Les kapos du vide

Les kapos du vide

 

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  • La personnalisation de l’activité politique entretenue par le grand barnum spectaculaire marchand  prend, en France, une forme exacerbée dans le cadre des institutions épuisées de la cinquième République. Les interviews délirantes d’Emmanuel Macron qui précédèrent son élection en 2017, ce mélange de narcissisme, de comparaisons historiques ou philosophiques ridicules (Bonaparte, Ricoeur), de volontarisme creux et de management dépolitisé ont contribué à renforcer ce qui prend aujourd’hui la forme d’un effondrement institutionnel.

 

  • Contrairement à certains adversaires déclarés du gouvernement actuel, nous ne valorisons ni la démocratie comme remède miracle, ni le recours à un homme providentiel. Nous n’accordons pas plus de crédit à une sorte de spontanéisme politique qui naîtrait des masses. Les figures « emblématiques du mouvement », soigneusement mises en avant par les diffuseurs hystériques d’images irréfléchies, si elles entretiennent le show quotidien de l’insignifiance, nous détournent de la revendication première du mouvement des gilets jaunes : mettre fin à la malversation institutionnelle. Ce n’est pas la démocratie qui est malade mais ce que deviennent nos institutions une fois perverties par des hommes qui utilisent la force publique au détriment de l’intérêt général.

Nous vivons une période de vacuité et de malversation institutionnelle inédite.

 

  • Ce tour de force est rendu possible par un effondrement à la fois intellectuel et moral. Effondrement intellectuel, à partir du moment où nous séparons la réflexion instruite de l’ordre politique, où la parole réfléchie est reléguée dans les limbes du spectacle, rendue invisible et marginale. Elle devrait être au contraire centrale. Que peut-on espérer politiquement quand on laisse la parole publique, car médiatique, à des individus incapables de construire un raisonnement probe et cohérent ? A des animateurs débiles, à des publicistes cyniques ? Effondrement moral, dans la mesure où l’indifférence à l’exigence de probité sous-tend un ordre de valeur renversé. Ce que l’on appelle aujourd’hui « débat d’idées » n’est le plus souvent qu’un jeu de défense positionnel. Pour preuve la démultiplication des anathèmes contre ceux qui font entendre une autre voix. Être du bon côté de la clôture symbolique, avec les « démocrates », les « progressistes », le reste n’aurait aucune espèce d’importance. Nullité de ces « fronts républicains » qui n’empêchent rien, bien au contraire. Profonde sottise de ces appels à la solidarité contre le mal ou la haine. Alibis pour ne pas penser, ne pas réfléchir, pour ne rien comprendre.

 

  • Nous sommes littéralement envahis, assiégés par une bêtise bêlante et sans vergogne qui contemple la taille des ronds qu’elle fait dans l’eau croupie de cette ploutocratie jingle. Les faiseurs de culture continuent leurs animations comme si de rien n’était, tempèrent l’existant en délirant une relation à la Grèce antique ou aux siècles des Lumières. Quand ce n’est pas aux années 30. Incapables d’évaluer la nature de leurs pratiques autistiques des idées hors sol, ils se pâment en croyant expliquer ce qu’ils n’arrivent même pas à entrevoir : l’ampleur du collapse en cours et la complicité sournoise des hommes et femmes au pouvoir.

 

  • Le problème n’est pas simplement Macron, un  catalyseur particulièrement puissant de la nausée collective, une sorte de vomitif pour ceux qui ont fait de la clique en marche la représentation de leurs difficultés à vivre mais l’absence de tenue, une forme inédite de n’importe quoi. Un mélange d’amateurisme, de morgue, de crasse improvisation, de suffisance et d’autoritarisme. Un vide répressif. Le problème n’est donc pas d’opposer, comme le faisait déjà Rosanvallon en 2004 (1) « la démocratie d’élection » aux « démocraties d’expression, d’implication et d’intervention », le déclin des anciennes formes (mesuré par le taux d’abstention) accompagnant le progrès des secondes mais de savoir s’il est encore possible de répondre institutionnellement à la montée de l’insignifiance.

 

L’insignifiance une fois montée se traduit par cette forme inédite de vacuité répressive.

 

  • Pour cela, nous devons abattre un postulat aujourd’hui indiscuté : tout part de l’économie et tout y retourne. La politique ne serait qu’une variable d’ajustement, la bonne pédagogie de l’économie. La malversation institutionnelle n’est pourtant pas d’ordre économique mais symbolique. Il s’agit d’une corruption de valeur, d’un affaiblissement dans la reconnaissance de la légitimité des gouvernants. Christophe Castaner, actuel ministre de l’intérieur, incapable de s’exprimer correctement en français, jouant au procureur devant l’assemblée nationale ou expliquant sur une chaîne de divertissement et de lobotomie à une pseudo-classe de CM2 comment bien utiliser le LBD40 ne peut susciter qu’un rejet sans nuance. Un exemple de malversation institutionnelle parmi d’autres. Quelle exemplarité demander aux citoyens avec de tels politiques ? Que peut-on encore exiger des citoyens quand les gouvernants sont à ce point médiocres ? Reste la répression, la pénalisation de la révolte et de la contestation, la mise en avant de pseudo valeurs pourtant trahies par ceux qui les portent, ces nouveaux kapos du vide.

 

(1) Pierre Rosanvallon, Le Monde, 19.06.2004

Aux pervers des démocraties de marché

Aux pervers des démocraties de marché

Foule haineuse dispersée

  • N’être plus que la grimace de ce monde. Un spectre dans la grande machine à lénifier. Une vilaine satire qui ne ménage ni la chèvre ni le chou. Rappelons que la critique n’a pas vocation à être un énième aggiornamento acceptable de la contestation, une de ces mises en spectacle de l’indignation qui ménage soigneusement le copinage dans un jeu de renvois de courtoisies, assez odieux avec l’âge je dois dire. Nous ne jouons pas le jeu, voilà le seul jeu qui puisse valoir encore. En cela, nous ressemblons bien à ces canailles de gilets jaunes, décidées, dans deux jours, dans deux mois, dans deux ans, en jaune ou en couleur de lune, à barbouiller salement le paradis proposé. Les bonnes âmes nous offrent un débat. Merci bien. Sans décourager personne, nous n’avons pas la gueule à ça.

