sur la laïcité. A moins que la laïcité, la laïque de Jaurès, soit sérieusement pensée comme une exigence sociale indissociable des luttes pour la justice et l’égalité politique.
La seule question à se poser pour elle est donc la suivante : est-elle petite bourgeoise avant d’être républicaine ou est-elle républicaine avant d’être petite bourgeoise ? Bourgeoise, elle ne le sera plus. C’est une forme de deuil fantasmatique. La révolution libertaire libérale lui avait pourtant fait miroiter cette promotion de classe. Forte de son capital culturel, son seul capital, elle pouvait accéder à un confort tout en secondant la bourgeoisie du capital, de la rente, de l’héritage en faisant ses bons achats à la FNAC. A elle les métiers de l’animation, de la culture et le professorat comme promotion sociale. Nous avons là une partie de l’histoire de la trahison de la gauche sociale et authentiquement républicaine sur laquelle nous n’avons plus à revenir tellement le sujet est tristement connu.
Fort de ce constat, soit la petite bourgeoisie enseignante continue de seconder la grande bourgeoisie et les parvenus du libéralisme – ce qu’on lui demande de faire aujourd’hui à coups de primes et de triques – soit elle s’en détourne pour des raisons de classes. Dans le premier cas, elle devra s’asseoir sur ses dernières illusions républicaines et admettre qu’elle n’est, au fond, que le bras armé cognitif et docile d’une mise au pas qui n’a plus rien de républicaine, les agents actifs d’un ordo-libéralisme de combat qui détruit aussi bien le droit du travail que la solidarité nationale.
Elle forme pourtant une classe républicaine. Nombreux sont les professeurs nés dans les années 80 et après à avoir compris cela. Ils appellent « boomers » (terme à préciser politiquement) cette petite bourgeoisie anti-républicaine socialement. Ils ont en partie raison. En partie seulement, car les jeunes professeurs de cette classe moyenne, à moins d’avoir fait un travail politique sur eux-mêmes, sont tout aussi dépolitisés que les parvenus adaptés du libéralisme. Heureusement, qu’il reste quelques « anciens » pour rappeler cette triste évidence.
Pour conclure, qu’est-ce qu’un professeur : un animateur au service d’une classe réellement possédante qui le méprise ou un éducateur de la République, proche des ouvriers, des travailleurs salariés qui ne seront jamais petits bourgeois. C’est ce qui est en jeu. Cette question suppose de se situer. Ce n’est évidemment pas une question d’école, une question scolastique, ces questions que les professeurs savent manipuler dans un sens et dans l’autre à défaut de toute pratique. Elle appelle à un engagement. Non pas théorique mais à un engagement concrètement déterminé par le salaire, autrement dit le travail et la production. C’est justement ici que les petits animateurs culturels, ceux qui ont aussi fait le macronisme, ne nous sont d’aucun secours. Pratiquement, leur salaire dépend de la docilité dont il font preuve vis-à-vis de la bourgeoisie adossée au capital qui les paie grassement. Ce n’est pas le cas des professeurs de la République pour une écrasante majorité d’entre eux. Ils le savent et c’est aussi pour cette raison que vous n’entendrez pas parler de caisse de grève et d’AG du personnel entre deux jingles culture.
Il semblerait, au regard du mouvement en cours, qu’une partie de la petite bourgeoisie enseignante soit aujourd’hui en mesure de choisir le conflit politique plutôt que la servitude culturelle. Le retour de la lutte des classes à l’intérieur du champ de la culture est une très bonne nouvelle même si les conditions de ce retour restent théoriquement indécidables. La pratique tranchera. Elle tranche toujours. Comme le rappelait Engels, the proof of the pudding is in the eating (Préface à l’édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1892). La preuve de la conflictualité politique est dans la solidarité.