Notes sur la critique et le cas Socrate en Grèce antique
(Paulin Ismard, L’événement Socrate).
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L’affaire Socrate ne commence pas, comme le note judicieusement Paulin Ismard dans L’événement Socrate précisément en 399 av J-C, après qu’un citoyen, Mélétos, se soit rendu au Stoa Basileios (le portique royal), afin d’intenter un procès, devant l’archonte-roi, une action judiciaire contre un citoyen très connu du nom de Socrate accusé d’impiété, d’introduire de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. Dominée par la présentation faite par Platon dans l’Apologie de Socrate – importance d’Aristophane et de la rumeur, Nuées, -423 – cette approche du problème, intra-philosophique, sous-estime, ajoute Ismard l’importance de la littérature postérieure sur le sujet. Car Platon répond moins à Aristophane qu’il s’inscrit dans un champ conflictuel : les logoï socratikoï. Vers 393-385 Polycrate publie Kategoria Sokratous (Accusation contre Socrate). Texte connu de Xénophon et Isocrate. Certains historiens pensent qu’il s’agit de l’acte d’accusation de Mélétos.
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L’originalité de la thèse défendue par Polycrate (distincte de celle classique que l’on retrouve chez Platon) est de centrer l’analyse sur la dimension politique du procès en écartant les questions religieuses secondaires. Polycrate insiste sur le lien entre Socrate et Alcibiade et quelques acteurs du régime des Trente, Critias en particulier. Lysias répondra à cet acte d’accusation dans son Apologia et Xénophon dans les Mémorables. Cette controverse traverse tout le IVe siècle. Un élève de Polycrate, Zeïlos d’Amphipolis rédige un Contre Platon. Le texte de Polycrate inaugure un genre qui regroupe environ 300 ouvrages. Hélas, peu de fragments nous sont parvenus. Les textes de Xénophon et Platon dominent. D’autant que la part de fiction est importante. La littérature juridique grecque est avant tout littérature et fiction. Les logographes du IVe siècle s’inspirent du procès de Socrate, certains, tels Isocrate imaginent même un destin commun avec le philosophe. Sur l’échange d’Isocrate reprend certains topoï de l’Apologie de Socrate de Platon.
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L’ampleur de ce mouvement nous incite à faire du procès de Socrate un événement critique révélateur des fondements du consensus démocratique en Grèce antique. La question est de savoir pourquoi Socrate a-t-il pu constituer une menace pour les athéniens – car il s’agit bien de l’unique procès pour délit d’opinion en Grèce antique. Question d’autant plus troublante que l’agôn logon, la lutte des discours est admise en Grèce antique comme une condition essentielle et irréductible de l’activité politique.
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Parmi les éléments déterminants de la culture grecque au Veme siècle Av J-C, il faut certainement mettre au premier la plan la culture agonale. Il s’agit d’un élément essentiel du politique à Athènes aux Ve-IVe. « L’esprit de compétition », écrit Elsa Bouchard, « est aspect emblématique de la culture en Grèce antique » (776 Av. J-C premiers jeux olympiques). Le mot est très ancien, déjà présent chez Homère qui parle de Theion-agôna, Iliade, 7, 298. Il s’agit de la compétition de 12 dieux réunis dans une même salle. Cette rivalité est pensée en termes de jeux – surpasser un tiers dans un ensemble de règles. Dans tous les cas de figures, l’agôn logon est le conflit qui se règle au moyen de la parole. (réf. René Girard, La violence et le sacré / Roger Caillois, Les jeux et les hommes). Cet agôn est l’arche protê de l’esprit de compétition en Grèce antique. Il a un sens judiciaire clairement établi : faire triompher sa cause dans un procès. Autrement dit, le procès est le test agonal par excellence. Cette dimension se retrouve chez Protagoras, Antilogia, lutte éristique ou approfondissement dialectique. N’oublions