 

  • Est bon ce qui résiste, c’est notre seul critère. Difficile à tenir par les temps. Rien au-delà des démocraties libérales, dites-vous ? Nous voilà donc au paradis. Mais la théologie n’a jamais été très loquace sur les occupations du ciel. Il se trouve que votre paradis, mesdames, messieurs les tempérés, nous emmerde. Je n’ai, entre autres exemples, aucune envie de participer à la formation science du numérique et polyvalence pour former des grappes de neuneus encore plus neuneus que les précédentes. Je n’ai aucune appétence à donner mon avis autour d’une table en plexi pressé par un speaker hystérique et une speakerine perverse. Je ne goûte pas l’idée de miauler en meute avec les chatons du spectacle. Mais il se trouve, et je ne suis pas le seul, que je veux vivre encore. A y réfléchir cette saine exigence est de moins en moins évidente à tenir en conservant aussi sa santé mentale.

 

  • On nous dit chagrins, méprisants, aigris et nostalgiques ? Je soutiens au contraire que nous sommes les derniers à pouvoir nous marrer encore. Certes, ce rire est parfois contrarié, oblique, en dedans, question d’intimité ; la diagonale du fou n’est pas exempte de rechute. Vous appelez information libre ce que nous nommons dressage. Sûrement jouissif, quand on ne peut plus jouir autrement, de voir à quel point les masses disciplinées peuvent rentrer dans le rang au premier coup de sifflet. Les pitreries en fiches d’un théâtreux de salons devant des parterres grisonnants vous tiennent lieu de débat et c’est à nous que vous osez proposer la camisole du fou ? Des pontifiants emperruqués vous sortent de vieux mythes dans des croisières philo et c’est à nous que vous posez l’entonnoir ? Mes bons amis, vous appelez pluralisme un marécage que je nomme étalement de bouses séchées. Les nuances dépendent de la nature des bouses, anecdotique quand on a les pieds dedans.

 

  • Vous peinez, cela commence à se voir, à sauver la diversité des apparences. Votre pluralisme chéri pourrit sur pieds. Curieusement, à court d’expédients pour vendre une énième sauce, le ton se durcit. Votre fine sensibilité aux nuances trouve ses limites naturelles quand il s’agit de ramener à la raison, la vôtre, ceux qui ne veulent plus patauger dans votre bourbier progressiste en silence. On vous entend même promettre du sang et des larmes à ceux qui ont tendance à dévier du droit chemin par un mauvais vote, une occupation sauvage de l’espace, une mauvaise gestuelle. Un œil par ici, un trauma par là, des broutilles quand il s’agit de ramener quelques brebis égarées dans le concert de louanges de leur servilité consentie. Car la fine fleur de l’avilissement ne consiste pas pour vous à soumettre mais à faire se soumettre les soumis entre eux en participant eux-mêmes à leur propre spoliation. Il me semble, sans trop me tromper, que cela correspond à une structure perverse. C’est dans Freud, lisez.

 

  • Quand la réalité dépasse la satire, autant dire quand la réalité s’évapore, avons-nous d’autres choix que de nous risquer tout entier. Ne pas jouer au philosophe, à l’intellectuel, au critique quand tout le monde joue à ce jeu-là. Court-circuiter ces insignifiants montages dans lesquels le goût pour le fake rencontre celui, plus français, des courbettes de salons. Quand le fake rencontre les précieuses ridicules, ce qui est à peu de choses près notre situation hexagonale, je doute qu’il reste d’autres choix que le grand refus. C’est ici que les choses deviennent réellement passionnantes et créatives, pour risquer un mot délavé par la com des nains de l’open space. C’est ici que l’on commence à mesurer la profondeur d’une grimace.

Pharmacie de garde à Bordeaux centre un mardi soir

Pharmacie de garde à Bordeaux centre

  • Déambulation nocturne hier soir à Bordeaux  en direction de la pharmacie de garde. Destination le quartier des Capucins au-dessus duquel, depuis des semaines, l’hélicoptère de la police nationale finit sa journée tous les samedi. La pharmacie, à quelques mètres du marché couvert, se situe à mi-chemin entre la place de la Victoire et le quartier de la gare. A la recherche d’un anti-douleur, nous prenons place dans une queue exclusivement masculine. Les effluves d’éthanol sont prégnantes.

 

  • Dans son bunker, toutes grilles fermées, un homme seul assure le service. Quelques mots sont échangés à travers un interstice mécanique susceptible de se refermer au moindre problème. Le contact est ténu. Un individu dans un manteau crasseux, très agité, traverse la rue en notre direction. Il veut s’acheter des médicaments et a besoin d’argent, vite. Après avoir récupéré quelques pièces jaunes, il éructe en direction du groupe des insanités et disparaît à l’angle du boulevard. Un jeune homme d’une vingtaine d’années lui répond brutalement : « ce con, il demande de l’argent et insulte les gens ! ce gros con ! »

 

  • Quelques minutes après, un autre homme descend d’un vélo de location, indifférent à la queue, sous l’œil réprobateur de l’homme qui me précède visiblement très agacé, il demande sans ménagement au pharmacien qu’il ne voit pas de lui donner du fil dentaire et un « stéri » (1) L’échange est bref mais violent. De toute évidence, les deux hommes se connaissent. Suite au refus, il restera là quelques minutes, comme prostré, abattu, avant de s’éloigner. Des hommes s’insultent à l’arrêt de bus de l’autre côté du boulevard. Mon ami va s’acheter une portion de frites pour tromper l’ennui. Il revient avec un paquet de frites molles et grasses achetées un euro et cinquante centimes. Les frites sont réellement infectes, ce qui ajoute au tableau général.

 

  • Entre temps, le jeune homme juste derrière moi, soudain beaucoup plus calme, me glisse deux euros et cinquante centimes dans la main. La pluie est fine. Il veut que je prenne un « stéri » et que je garde la monnaie pour service rendu. Alors que j’achète enfin l’anti-douleur et le kit d’injection, un homme très abîmé s’adresse au petit groupe. Il tient un blouson sur ses épaules avec les noms de diverses drogues inscrits au dos. Personne ne répond. Un mélange de pudeur, de honte et d’agacement traverse le groupe éphémère. Un tatouage « satisfaction » est nettement lisible sur son bras droit. L’odeur est forte. Une fois le « stéri » acheté, la monnaie rendue, nous prenons congé à deux roues de ce petit attroupement devant les grilles fermées de la pharmacie de garde un mardi soir à Bordeaux centre.

