Qu’est-ce que la critique ?

Réponse à la question :

qu’est-ce que la critique ? 

  • Quel est l’événement majeur qui frappe la pensée : sa neutralisation. Nous ne sommes plus réfutés, discutés ou critiqués, nous sommes neutralisés, renvoyés à une indifférence qui rend indiscernable l’opinion épidermique et la critique la plus fondée. Jadis portée par le travail du négatif, autrement dit la capacité dynamique qu’avait la critique de peser à la fois sur la conscience et sur l’histoire, cette capacité est aujourd’hui déniée. Elle ne peut et ne doit plus avoir lieu.

 

  • Jean Baudrillard (1929-2007) formulait cela parfaitement dans Le jeu de l’antagonisme mondial ou l’agonie de la puissance (2005, 2010, Los Angeles, 1er ed.) : « Désormais, dans cet empire virtuel du Bien, dans cette positivité totale, dans cette réalité intégrale, il n’est plus possible à une pensée critique de subvertir le système de l’intérieur. Finies les contradictions, les rapports de forces, finie la violence révolutionnaire. Il faudrait plutôt parler de collusion, de consensus, de circuits intégrés de globalité – la négativité se dissout au cœur du système. » 

 

  • Cette impossibilité n’est pas de l’ordre de la censure. Cette instance d’interdiction caractérise justement les systèmes de domination qui craignent encore le travail souterrain du négatif, cette vieille taupe. Au fond, tant qu’il y a de la censure, il y a de l’espoir et la catastrophe critique est encore loin. Nous pouvons lutter pour notre émancipation, envisager des renversements, des changements de perspectives, des soulèvements, mieux encore des révolutions. Nous sommes toujours dans des rapports de force, les forces de pouvoir censurantes s’opposant à celles du désir censuré, la critique étant le mot de cet état d’irrésolution, de tensions réciproques. Le mot de la crise objective.

 

  • Sigmund Freud nomme « Freiheitsdrang » dans Malaise dans la culture cette « poussée de liberté » comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans Désirer DésobéirCe qui nous soulève I (Editions de Minuit, 2019). La poussée de liberté à partir d’une « révolte contre une injustice existante » est la condition d’un développement ultérieur de la culture. C’est cela le travail du négatif, une Aufhebung selon le concept de Hegel, un dépassement par le haut. Cela suppose que la critique soit en prise sur l’époque, qu’elle lui morde le flanc, qu’elle lui arrache quelque chose.

 

  • Cette poussée de liberté était celle voulue par Emmanuel Kant dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? en 1784. Les Lumières, cette éducation à la raison, ne concernent pas simplement le rapport de l’homme à la vérité mais à sa propre inclination à la passivité, donc à lui-même. Il écrit ainsi, au §40 de La critique de la faculté de juger : « La première maxime, (à savoir penser par soi-même) est celle d’une raison qui n’est jamais passive. Le penchant à la passivité, et par conséquent à l’hétéronomie de la raison, s’appelle préjugé. » Penser, ce n’est pas simplement produire des contenus de pensée, aujourd’hui renommés data – big c’est encore mieux – mais répondre à cette poussée de liberté qui est aussi refus de la passivité. En ce sens, la pensée est un exercice pratique, un exercice de liberté qui commence par soi-même. Mais commencer par soi, répondre à cette poussée de liberté qui est aussi le développement même de la culture, ne veut pas dire se confirmer, s’affirmer, pire s’auto-valider, s’auto-promotionner etc. Cela signifie se risquer dans l’inconnaissable, prendre un risque quitte à se trouver aussitôt désorienté dans la pensée. Autrement dit pour Kant dans Qu’est-ce que les Lumières et Que signifie s’orienter dans la pensée ?, il n’y a pas de pensée sans une désorientation première, une épreuve active de liberté. C’est justement cela que l’on doit désigner par le mot critique et pas autre chose. L’orient de la critique, c’est la liberté.

