Philosophie, le bac de la honte et de la résignation

Philosophie,

le bac de la honte et de la résignation

  • Nous serions donc prêts, professeurs de philosophie dans le secondaire, à corriger une épreuve disciplinaire rendue facultative par le ministre de l’Education nationale tout en participant à l’évaluation d’un soi-disant « grand oral » qui n’a rien de grand. Mesurons-nous la nature de ce renoncement qui fera date ? Allons-nous sans réagir participer à cette inversion de la hiérarchie des normes entre ce qu’il reste du sérieux à l’écrit, le peu qu’il reste, et le grand baratin de l’oralité sans contenu disciplinaire ? Sommes-nous à ce point résignés que nous accepterions l’anéantissement de l’épreuve disciplinaire en même temps que la promotion du grand n’importe quoi ? Avons-nous bien conscience de ce que cela augure pour les années à venir ? J’ai de sérieux doutes.

 

  • En 2019 nous avons, certains collègues ont mené, une grève inédite de rétention des notes du baccalauréat contre la réforme Blanquer-Mathiot, catastrophique pour notre discipline. Catastrophique sur les postes, les services, les contenus, nos conditions de travail. La fin de la série littéraire, un des objectifs de cette réforme, s’inscrivait dans un plan social plus large de réduction des effectifs et d’augmentation du nombre de classes par professeur. Le 7 novembre 2018, nous nous étions retrouvés à l’Université de Bordeaux Montaigne pour dénoncer les conséquences évidentes de cette réforme, en premier lieu la séduction et le clientélisme, la mise en concurrence des disciplines, la relégation de l’épreuve de philosophie, isolée en fin d’année, la fin définitive du baccalauréat national.

 

  • Nous sommes en 2021 et la disparition est, au fond, déjà actée. Si les conditions furent exceptionnelles cette année, rien ne justifiait de rendre cette épreuve facultative. Pire, de la transformer en une sorte de « bonus » (un mot qui a fait son apparition avec la réforme Blanquer-Mathiot et qui s’inscrit dans la logique de l’école capitaliste-assurantielle). Pendant ce temps, les professeurs de philosophie, au lieu d’évaluer les élèves sur des textes, sur des contenus, devront noter des performances oratoires à partir de grilles imbéciles, juger de la pertinence du parcours scolaire et de l’orientation, du projet professionnel sur le modèle des entretiens d’embauche. La crise sanitaire n’a fait que précipiter cette transformation majeure de notre rôle et de notre mission dans l’Education nationale.

 

  • Nous ne sommes plus en 2003. Il restait encore quelques universitaires pour soutenir les professeurs du secondaire. 15 ans après, les communicants ont pris le relais, les sciences po, les ESSEC, Kedge pourquoi pas, tous ces gens qui ne jurent que par la soumission à des techniques dont ils seraient les experts proclamés médiatiquement. Le tout nimbé de neurosciences, de classes apprenantes, inversées, téléguidées à distance, dans ton téléphone, par toutes sortes de dispositifs aussi crétins les uns que les autres. Car il est peut-être bon de nommer la connerie et sa violence au lieu de son énonciation et d’arrêter de croire que ce qui nous marche dessus est doté d’une quelconque bonne intention. C’est faux et nous le savons tous.

 

  • Le seul horizon est la libéralisation du marché de l’éducation, ce grand marché dans lequel 1 euro investi rapporte 7 euros. Quelle place reste-il à la réflexion critique, philosophique en ce sens, dans un tel modèle ? Aucune. Contrôle continu si cela vous chante ou épreuve terminale avec plus de sujets en cette fin d’année ? On s’en fout, les vrais enjeux sont ailleurs. Choix du lycée, des spécialités sérieuses, des stages pertinents. Parcours sup. Le tout en soignant son parcours individualisé. La petite animation de fin d’année est sans importance et elle disparaîtra bientôt. Dès la première année de mise en oeuvre de la réforme, c’est encore mieux. Quelle aubaine. Par contre, pas touche à l’épreuve de grand baratin. On a besoin de former des vendeurs dociles à la pelle, des commerciaux comme disent les affiches en ville. Si on peut faire valider tout ça avec des professeurs de philosophie complètement lessivés, c’est encore mieux. Rien de tel qu’une humiliation consentie. L’acmé de la domination c’est de voir son adversaire participer activement à sa propre démolition. Il me semble que les psychanalystes appellent cela la jouissance perverse. Personnellement, ce n’est pas mon délire comme disent les jeunes qui pourront même l’écrire cette année sur leur copie de baccalauréat puisqu’ils auront déjà leur note et bonus en sus, la bienveillance chers collègues.

 

  • Vous me direz qu’il ne reste pas grand chose à sauver. Bien au contraire, il nous reste à nous sauver nous-mêmes. Les professeurs de philosophie ne sont pas majoritairement convertis au néolibéralisme et aux crétineries neuro-scientistes, aux portefeuilles de compétence débilitants ou aux entretiens d’embauche humiliants. Par contre, ce qui les guette, c’est la dépression chronique et la haine de soi, chacun derrière son écran à anéantir. Quand on sait sans agir, quand on voit sans faire, quand on suit sans vouloir, quand on subit sans rien dire, on finit pas mériter, à l’ancienneté, le grand choix n’est plus, ce qui nous arrive. En face de la jouissance perverse, le renoncement de la volonté, antichambre de la disparition. A ce rythme là, quelques années. Pas plus.