 

  • Ce Bordeaux n’est pas celui de la foire au vin, ce n’est pas non plus le Bordeaux du Bassin et des quartiers bourgeois. J’imagine qu’il doit faire honte à son maire. Vous ne le verrez pas dans les plaquettes promotionnelles de la « belle endormie » chic et fric, il ne vous sera pas conseillé par tripadvisor.fr. Ces hommes existent pourtant, ils ont une histoire, un passé, un présent éphémère, un futur incertain. Etre le président d’une nation, le maire d’une grande ville, c’est être aussi le président et le maire de cette réalité-là. Il y a peu, Alain Juppé s’en prenait verbalement, dans la rue, à une association de quartier qui distribuait des boissons chaudes place de la Victoire. Il accusait en pleine journée ces bénévoles de faire le jeu de la misère, d’entretenir une forme de parasitisme. Au fond, de salir l’image de sa ville.

 

  • Entendu samedi après-midi, à l’occasion du défilé hebdomadaire, une femme bien mise à son mari : « regarde, certains gilets jaunes ne sont vraiment pas bien habillés ». Une jeune fille d’une vingtaine d’années, proprette, à sa copine, une calculatrice déjà sous le bras : « ça doit coûter cher en assurance tout ça. » Une mère de famille rue Sainte-Catherine tirant sa fille de dix ans par le bras : « viens ma chérie, ils sont dangereux ». Nous pouvons, c’est une certitude, vivre dans une société parallèle, consommer des offres culturelles rassurantes et bien léchées, enrober le tout de spectacle imbécile et d’une information bas de gamme. Nous pouvons, c’est une certitude complémentaire, nous sentir encore du bon côté du boulevard, avoir une lecture économique lucide, ne pas tomber dans un misérabilisme qui ne sauve personne. Nous pouvons penser que le niveau de complexité de nos sociétés, les chocs culturels, la paupérisation urbaine interdisent de mettre en avant des solutions simplistes. Mais l’on peut aussi, affectivement, ne pas en rajouter. Conserver une forme de pudeur, s’abstenir de faire la leçon au « peuple » comme cette ordure d’éditocrate à écharpe. Mesurer  son propos, éviter d’ajouter à cette somme de fragilité une morgue de vainqueur bouffi de sottise. Il est toujours possible de s’abstenir.

 

  • Mais notre époque, à travers ceux et celles qui visiblement la représentent, ne s’abstient plus. Elle dégueule de prétention. Mon ami et moi-même, sur le retour, avions ce même sentiment triste, celui de vivre dans une société extrêmement fragile, toujours sur le point de se fissurer inexorablement. Si les politiques ont une responsabilité, c’est aussi celle-ci : faire en sorte que le monde ne se défasse pas complètement, qu’il reste aux hommes des droits fondamentaux, que la vérité économique des uns ne soit pas la misère sociale des autres. Je ne parle pas ici de bons sentiments mais d’affects sociaux, ces affects fondamentaux sans lesquels nous cessons imperceptiblement de nous conduire comme des êtres humains en face d’autres êtres humains. J’ose le dire, notre époque me fait honte. Il faudrait pouvoir faire en sorte que cette honte soit combative, qu’elle ne suscite ni le désarroi, ni le renoncement. Et ce n’est pas tous les jours faciles.

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(1) Stéribox, kit d’injection vendu un euro en pharmacie.

Les professeurs de la génération Jospin ne sont pas gilets jaunes

Les professeurs de la génération Jospin ne sont pas gilets jaunes

 

  • Une génération de professeurs politisés est aujourd’hui à la retraite. Formée dans les années soixante et soixante-dix aux pensées du soupçon, dans une forme d’irrévérence institutionnelle qui s’éteint, cette génération laisse derrière elle un immense vide. Ce vide, celui de ma génération (l’âge moyen dans l’éducation nationale est de 44 ans), est celui d’un pragmatisme désabusé, d’une adaptation résignée qui cherche individuellement les moyens de tirer son épingle d’un jeu qui laisse croire aux plus rusés qu’ils s’en sortiront toujours. Tous se feront tondre à la sortie mais l’espoir d’être plus malin que les autres est le nouvel opium du peuple.

 

  • Tiraillée entre une idéologie égalitariste et la conscience vécue d’un effondrement, cette génération oscille entre la petite morale et le désenchantement cynique. Principal acteur de son déclassement social et économique, parce que politique, elle est composée, pour une large part, des bons élèves de la massification scolaire des années 80. Une génération d’enseignants passés par les IUFM, ces usines à casser le génie disciplinaire, apparues en 1990 justement. Finie l’excellence du fond, bonjour la mise en forme. Le rapprochement des professeurs du primaire, du collège, du secondaire a accompagné l’unification du système scolaire, le collège unique et la massification de l’accès au baccalauréat, devenu une sorte de brevet bis. L’objectif ubuesque (aujourd’hui largement réalisé au prix de toutes les malversations intellectuelles) de 80 % de bacheliers supposait une orientation nouvelle, celle de l’accompagnement  plutôt que de la formation intellectuelle. La dévalorisation des filières techniques, la promotion ridicule car économiquement absurde des filières générales, se sont accompagnées d’une idéologie culturelle inclusive. Le gros ventre mou scolaire devait être capable de tout digérer, de tout avaler et de tout tamponner en bout de chaîne.

 

  • Cette nouvelle fonction sociale sera le facteur déterminant de la génération Jospin. Un mélange assez indigeste de social et de culturel qui substitua progressivement l’accompagnement à l’exigence. La mission des professeurs changea profondément. Il ne s’agissait plus essentiellement d’instruire des esprits mais d’accompagner la logique de massification scolaire. Cette dévalorisation symbolique du statut des professeurs (le terme « formateur » mis en avant dans les IUFM est exemplaire de cette tendance) modifia profondément la conscience politique que ces hommes et femmes devaient avoir d’eux-mêmes. Ils n’étaient plus des maîtres (en avaient-ils encore les moyens d’ailleurs ?) en rupture avec la médiocrité ambiante, des passeurs exigeants, mais les accompagnateurs  du grand lissage de masse. Principaux agents du consensus social, ils étaient désormais sommés d’accompagner le mouvement général, de le « border » (vocabulaire imbécile issu des « sciences » de l’éducation). Toute forme de clivage, de conflictualité, de critique radicale devait être exclue. L’exigence devenait, dans un renversement indiscutable, une valeur réactionnaire. Inclusion de l’autre, anti-racisme, accueil du différent, ces mots d’ordre, présentés comme émancipateurs, ont toujours eu pour fonction de réaliser fonctionnellement la grande unification de masse, quitte à substituer aux contenus d’enseignement des niaiseries.