 

  • Mais nous ne sommes plus en 1784 et ce que nous appelons liberté n’a que peu de rapport avec ce que Kant désignait par ce mot quand il écrivait : « Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Quelle autre ne le fait pas mais leur est au contraire favorable ? – Je réponds : l’usage public de sa raison doit toujours être libre et il est le seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes. » Cet usage public de la raison peut être empêché, censuré, rendu politiquement impossible. Plus de deux siècles après Kant, il semblerait que nous ayons retenu cela : l’usage public de ma parole doit être libre, contre toute censure, en oubliant un peu vite que la liberté de parole est avant tout celle d’une raison « qui n’est jamais passive ». Mais que reste-t-il des Lumières quand, sous couvert de liberté, tout est fait pour maintenir la raison dans un état de passivité consommée ? Pire, que l’on prétend que cet état spontané de l’esprit qui s’affirme – non pas qui commence avec soi-même mais qui ne fait que s’affirmer soi-même – prendra désormais le nom de critique ? N’est-ce pas cela justement notre catastrophe, l’expansion sans limite de la critique sous une forme à laquelle Kant aurait sûrement donné le nom de « nouveaux préjugés » « Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. » Kant n’aurait pas pu envisager que la liberté puisse prendre place dans la cohorte de ces « nouveaux préjugés », qu’elle puisse se retourner contre elle-même dans un mouvement qui la pousse à se nier, un mouvement qui ne se dépasse pas par le haut mais par le bas. L‘Aufhebung (la sursomption) de Hegel est devenue une Unterhebung, un dépassement par le dessous.

 

  • La conscience de l’origine de ce mouvement catastrophique (Jean Baudrillard allait même jusqu’à affirmer à la fin de sa vie que quelque chose était en train de se refermer dans une forme d’involution qui plaçait la pensée critique dans une situation intenable), cette conscience, dis-je, ne date pas d’hier. Chesterton (1874-1936) écrit ainsi en 1908 dans Orthodoxie : « Nous pouvons dire que la libre pensée est la meilleure de toutes les sauvegardes contre la liberté. Émanciper dans un style moderne l’esprit d’un esclave est la meilleure façon d’empêcher l’émancipation de l’esclave. Apprenez-lui à s’interroger sur son désir d’être libre et il se se libérera jamais. » Il suffit pour maintenir la servitude d’enseigner à ceux qui se tiennent « à la lisière »  qu’ils sont libres et cela de façon inconditionnée, sans émettre la moindre exigence sur la supposée passivité de leur raison, ce qui serait d’ailleurs un outrage à leur autonomie, le signe d’une hétéronomie contraire à une sacro-sainte autonomie de jugement. Pire, un néo-paternalisme coupable. « Venez comme vous êtes ! » Le slogan Mac Do trouve son corollaire spirituel : « venez comme vous pensez ! » Inutile d’ajouter que l’accusation de penser mal, autrement dit d’être encore « sous état de tutelle dont l’homme est lui-même responsable » est une accusation que votre critique intransigeante balayera d’un revers de gant, vous le maître affranchi de toute tutelle par le décret d’une liberté qui ne se discute plus sur le marché. Mais n’oublions pas qu’une liberté qui n’est plus qu’un fait indiscutable n’est plus une liberté mais un morceau de bois mort.

 

  • Comme le remarque à très juste titre Slavoj Zizek dans Bienvenue dans le désert du réel (2002), la seule différence entre Kant et Chesterton c’est que pour ce dernier, « la liberté de pensée non seulement ne parvient pas à entamer la servitude sociale effective mais la soutient incontestablement. La vieille devise « Ne pensez pas, obéissez ! » à laquelle réagit Kant est contre-productive dans les faits : elle engendre la rébellion : seule la liberté de pensée est garante de la servitude sociale. » Elle est contre-productive car elle soutient, bien malgré elle d’ailleurs, un désir de révolte. Un pouvoir limitatif et dirigiste se dresse désormais face à moi, un obstacle à franchir, l’occasion rêvée d’un dépassement. Les nouveaux pouvoirs ont parfaitement retenu la leçon des Pink Floyd : breaking the wall. Obéissez ! Certainement pas, nous renverserons vos tables et vos chaises, nous briserons les chaînes de votre monde merdeux. Il est interdit d’interdire, les magasins Leclerc se souviendront du slogan dans une campagne de « lutte » et de « résistance » contre la vie chère. Sans parler d’Apple qui « casse les codes » en 1984. Être libre, « pour que 1984 ne soit pas 1984 » (Slogan Apple, 1984).