pas les dialogues de Platon ne sont pas des discussions mais des combats qui peuvent mal tourner (ex. Calliclès dans le Gorgias). On peut défendre l’idée que l’agôn théâtralo est situé à mi-chemin entre l’agôn somatikos et l’agôn logon. L’agôn nécessite enfin un lieu, un espace : arène, stade, prétoire, agora. Circulaire de préférence. Les spectateurs sont les souffrants : hoitheomenoi. L’enjeu est de nature mimétique (René Girard, La violence et le sacré). L’agôn n’est pas la conflictualité épidermique, la critique superficielle, mais une « lutte à mort ». L’agôn logon est cohérent. Sa fonction est d’éclaircir afin de nous sortir « de l’océan sans fond de la dissemblance ». (Platon, Parménide, 142.c). C’est ici que l‘agôn est la fonction critique de la pensée se recoupent. Nous y reviendrons. Il ne peut y avoir éclaircissement de la pensée sans lutte. Celle-ci permet d’échapper à la mise en demeure, à l’assignation à résidence. Cette lutte peut être mise en scène, comme c’est le cas dans la conception de la tragédie chez Aristote. Aristote, Poétique, 1449b : « La tragédie est une imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (katharsin) propre à de telles émotions. »
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Cet esprit de compétition ne vise pas la domination mais l’excellence, cette valeur supérieure nommée arête. Cette excellence correspond à une quête aristocratique devant ses pairs. Cette culture agonale venue de la Grèce archaïque est essentielle à la compréhension du Ve siècle. Le mot agôn – du grec agein – signifie mettre en mouvement, diriger, conduire. D’un point de vue conceptuel, « l’agôn peut être défini comme une propension à créer des rapprochements entre des options diverses qui se prêtent, sous un regard critique, à l’épreuve de la comparaison. » Ce geste critique précède la grande figure critique du Ve siècle, Socrate. On en retrouve la trace chez Hérodote avec le concept d’enquête – historia ou chez Héraclite – polemos – le principe actif et universel par excellence. Quant aux sophistes, ils pratiquent l’antilogia, le renversement des thèses symétriquement opposées. Ainsi Jacqueline de Romilly dans Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès parle d’une « critique radicale » de toutes les croyances. En cela, la première impulsion de la pensée offensive vient de la pensée sophistique à la quelle la philosophie (Platon, Aristote) devra répondre désormais. Ce geste critique fondamental est, pour de Romilly, originairement plus essentiel que ce que l’on retient de la philosophie de Platon.
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L’agôn-logon est celui d’un tribunal des idées, d’une fonction de test (chez Platon l’amphidromie, présentation des idées, pose la question philosophique : les idées sont-elles viables?). Ces tribunaux critiques, qui ne sont pas sans une forme de violence symbolique acceptée, font partie intégrante du consensus démocratique athénien et on ne peut pas les réduire aux réfutations socratiques. Le terme critique n’est pas précisément fixé au Ve-IVe siècle. Aristote, Poétique, I, l’associe aux « poètes vulgaires » (1448b). Autrement dit, la critique représente avant tout le vil, le vulgaire, la laideur. Elle contredit le bel ordonnancement du monde. La critique, c’est le cosmos à l’envers. Dans cette perspective, il faut resituer le geste critique dans une dimension autrement plus large que la seule « critique rationnelle » des philosophes. L’injure (psogos) ou le blâme font partie de cette dimension agonale, plus large que la seule « critique ». Les critiques agonistiques n’étaient pas masquées ou cachées. Curieusement, les critiques les plus acerbes étaient offertes au public dans la Cité, placées au centre du dispositif démocratique. Les notions de « licence », de « liberté » voire même de « critique » ne sont pas des catégories toujours pertinentes pour rendre raison de la parole publique en Grèce antique.