 

  • Incapables de contester  l’impitoyable lessivage en cours, les professeurs de la génération Jospin furent les principaux acteurs de leur déclassement, les agents actifs de leurs humiliations. Incapables de remettre en question la massification sous couvert d’idéologie égalitariste, privés des moyens politiques d’une critique contraire à leurs nouvelles missions inclusives, cornaqués par des syndicats aussi mous qu’eux, ils devinrent cette masse de bonne conscience que nous connaissons aujourd’hui. Les moins dépressifs trouvent en dehors de leurs fameuses « missions pédagogiques », loin de cette école de la dixième chance, de quoi tenir encore debout.

 

  • C’est ici que le lien doit être fait avec la révolte des gilets jaunes. Affronter, se battre politiquement, prendre des risques, défier une autorité qui les infantilise depuis des décennies, autant de réactions saines devenues incongrues pour une majorité de ces zombies à échelons. Plutôt faire jouer, pour sauver sa fausse bonne conscience, les vieux réflexes de la gauche vaguement morale (cela fait longtemps qu’une certaine « morale de gauche » accompagne le sauve qui peut individualiste dépolitisé) en qualifiant de loin ce mouvement de réactionnaire, de fasciste, d’extrémiste, de brun-rouge etc. – un mouvement qui rappelle à ces professeurs à quel point ils ont déserté, par lâcheté et conformisme, l’espace politique.

 

  • Macronisée malgré elle, la génération Jospin se trouve tiraillée entre son déclassement social et économique et son incapacité structurelle à se penser politiquement dans une conflictualité réelle.  On n’accompagne pas pendant des décennies le gros lombric égalitariste de la masse médiocre avec zèle et dévotion sans en payer le prix en terme d’affaiblissement de la volonté de combat. Les gilets jaunes sont pour ces hommes et femmes un mauvais rêve qui les place dans une situation intenable. Ne pas prêter l’oreille à ce qui se passe en France aujourd’hui dans la rue revient à signer l’acte de capitulation définitive. Après tout, qu’ils fassent docilement ce qu’on leur demande puisqu’ils n’ont plus la force de se battre contre. Ils méritent certainement de n’être plus que les VRP de leurs enseignements pour sauver leurs salaires effrités en flattant la pâte scolaire loin des « extrêmes ». C’est aussi pour cette raison qu’ils ne mettront pas un gilet jaune.

 

Le gilet jaune en singe

Le gilet jaune en singe

  • Samedi après-midi, dans la rue de la consommation par excellence, la rue Sainte-Catherine à Bordeaux, entre la place de la comédie et la place de la victoire, le défilé a pris une étrange allure. Au centre de la rue, des hommes et des femmes en jaune en train d’interpeller tous ceux qui les regardent comme des bêtes curieuses sur les côtés. Un slogan : « Rejoignez nous, ne nous regardez pas ». Sur les côtés, de part et d’autre de la rue, les badauds filment les manifestants. Le ténia fluorescent perturbe l’ordre de la consommation et offre aux passants le spectacle improbable d’une contestation politique à l’heure du péristaltisme mou de la conso somnambulique. Les commerces baissent leurs vitrines, un apeurement loufoque se donne lui aussi en spectacle derrière les grilles. Qui est au zoo ? Qu’est-ce qu’enfiler un gilet jaune dans un contexte où la pulsion scopique domine toutes les autres ?

 

  • Accepter le stigmate. Se présenter volontairement aux autres comme un « perdant » dans une société de « gagnants ». Pour une majorité d’entre eux, les spectateurs sur le côté, sourires aux lèvres, portable à la main, ne sont pas mieux lotis que ceux qui défilent. Une manifestante à gilet, plus excitée que les autres, adresse un « vous êtes ridicule » à une femme qui l’a filme, saute sur place, la filme en train de filmer, imite un singe en cage. Ionesco n’est jamais très loin.

 

  • Le tour de force des Macron and co est d’escamoter les conditions réelles d’existence au profit d’un ordre fantasmatique de réussite ou d’échec. Quand un président de la République peut affirmer, dans un tel contexte, soliloque devant un parterre de maires, que « la mise en capacité de chacun est une part de la solution pour lui-même » (1), le port d’un gilet jaune s’apparente à une mise en incapacité provocante. Dans une société où il est de plus en plus difficile de se situer, enfiler un gilet jaune revient à dire : « je suis là les amis. Excusez ce peu que je suis mais je suis ce peu ». L’exact opposé du fantasme irréaliste de se croire libre dans un état d’aliénation consommé. L’expression d’une prise de conscience individuelle qui permet à des catégories socio-professionnelles de marcher ensemble sans contradiction.

 

  • Les chroniqueurs sans idées mettent en avant le caractère disparate de ces marches mais omettent, par sottise et impuissance imaginaire, de préciser l’acte commun de conscience qui consiste à accepter, dans l’espace public, une forme d’échec. Les slogans sexualisés ici sont symptomatiques : « tu ne nous baiseras plus Macron ». Encore faut-il reconnaître s’être fait « baiser » au moins une fois dans le dit jargon. A côté du courage réel, accepter d’endosser ce qui peut être visé par « les armes administratives » (Nunez, Castaner), le courage symbolique de s’énoncer sur une modalité négative est évident. Rappel, au milieu des consommateurs étonnés, de l’ordre du travail dans une société qui le refoule. Les badauds de la rue Sainte-Catherine travaillent aussi mais d’un travail à ce point frappé d’indignité qu’il est préférable de le cacher. Plutôt s’afficher, sourire narquois aux lèvres, avec des gros sacs de courses un jour de soldes pour feindre d’en être.

 

  • Suis-je légitime en enfilant le fameux gilet ? Ceux qui ne se posent pas la question sont aussi ceux qui posent le plus de problèmes à l’ordre des simulacres. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas aussi consommateurs. Cette grille de lecture exclusive (la revendication d’un droit à consommer) arrange les pseudo analystes divertisseurs de la déréalisation ambiante. Si la contestation des gilets jaunes est une contestation de consommateurs, que demande le peuple ? Plus profondément, comme en témoigne cette saynète du zoo humain, le gilet jaune en singe renvoie le négatif à cette société des « gagnants » (qui n’est d’ailleurs plus une société mais un modèle d’individualisation de la réussite).   Il lui rappelle que nous sommes tous situés dans une société déterminée, que l’on ne flotte pas, que le fake de la « startup nation » a duré.

Le gilet jaune en singe est un situationniste qui refuse de se laisser dériver au gré des simulacres de réussite des nouveaux maîtres du temps.

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Macron, Souillac, 18/01/19. Insondable comique circulaire de cette formule.