 

  • La fabrique de l’opinion, la production du consentement carburent à la liberté. L’important est de « se sentir libre », de se vivre « comme libre », de faire de la liberté une seconde nature. Cela suppose un usage massif et irréfléchi de formules qui s’imposent comme des évidences : « la démocratie et la liberté », « les droits de l’homme », « les valeurs de la République ». « L’esprit critique » fait partie de ces évidences. Intituler un programme télévisé « esprit critique » est tout de même plus flatteur pour le public que « s’orienter dans la pensée ».

 

  • Ce paradoxe consommé, comme la liberté qui va avec, séduisant dans sa radicalité n’est pourtant pas satisfaisant. Ce n’est pas la liberté de penser qui est garante de la servitude sociale, ce qui serait tout simplement absurde si l’on prend les mots au sérieux, mais une interprétation des Lumières qui leur retire toute exigence. La force de « la censure libérale » (l’expression est de Zizek mais je la conserve) est de faire croire que la liberté est un état de fait qui ne demande aucune conquête autre que sa publicité dans l’espace public. L’usage public de la raison devient ainsi une lutte publicitaire pour faire valoir sa liberté contre les autres au détriment d’une lutte contre sa propre inclination à la passivité. Sans cette lutte première, il est impossible de sortir de l’état de tutelle et les Lumières s’éteignent avant même la moindre orientation dans la pensée.

 

  • C’est ici que le culte de l’urgence de la « censure libérale » joue pleinement. « Qu’avons-nous à faire de cette exigence pour nous-même quand l’urgence est à l’action ? Nous sommes tous critiques, c’est entendu. » Cette vulgate est aujourd’hui diffusée dans des cercles universitaires, reprise comme s’il s’agissait d’une évidence indiscutable. Lisons ainsi cet avertissement de Karen Barad (New Materialism : Interviews and Cartographiesn 2012) : « La critique est depuis longtemps un outil de prédilection, et nos étudiants sont eux-mêmes si bien entraînés à la pensée critique qu’ils sont capables de la recracher en appuyant sur un bouton. » Ce texte s’inscrit dans la ligne de Chesterton à une nuance près : c’est la critique elle-même qui se trouve sur le banc des accusés. Un des agents de la «censure libérale » serait-il sa critique elle-même ? Autrement dit, dans un renversement ébouriffant, la pensée critique serait devenue la nouvelle doxa de l’époque, le discours dominant qui asservit plutôt qu’il libère. Mais alors, comment désigner la nature du discours de celui qui constate cette expansion tératologique de la critique ? Est-ce encore de la critique ? C’est justement cette dernière étape que franchit allègrement Laurent De Sutter lorsqu’il affirme que la pensée critique, cherchant à vaincre l’obscurité, « nous rend bête ». Nous devrions trouver ainsi une pensée alternative « à sa soumission à l’exigence de lucidité » et ouvrir « un régime de pensée postcritique ». Le problème, et il est de taille, c’est que cette soi-disant « pensée post-critique » se confond aussi avec l’idéologie du marché. Quelle aubaine tout de même ! Des professeurs « post-critiques » affirment, sans y être forcés, librement, en toute conscience, que la pensée peut avoir un autre horizon que celui de la lucidité, que vaincre l’obscurité nous rend bête. N’est-ce pas magnifique, n‘est-ce pas le plus grand tour de force de notre époque que de chercher à convaincre que la pensée critique est tout simplement dépassée, mieux, qu’elle est morte ?

 

  • Au risque de la bêtise, je soutiens l’inverse : il est bête de penser que vouloir vaincre l’obscurité nous rendrait bête, qu’il serait urgent de se libérer de l’exigence de lucidité. Comment en sommes-nous arrivés à une telle catastrophe ? Comment peut-on croire une seconde que nous en aurions fini avec la pensée critique sous prétexte que la critique serait partout ? Qu’il y ait en effet une démission de la critique face à l’immensité de ce qui est à critiquer ne justifie pas un tel renversement. Ne confondons pas notre tragédie intérieure avec l’ordre des choses, n’acceptons pas n’importe quoi sous prétexte que le n’importe quoi à bonne presse et qu’il se répand partout et à grande vitesse.

