Bref dialogue avec Laurent De Sutter

Bref dialogue avec Laurent De Sutter sur la critique

A Adèle van Reeth, amatrice de cocktails

  • Hier en fin d’après-midi, Laurent de Sutter présentait son dernier livre, Indignation totale, ce que notre addiction au scandale dit de nous (Editions de l’Observatoire) à la librairie Mollat dans une petite salle en sous-sol – Enthoven avait lui eu droit à la grande. Si je note cette différence, c’est aussi pour relever la différence de qualité dans le discours proposé par ces deux quadras philosophes. Le discours estampillé « philosophique » en France est plus à son aise dans les petites salles que dans les grandes. Platon faisait déjà ce constat : c’est à la fin des conférences sur Homère, en petit comité, que l’on commence à philosopher. A la différence de Raphaël Enthoven, De Sutter cherche à penser un problème, ce qui n’est pas un mince effort même si la manière dont ce problème est posé ne me convient pas. Après tout, disant cela, ne suis-je pas en train de faire ce que De Sutter affirme dans sa présentation : « Nous avons une relation de critique d’art avec tout ce qui se passe dans le monde ». Je vais m’efforcer de démontrer que c’est justement là le fond du problème et le point de divergence fondamental.

 

  • Pour Laurent de Sutter – j’ai exposé ce point dans un autre article – nous sommes allés au bout du « tribunal de la raison », autrement dit de la critique. Plus de deux siècles après La critique de la raison pure, qu’avons-nous exactement entre les mains ? Pour De Sutter, un triomphe de la raison critique qui prend la forme du scandale généralisé. La logique du scandale serait logique de la raison portée à son paroxysme, volonté de l’emporter sur les raisons de l’autre en dénichant une raison cachée, un argument souterrain de plus qui révélerait enfin à tous la secrète logique du monde : c’était donc ça, je le savais, mais bien sûr, quel scandale !

 

  • Les « théories du complot » (j’ai eu l’occasion ailleurs de montrer brièvement à quel point cette formule n’avait aucun sens) procéderaient de la même logique, ce que rappela De Sutter hier soir. Au fond, nous serions tous surarmés du point de vue critique, suréquipés rationnellement, à l’affût de la moindre faille rationnelle quitte à construire des logiques scandaleuses et des théories de plus haut niveau, souterraines et définitivement explicatives. Nous serions tous en train de monter des petits tribunaux de la raison jusqu’à nous en rendre bête car, affirme De Sutter, l’idée que l’horizon de la pensée serait celui de la lucidité « nous rend bête » ( Post-critique, Ouverture). Vivant un véritable « triomphe de la critique », nous serions condamnés à la logique du scandale.

 

  • Ma question hier soir était très simple  : si l’on considère que la critique est discernement, tri (kresera, le bluteau pour séparer le bon grain de l’ivraie), nous assistons plutôt au déclin de la critique et au triomphe du poids, à l’incapacité croissante de discerner. Qu’en pensez-vous ? Le tribunal de la raison a en effet ses exigences. Que celles-ci ne soient pas satisfaites et nous perdons la raison tout en gardant bien sûr le tribunal. Un résumé de notre époque, une époque qui sent bon le jugement et la condamnation mais pour de mauvaises raisons. Le problème reste celui de la nature de la critique, le dispositif judiciaire vient en second. Par exemple, sans refaire la démonstration, je ne suis pas d’accord avec De Sutter sur son interprétation du scandale des caricatures. J’y vois même un déni de la logique qu’il dénonce ailleurs : tout interpréter à partir d’une raison qui ne se dit pas. Les caricaturistes auraient cherché le scandale, c’était le but, forcément rationnel et intéressé ? N’est-ce pas reconduire la logique du scandale de la raison en évitant soigneusement de poser le problème de la valeur ? A chacun de juger.

 

  • Mais le problème est plus profond encore, plus sérieux. Que nous reste-t-il, après Derrida (De Sutter a suivi quelques-uns de ses cours), après Deleuze, Foucault et j’ajoute Baudrillard pour n’en citer que quatre ? Ma génération (même si je m’accorde avec De Sutter pour contester en partie le bien fondé de cette segmentation) ne sait plus trop où donner de la tête : faut-il renoncer au jugement, faut-il aggraver le jugement, faut-il renoncer à la régence du réel par la raison, faut-il affirmer cette régence contre les poussées les plus obscurantistes ? Alors on cherche quelque chose et, pour reprendre l’expression de De Sutter hier, on tente des coups. « La post-critique » serait un de ces coups, une tentative, somme toute très derridienne, de ne pas présenter la raison comme supérieure. C’est bien sûr la pointe philosophique du livre : « proposer une manière de se positionner dans le monde qui aurait la modestie de ne pas se présenter comme supérieure par rapport aux autres, mais au contraire comme inférieure, plus faible – comme indigne, plutôt qu’indignée. »

 

  • Je comprends affectivement cette position qui peut aussi devenir posture du désengagement et de l’indifférence, ce qui renforce en retour la relation esthétique que nous avons au monde. Mais il s’agit bien d’une défense face à l’immensité de la tâche, non d’un choix réellement positif. Contrairement à ce que cherche à penser De Sutter, nous sommes condamnés au jugement à partir du moment où nous avons pris le parti de la philosophie. Nous sommes condamnés à la critique à partir du moment où nous estimons que ces jugements pèsent sur les décisions politiques dans la cité, pèsent sur nos vies. Ces jugements nous engagent. Le point aveugle de De Sutter, et je dis cela sans animosité aucune, toujours, reste le déni du politique, le déni de la traduction politique de ces fameux coups. Déni d’autant plus étonnant que De Sutter prend Greta Thunberg au sérieux pour des raisons justement politiques alors que Greta Thunberg, sur des constats justes, participent aussi aux logiques de dépolitisation : trop gros, trop large, trop vaste.

 

  • Le politique est toujours situé, il demande une attention particulière, une acuité du regard. Ce en quoi il ne peut se passer de la critique. Critique et politique sont des intimes. Post-critique donc post-politique, la consécution est hélas implacable, celle d’une génération qui cherche aussi à s’adapter au marché. A défaut de s’engager sur ce terrain, de se donner les moyens d’élaborer une critique sérieuse et puissante de notre temps, de creuser un sillon réel dans le mal du siècle, ma génération d’intellos, à fois résignée et mondaine, vaguement nihiliste et globalement résignée, boit des cocktails : « Avec Adèle, on adore les cocktails, ce qui règle toutes les difficultés théoriques » (De Sutter, Mollat, 19h11) Suis-je critique en pointant l’inadéquation entre les difficultés théoriques et les cocktails, suis-je un artisan du scandale ? Pour répondre à cette question, cher Laurent de Sutter, chère Adèle van Reeth, il faut trancher et monter le fameux tribunal qui fait toujours peur aux marchands.