Lacrymocratie et légitimité

Lacrymocratie et légitimité

(Bordeaux, Pey Berland, 19 janvier 2019, 17H30)

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  • Imaginez un professeur, de philosophie par exemple, qui face à une classe agitée, dûment équipé d’un masque à gaz et de quelques grenades, l’enfume à défaut de pouvoir l’enfumer. Ce professeur voudrait par exemple imposer ses idées à tous, reléguer les avis contraires aux extrémités de la classe, au nom de la République bien sûr. Un petit groupe d’élèves, les moins endormis, ont compris depuis la première heure que ce faux nez de la philosophie, ce professeur autoritaire et mégalomane, n’aspirait qu’à faire valoir ses références en rejetant toute critique. Incapable de se remettre en question, de comprendre l’origine du problème, le voilà qui use désormais de la force contre le groupe réfractaire. Lui seul est légitime. Flattant les plus dociles à grands coups de bonnes notes, valorisant les plus serviles, ceux qui recopient sa prose dogmatique à la virgule près, il n’hésite pas à exercer toutes sortes de chantages. Acculé par l’incontrôlable brouhaha, il décide enfin de ne plus s’adresser qu’aux délégués de classe après avoir collé les autres le samedi.

 

  • Derrière l’image, une question simple : peut-on gouverner un pays avec des grenades lacrymogènes ? Combien de professeurs  aimeraient pouvoir se dispenser de s’adresser à une partie de leur auditoire, faire passer en douce leur potage sans avoir trop de comptes à rendre. Isoler en somme une partie de la classe, mieux, ne s’adresser qu’à ses dociles représentants. Autrement plus sérieusement qu’en lisant des livres dans les ambiances feutrées des bibliothèques, là où déranger l’autre est une inconvenance, j’ai compris progressivement ce qu’était le politique dans les classes de la République. Trop autoritaire à mes débuts, trop séducteur ensuite, il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que ces deux ressorts de la domination, très proches au demeurant (on est souvent autoritaire avec ceux que l’on ne peut séduire) ne valaient rien sans la preuve effective d’une légitimité.

 

  • C’est ici évidemment que les problèmes commencent. En tant que fonctionnaire de l’Etat français, le professeur peut faire jouer une sorte de légitimité abstraite, celle de l’Etat justement, celle derrière laquelle se cache aujourd’hui Emmanuel Macron. Elle peut se réduire très simplement à ceci : vos gueules, je suis agrégé de philosophie ; écrasez, je suis élu au suffrage universel. Pour le reste, heures de colles et grenades lacrymogènes, forcément légitimes.

 

  • A la différence de Frédéric Lordon, je ne pense pas que la légitimité soit une aporie. Pour lui, « si nous consentons aux verdicts de l’Etat, c’est parce qu’en plus d’être « légal » il est « légitime » ». Thèse classique à réfuter selon lui car celle-ci nous renverrait à « une qualité occulte ». Qui peut dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas ? L’accord à l’unanimité ? Impossible. A la majorité absolue, relative ? Pour quelle raison une quelconque majorité serait-elle plus légitime qu’une minorité ? Le nombre ? Critère qui peut justifier tous les despotismes. « L’ancrage par la valeur morale. Mais chacun a les siennes ». Sans un critère de légitimité, il ne resterait que les effets de puissance. La déférence que nous avons vis-à-vis de l’Etat ne serait donc pas liée à une quelconque légitimité mais à un strict rapport de puissance à puissance. Ce rapport renvoie, en définitive, à la question des affects, au pouvoir d’affecter. Il serait donc vain et illusoire de mettre en avant la légitimité quand nous n’avons affaire qu’à des rapports de puissance affective. « Ainsi, conclut Lordon, les institutions en général, l’Etat en particulier, ne règnent sur leurs sujets que par l’effet d’un certain rapport de puissance ». (1)

 

  • La séduction est une puissance d’affecter, la menace autoritaire aussi. Emmanuel Macron est un grand pourvoyeur d’affects, il n’est même que cela. Se passer de la notion de légitimité, c’est se condamner à ne plus avoir affaire qu’à des types d’affects quand il s’agit de comprendre comment s’y prendre pour que les institutions ne fassent pas que « régner sur les sujets ». Nous ne pouvons comprendre cela en faisant l’économie d’une réflexion sur le fondement de la légitimité, question essentielle pour un professeur ou un élu de la République.

La seule preuve effective de cette légitimité me paraît être l’exemplarité de l’exigence envers soi-même.

 

  • C’est cela qu’un Etat républicain (la notion d’Etat manipulée par Frédéric Lordon ici est bien trop floue) doit à ses sujets si elle ne veut pas simplement régner sur eux. C’est cela qu’un professeur doit à ses élèves, qu’une administration doit à ses administrés, que la fonction publique doit à ses contribuables, que les élus de la République doivent à leurs citoyens, qu’un président de la République doit à la République. Sans cela, il ne reste rien que des affects justement, de soumission ou de violence, d’abrutissement ou d’insurrection. La lacrymocratie est pourvoyeuse d’affects non de légitimité. Elle signe l’échec de la République à faire valoir un ordre juste. Aux yeux des manifestants en gilets jaunes et d’une majorité de ceux qui les soutiennent, le baratin ne saurait être pourvoyeur de légitimité et le grand débat national est une dépendance du baratin quand ce n’est pas une mise en scène grotesque de l’ego bouffi d’un homme. Un nombre significatif de citoyens français se mettent à demander des comptes à un ordre qui ne repose plus que sur le règne des affects. Opposer un type d’affect à un autre, c’est donc se condamner à ne plus jamais sortir la tête du gaz.

 

  • Ressentiment, haine, rancœur, jalousie, la liste des affects est longue pour disqualifier un mouvement qui n’en veut plus. Les hommes et les femmes qui ne peuvent pas faire la preuve d’une exemplarité cherchent alors à rabattre la contestation politique sur les affects, dans une zone opaque où toutes les divagations sont possibles. Pour qu’une telle opération fonctionne, il est nécessaire que tout un peuple soit dressé au partage des affects plutôt qu’à celui de la raison. Le bouffon malin Hanouna (entre autres), avec ses cœurs et ses régressions de débile mental, participe pleinement de ce dressage. Il faut croire que cette entreprise massive d’affectivisation du politique trouve aujourd’hui ses limites.

Soit nous reposons la question de la légitimité dans son cadre institutionnel, soit la République ne sera plus qu’un logo aux mains des faiseurs d’affects, les enfumeurs de la lacrymocratie.

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Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Editions Seuil, 2016, Les apories de la « légitimité ».