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Socrate est condamné à mort dans un contexte où les procès en diffamation (dike kakegoria) et le procès public pour outrage (graphe hubreos) sont rares et ne conduisent pas à des condamnations à mort. Il existe des règles tacites (ne pas faire outrage aux morts, ne pas accuser un homme su métier qu’il exerce sur le marché). Il est aussi certains que les rites dionysiaques bénéficiaient d’une faveur particulière. Il semble que l’antiquité ait été particulièrement tolérante sur les questions de satire publique et de réception de la satire. Ainsi Plutarque, De l’éducation des enfants : « Socrate, à la question de savoir s’il acceptait les insultes ! Ma foi pas du tout ! Quand on se moque au théâtre c’est comme un grand banquet. » Une remarque qui prend le contre-pied de ce que dit Socrate dans l’Apologie à propos de la rumeur et des pièces de comédie. Pour Aristophane, la liberté est posée comme une condition du discours. Ainsi dans les Nuées : « Spectateurs, c’est en toute liberté que je vais vous expliquer la vérité, je le jure par Dionysos qui m’a élevé. » (518-519). Socrate en appelle aussi à la vérité mais comme exigence, pas simplement comme une condition. Ce droit fondamental, c’est celui de la parrhesia. Poussé jusqu’à ses limites, ce droit permet à celui qui en use de pratiquer la critique, l’injure, l’insolence en toutes circonstances. Dès lors, la question se pose de l’ambivalence de l’insolence et avec elle des limites de la critique et avec elle de la parrhesia. Cette limite n’est pas codifiée, elle relève d’un ethos critique lui-même résultat d’une éducation. Dissocier l’ethos de la critique c’est être incapable de trancher entre l’impudence et la liberté inaliénable du jugement. Ainsi, Aristophane se targue de faire « les plaisanteries les plus fines ». (Paix, 750) il en va de toute une construction sociale du regard qui rattache à cette tradition de la honte. Comme l’explique Xénophon dans les Mémorables, réfuter quelqu’un (elenkhos) c’est aussi lui faire honte de mal penser. Mais cette honte contre soi-même n’est pas dépréciative. Honte de ne pas être à la hauteur de ce que l’on pourrait être. Nous retrouvons ici le principe de l’arête, de l’excellence qui peut apparaître au terme de la lutte, de l’agôn logon. Pierre Bourdieu reprend ce point lorsqu’il parle de la critique comme d’un « effet d’épinglage ». De ce point de vue, la critique est un art premier au sens où elle est créatrice d’une culture. Il s’agit toujours de limiter la démesure (hubris). Les poètes ont en cela, par la mise en scène d’une critique, une fonction sociale de limitation de la démesure publique, un rôle régulateur. Équilibre particulièrement instable, rompu dans le cas de Socrate, mais nécessaire au consensus démocratique athénien. D’un côté time, le courage d’une liberté franche et publiquement exercée ; de l’autre l’hubris. Le graphe hubreos, au sens le plus strict, est un agôn logon pour limiter la démesure dans un régime qui ne fixe aucune règle a priori aux expressions de la critique. Au sens que Castoriadis donna à ce mot, il s’agit bien d’une auto-limitation de la société par elle-même. Sans cette auto-limitation, il ne saurait y avoir ni politique ni démocratie. Paradoxalement, Aristophane dans les Nuées met sur le même plan le fait d’aller au bain et de se défendre contre les railleries. Il faut les accepter car elles délimitent la place de l’individu dans la cité. En ce sens, la critique publique fonctionne comme une régulation sociale. C’est pour cette raison que les skommata ne sont pas poursuivis en justice. Il font partie intégrante de la vie politique. On distingue donc deux logiques : l’injure qui a une portée rituelle avec une omniprésence de l’élément sexuel et scatologique (aischologia) ; et celle qui a une portée politique. Le procès de Socrate montre à quel point la critique politique est autrement plus intolérable que la critique ritualisée qui peut servir à soutenir des thèses conservatrices – c’est le cas d’Aristophane contre les réformateurs culturels que sont les sophistes, voir texte de Critias, Sextus Empiricus, Contre les savants.