Réponse à la lettre du président Emmanuel Macron

Réponse à la lettre du président Emmanuel Macron

« Pour moi, il n’y a pas de questions interdites. Nous ne serons pas d’accord sur tout, c’est normal, c’est la démocratie. Mais au moins montrerons-nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre. »

Emmanuel Macron, Président de la république, le 13 janvier 2019.

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  • Où en sommes-nous ? Depuis deux mois, tous les samedi, des dizaines de milliers de français enfilent un gilet jaune et défilent dans la rue. Ils continueront samedi prochain. Ce mouvement populaire n’a pas de précédent dans l’histoire récente, le soutien qu’il reçoit est massif, les problèmes qu’il pose fondamentaux.  Ce soir, après lecture de cette lettre aux français, nous savons pourtant que ce mouvement finira mal. La raison est simple :

la gravité de ce qui est en train de se passer en France échappe totalement aux dirigeants de ce pays.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, en pleine journée, des centres-villes, des places publiques, des ruelles bondées, des lieux de passage sont aspergés de gaz lacrymogène pendant des heures. Des grenades sont lancées, de violentes détonations retentissent, des groupes de policiers équipés d’armes « semi-létales » arpentent les rues en courant, des cars de CRS se massent ici ou là, bloquent des quartiers entiers. Tout cela au milieu d’une foule hagarde.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des citoyens français se retrouvent mutilés, gravement blessés dans des ruelles commerçantes transformées en zone de guérillas urbaines. Certains perdent un œil, une main, d’autres auront des séquelles pendant des mois, d’autres encore à vie. Des balafres au visage, des plaies de guerre aux jambes, à la tête. Hier encore, un jeune homme de quinze ans, équipé d’un sac de courses, recevait au visage un tir de flashball. Six heures d’opération, la mâchoire en bouillie, des cicatrices à vie. Au mauvais endroit, au mauvais moment.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des fonctionnaires de police sont pris à partie, caillassés, sommés de gérer l’ingérable, de canaliser des fins de manifestations compliquées, dans des conditions souvent périlleuses, au milieu de la population. Ils obéissent à des ordres et doivent y répondre tout en étant priés de ne pas trop compter les heures supplémentaires. Pour une écrasante majorité d’entre eux, ces hommes et ces femmes n’éprouvent aucun plaisir à être là tous les week-ends en face d’une situation inextricable. Les exactions manifestes d’une minorité d’entre eux les accusent tous. Ils doivent aussi faire face à l’indignité morale.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des journalistes de terrain, souvent mal payés, aux emplois précaires, sont pris à partie par des individus excédés. Certains sont molestés publiquement obligés de fuir, de se cacher, de dissimuler les logos de leurs caméras. Les images qu’ils prennent sont pourtant prises cent fois, les téléphones portables sont partout. Certains prennent des risques, reçoivent des grenades dans les jambes ou subissent des violences verbales de la part des forces de l’ordre. Ils ne sont pas sur les plateaux de télévision des cuistres poudrés, ils n’écrivent pas non plus les éditos de la presse quotidienne ou hebdomadaire mais ils deviennent « le système ».

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des bénévoles prennent des risques pour soigner les blessés. Casqués, en blanc, ils n’échappent ni aux gaz ni aux grenades. Ils extraient, parfois difficilement, des individus choqués, le visage en sang, pratiquent les premiers soins, s’enquièrent de l’état de santé des personnes à défaut d’une autre forme d’assistance, celle des fonctionnaires de l’Etat, pourtant encadrée par la loi.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des dégradations urbaines, des poubelles brûlées, des vitrines brisées. Qui ne se préoccupe pas de l’endroit où il a laissé son scooter ou son vélo ? Les transports en commun sont perturbés, arrêtés. Certains commerces baissent leur rideau à 17 heures, d’autres ferment toute l’après-midi.

En réponse à cette situation catastrophique, les français auront donc droit à une lettre les invitant à participer à un « débat ».

 

  • A quel point d’effondrement du politique en est-on arrivé pour croire qu’une telle situation pourra se régler de la sorte, avec un débat ? Les raisons qui ont conduit à cette situation inédite sont les mêmes qui conduiront à rejeter massivement cette lettre du président de la République. De quel degré de cynisme ou de naïveté faut-il être habité pour croire qu’une telle sauce peut éteindre un tel feu ?

 

  • On me dira que les hommes de bonne volonté veulent l’apaisement et qu’une telle réponse à la lettre du président de la République est le contraire d’un apaisement, plutôt une invitation à la poursuite irresponsable de cette situation dramatique. Disons que ce sera ma participation au débat national, ma contribution puisque, paraît-il, toutes sont bonnes à prendre.

 

  • Etant entendu « qu’il n’y a pas de question interdite », voici donc les miennes. Pourquoi, en face d’une responsabilité historique, un président de la République élu au suffrage universel dans une soi-disant grande démocratie européenne est incapable d’être à la hauteur ? Comment se fait-il que notre système politique, celui qui promeut les dirigeants de notre pays, accouche d’une telle faiblesse ? Combien de temps encore allons-nous supporter des institutions, celles de la cinquième République, capables de concentrer un tel pouvoir dans d’aussi petites mains ?

 

  • Il n’y a pas lieu de faire le malin ou quelques bons mots sur cette lettre quand la tristesse domine, celle de voir un grand pays sombrer dans une telle médiocrité. Nous payons aujourd’hui très chère une forme de démission collective. Emmanuel Macron signe cette lettre mais nous en sommes tous les co-auteurs. Cette médiocrité est aussi la nôtre individuellement. Que s’est-il passé en France pour que nous en soyons là, à lire cette prose irréelle, ce tract de campagne électorale, dans une telle situation historique ?

 

  • Il n’est que temps de se ressaisir  politiquement, de réfléchir à qui nous accordons nos suffrages et pourquoi, de retrouver une exigence intellectuelle, une forme de probité républicaine quand il s’agit de penser le bien commun. Aucun homme politique ne peut le faire à la place des citoyens. Aucun.

Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

(Le déni, sculpture par Karine Krynicki)

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  • Le problème de fond, et l’intervention martiale du premier ministre Edouard Philippe hier soir à la télévision (7 janvier 2019) ne fait que le confirmer une fois encore, reste la disparition du politique. Nous savons pourtant que la fameuse équation sociale n’est pas simplement difficile à résoudre parce que l’équilibre à trouver entre toutes les composantes du corps social est forcément instable mais parce qu’il ne s’agit justement pas d’une équation mais d’un rapport politique.

 

  • Ce qui est affligeant, outre le mépris et l’indifférence pour un mouvement politique sans précédent dans l’histoire française récente, c’est de voir un premier ministre se refuser à tout rapport politique avec les citoyens, comme si les citoyens justement n’avaient pas droit au politique. L’aboutissement dramatique d’une logique que nous connaissons parfaitement pour l’avoir observé depuis des années.

 

Il ne saurait y avoir de rapports politiques sans confrontation et de confrontation sans considération d’une adversité réelle.

 

  • Le mouvement des gilets jaunes est avant tout une lutte pour faire reconnaître au pouvoir qu’il y a un mouvement politique quand celui-ci lui dénie toute forme d’existence. La stratégie du pouvoir (s’agit-il d’ailleurs encore d’une stratégie ou d’une incapacité mentale ?) est un déni du politique, une négation pure et simple de la reconnaissance d’une conflictualité réelle. Au sens strict, pour Edouard Philippe et le gouvernement français, le conflit politique ne doit pas exister. « Une démocratie digne de ce nom doit reconnaître l’inéluctabilité de l’antagonisme afin d’instituer les médiations qui transforment les ennemis en adversaires. »(1) Aux antipodes de cette transformation, la criminalisation de l’antagonisme nous conduira rapidement au pire.

 

  • Cela fait des décennies que nous assistons à une marginalisation de ceux et celles, artistes, écrivains, savants, qui mènent un combat effectif contre la violence symbolique aux conséquences bien réelles. La mise à l’écart de la conflictualité politique dans le champ intellectuel en est la meilleure preuve. Ne reste en définitive que des animateurs culturels qui prennent bien soin de ne pas se mouiller quand les questions politiques sérieuses sont en jeu, quand il faut nommer, désigner, combattre. Pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu, les « instruments de défense et de critique contre toutes les formes de pouvoir symbolique qui ont connu un formidable développement, tant dans l’univers économique que dans le monde politique » (2) existent. Ce sont les espaces de promotion de ces instruments de défense et de critique qui disparaissent. De ce point de vue, Internet, comme l’avait d’ailleurs parfaitement entrevu Pierre Bourdieu à la fin de sa vie, concentre aujourd’hui l’essentiel de cette résistance. Lieu de tous les spontanéismes, ce nouvel espace fut pourtant massivement investi par les logiques de dépolitisation. Combien d’intellectuels serviles, toujours à la recherche d’une promotion dans les lieux médiatiques de plus grande visibilité, pour mettre en avant l’impossibilité de voir émerger de ce nouvel espace autre chose que l’expression d’une haine, d’une hostilité destructrice.

 

  • Le politique n’existe pas sans combat et nous ne voulons plus combattre. Mais qui est ce nous ? Ceux et celles qui se contentent de voir le monde administré du point de vue de l’ordre, c’est-à-dire de la police. Mais quelle police ? « Le dernier mot à la crise doit être politique, issu du dialogue et de la concertation. Ce n’est pas un match Police – GiletsJaunes. » Cette phrase du CSPN (Commissaires Police Nationale) n’est pas prononcée par un des fameux politiques-experts mais par des citoyens qui ont, dans la cité, une fonction de police. Ils se retournent vers les politiques (qui n’en sont plus) seuls capables de donner corps à une conflictualité qui ne peut se résoudre dans un « match Police – Gilets Jaunes » commenté, tel un journaliste sportif, par le premier ministre français quand il ne parle exclusivement que des gilets jaunes « hooligans ».

 

  • Le constat est implacable. Ce qui reste de politique en France est en train, de reculs en reculs et de lois en lois, d’être criminalisé. Tout ce qui pourra créer demain de la conflictualité sans jouer le jeu de l’insignifiant spectacle dépolitisé aux mains des animateurs culturels (leur différence étant bien souvent qu’une question de goût et d’habitus de classe) sera traqué ou marginalisé. Nié. Cela n’existe pas. Cette analyse même existe à peine, pour quelques lecteurs eux-mêmes marginaux. Ne pas hurler avec la meute, critiquer sans reste la stratégie d’exclusion des « extrêmes », l’instrumentalisation de la mauvaise rhétorique « brun-rouge », tout cela ne peut pas exister, ne doit pas exister. Dénoncer la dépolitisation des écoles de formation, le triomphe du management le plus abrutissant, la vacuité de discours supposés républicains, autant de mauvaises manies qui ne peuvent que « jeter de l’huile sur le feu » contre la « volonté d’apaisement » et le « retour à l’ordre ».

 

  • Faute de trouver des interlocuteurs sérieux, l’affrontement ne peut que se durcir.  C’est ce que vise toujours un gouvernement qui cherche à imposer à tous un ordre dépolitisé du monde. La crise dramatique que nous vivons est pourtant essentielle à comprendre. On ne peut pas décemment gloser sur le politique, le philosophique ou la culture sans interroger la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons et pensons. Il en va de la responsabilité de ceux qui ont le temps (à condition de dormir peu) et les moyens de rendre intelligible une lutte fondamentale pour la démocratie française. Pour des raisons de justice sociale, évidemment, mais aussi, et fondamentalement, pour savoir dans quelle société nous voulons vivre demain. Nous, nos enfants et ceux qui croient encore aux valeurs de la République française.

 

L’affligeant discours martial du premier ministre Edouard Philippe, ce déni de la conflictualité politique, est une honte politique et ne laisse évidemment rien présager de bon pour la suite.

 

(1) Matthias Roux, J’ai demandé un rapport, Paris, Flammarion, 2011.

(2) Pierre Bourdieu, Conférence donnée à l’Institut français de Berlin, 2 octobre 1992.

Les arrivistes

Les arrivistes

 

 

  • Ils sont sûr vos écrans et certains sont ministres
  • La plupart  diplômés, ils bousillent l’Etat
  • Faut croire qu’à l’ENA, cela ne pense pas
  • Les arrivistes

 

  • Ils ont tout ramassé
  • Des primes et des cachets
  • Ils ont sucé si fort
  • Qu’ils susurrent encore
  • Aux oreilles des puissants
  • Qui font verser le sang
  • De ces hommes qu’ils trahissent
  • derrière leur police

 

  • Ils sont sûr vos écrans et certains sont ministres
  • La plupart des merdeux au service de l’argent
  • Tous les jours acclamés par les plus gros faisans
  • Les arrivistes

 

  • Ils mentent cent dix fois
  • Pour que dale et pour quoi ?
  • Moins il y a de valeur
  • Plus ils vous feront peur
  • Cyniques, petits et vils
  • Mais des armes qui mutilent
  • Ils ont trahi si fort
  • Qu’ils trahiront encore

 

  • Ils sont sûr vos écrans et certains sont ministres
  • Ils se disent démocrates mais insultent les gens
  • Toujours moins de vertu, toujours plus d’entregent
  • Les arrivistes

 

  • Ils n’ont pas de drapeau
  • C’est bon pour les fachos
  • Vous parlent liberté
  • mais vous veulent enchaînés
  • Vous prennent pour des cons
  • Entre deux élections
  • Vous trahiront demain
  • Toujours au nom du bien

 

  • Ils sont sûr vos écrans et certains sont ministres
  • La révolte a sonné contre ces malfaisants
  • Derrière leur sourire ce sont les vrais violents
  • Les arrivistes

(Sur la musique Les anarchistes, Léo Ferré)

 

 

LBD40, l’arme démocratique

LBD40, l’arme démocratique

Cadeau de Noël reçu rue Beaubadat, 29 décembre, Bordeaux. Pas d’emballage. 

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  • Ce bout de plastique, reçu dans le pied droit sans dommage vers 18h rue Beaubadat, sera donc la 17eme pièce du jeu de la présidence Macron. De semaines en semaines, nous avons pu voir, à Bordeaux en particulier, l’évolution des logiques de maintien de l’ordre ou logiques répressives selon que l’on se trouve derrière l’écran ou dans la rue. En milieu d’après-midi, une grenade assourdissante explosa à hauteur d’homme rue Sainte-Catherine au milieu d’une foule compacte et bigarrée. Aucune dégradation dans la rue mais une volonté évidente, en pleine journée, d’instaurer un climat de peur généralisée. Quelques minutes après, une voiture du samu cherchait à se frayer un passage pour atteindre le lieu de l’explosion. Les manifestants furent initialement repoussés, depuis la place de la Comédie, dans cette rue très commerçante du centre-ville.

 

  • Grenade assourdissante, gaz lacrymogène mais surtout flashball ou LBD40 dans le jargon technique. La logique est simple mais violemment efficace. Des groupes d’une quinzaine d’hommes équipés et rompus à l’exercice, après avoir lancé des gaz, tirent dans le tas et dans le dos des manifestants qui cherchent à fuir. Une course poursuite eut ainsi lieu, en fin d’après-midi, entre la Place Pey Berland et le cours de l’intendance dans des rues noires de monde. L’escouade partie de la place remonta dans des petites rues (rue du père Louis de Jabrun, rue des trois conils, rue Beaubadat, rue Poquelin-Molière, rue de Grassi) en tirant parfois dans une foule indifféremment composée de passants, de gilets jaunes,  d’enfants, de personnes âgées, de badauds stupéfaits. Tous se mettaient à courir au milieu du gaz ou cherchaient à se cacher dans des commerces.  Les escouades avancent rapidement tout en tirant avec cette arme dont l’usage semble s’être totalement banalisé en quelques semaines.

 

  • Il est évident que cette logique de peur n’a qu’une seule fonction : dissuader à terme toute forme de manifestation politique. Qui n’est pas conscient aujourd’hui qu’en allant manifester avec ou sans gilet jaune il risque d’être visé par cette arme ? Qui ignore les dégâts que cette arme peut occasionner quand la tête est prise pour cible ? Qui oubliera enfin les visages mutilés d’homme ou de femme qui ont eu la malchance de se trouver sur la trajectoire du projectile que j’ai actuellement dans la main sur la photographie ci-dessus ? Pour recevoir un tel projectile, contrairement à ce que pensent les normopathes conformes, vous n’aurez nul besoin de démonter du mobilier urbain ou de brûler des poubelles. Le simple fait de suivre des manifestants qui chantent peut vous valoir, au coin d’une rue, un tir de LBD40 dans la tête.

 

  • Pour ceux qui ne sont pas concernés par la question politique, les adaptés, les mieux lotis ou les amis de la liberté de pouvoir consommer tranquillement, la question de l’usage massif de cette nouvelle arme ne fait pas problème. Après tout, pour ne pas recevoir le projectile en question, il suffit de ne pas manifester, de ranger son gilet jaune et d’attendre les prochains débats sur les chaînes de l’euthanasie mentale. C’est donc à eux qu’il faudra s’adresser. L’indifférence à ces nouvelles stratégies de dissuasion vaut acceptation d’un nouvel usage de la police. Que cela soit dit et reconnu. Dans ces rues de Bordeaux, nous n’étions pas simplement des manifestants mais des coupables. Coupables d’occuper l’espace public pour autre chose que de la consommation somnambulique et souvent très inutile. Coupables de répondre par l’irrévérence à un système de promotion médiatique ayant construit de toute pièce un candidat sans expérience politique, intellectuellement bidon mais promu philosophe par la grâce des imbéciles. Coupables surtout de replacer la question politique au cœur de la cité.

 

  • Au milieu des gaz, en entendant les cliquetis des tirs de LBD40, le souffle du projectile, l’indifférence n’est plus de mise. Il va de soi qu’avec l’usage de cette arme, la généralisation des voltigeurs à moto et des escouades lancées dans des rues bondées, le terme bavure disparaîtra très vite du champ lexical. Après tout, la victime d’une bavure policière est-elle une vraie victime ? Que faisait-elle là au milieu de ces manifestants dont certains, les plus excités, brûlent des poubelles sur la voirie ? N’avait-elle pas mieux à faire ? Il est certain que nous assistons déjà à une forme de criminalisation de la contestation politique. Cette arme, à mi-chemin entre la matraque et le fusil d’assaut semble correspondre à l’état actuel de nos démocraties : très violente mais en même temps statistiquement non létale (1).

 

Que demande le peuple, voilà une arme démocratique.

 

  • Dissuader sans tuer, mutiler sans prendre le risque mortel d’un soulèvement définitivement incontrôlable, telle est l’option choisie. Demain, cette arme sera présente partout : des manifestations de lycéens aux mouvements étudiants, des contestations locales aux blocages ponctuels, tout un chacun pourra avoir droit à son tir de flashball dans le dos en toute impunité. Il est certain qu’un pouvoir politique qui augmente financièrement ses fonctionnaires de police par opportunisme en laissant croupir ses fonctionnaires de soins et d’éducation dans des conditions d’exercice parfois insupportables, qui n’a aucun sens de l’intérêt général et qui gaze aveuglément pour terroriser l’ensemble du corps social n’a pas droit au respect qu’il réclame et qu’il ne peut aujourd’hui obtenir qu’en usant de son arme démocratique contre les citoyens français.

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(1) Un jeune homme de 22 ans est actuellement aux urgences à Nantes dans état critique après avoir reçu un de ces projectiles derrière la tête.