 

  • Si nous tenons à la démocratie, mais pas n’importe laquelle, nous tenons plus que tout à la critique qui en est l’impulsion fondamentale. C’est l’enseignement d’Adorno dans un de ses derniers textes en 1969 intitulé Kritik : « La critique est essentielle à toute démocratie. Ce n’est pas seulement que la démocratie exige la liberté de critiquer, qu’elle a besoin d’impulsions critiques : elle se définit purement et simplement par la critique. » Et il ajoute : « La société accède à la critique en accédant à la majorité, qui est la condition de toute démocratie. Être majeur, c’est parler pour soi-même, parce qu’on a d’abord pensé pour soi-même et qu’on ne se contente pas de répéter ce qu’on a entendu. » Nous retrouvons la première exigence de Kant dans La critique de la faculté de juger, celle « d’une raison qui n’est jamais passive ». Par quel miracle une époque qui promeut la passivité d’une culture consommée, d’une révolte en kit, pourrait avoir répandue la critique à tous les hommes qui la souffrent ? Nous aurons à refaire par conséquent le parcours de la critique pour comprendre ce qu’il y a d’irréductible dans ce geste qui est aussi un ethos, une façon de faire.

 

  • Si les philosophes ont fait vivre ce geste critique, ils ont pu aussi se sentir menacés par lui, quitte à le combattre quand celui-ci était trop chaotique. Quelle dose de critique sommes-nous capables de supporter ? Nouveau critère des valeurs, entre l’hôpital et le jardin d’enfants, nouvelle poussée de liberté dans ce ronronnant malaise de la civilisation. Au fond, et c’est aussi pour cela que je tenais à commencer avec Kant, il faut rester Aufklärer. Il est nécessaire de croire à la puissance de l’esprit critique, à cette volonté farouche de faire de la lucidité l’horizon de sa pensée et de son action. Cornélius Castoriadis écrit dans Ce qui fait la GrèceLa pensée politique, à propos du politique et plus largement de la démocratie : « le politique est l’institution lucide de la société par elle-même ». Il n’y a pas d’au-delà de la lucidité dans un régime authentiquement démocratique, il n’y a pas de post-critique dans une République qui n’est pas seulement un type d’institution mais, ce que Kant savait, une certaine manière dont la chose publique est pensée par ses membres.

 

  • Pour autant, nous ne pouvons plus être Aufklärer comme avant. Ceux qui se réclament aujourd’hui des Lumières, qui en font la promotion dans des meetings politiques, sont aussi les premiers à vouloir la passivité des peuples. Des Lumières venues d’en haut qui sacrifient la responsabilité au profit d’une soumission technocratique terrifiante. Être encore Aufklärer aujourd’hui c’est tenir compte de cette trahison historique des partisans de l’Aufklärung. Il est possible, nous devrons trancher ce point, que cette trahison n’ait rien de contingente. Elle était peut être sise dans le projet des Lumières. Mais la critique de ce projet ne lui sera jamais totalement étranger. Ne pas être Aufklärer comme avant suppose de comprendre que ce qui vient du monde n’est pas forcément obscur avant d’être régenté par l’esprit, que les vérités intellectuelles n’ont pas le privilège de la lucidité, que l’on peut être lucide autrement, en faisant un pas de côté qui n’est pas non plus étranger à la pensée critique.

 

  • Il existe toute une tradition satirique, pétrie d’imaginaire, qu’un parcours de la critique ne peut plus ignorer. L’arrogance idéaliste de la pensée, mélangée à un pragmatisme bas quand il s’agit de vivre, a trop souvent exclu des formes critiques qui ne plaisaient pas à la sûreté de son bon goût. Ainsi Michel Foucault, pourtant « critique », n’a pas de mots assez durs pour disqualifier le polemos au profit de la critique, disqualification qui n’a rien de claire dans le monde antique, qui n’a rien de claire tout court.

 

  • Si toute bonne satire combine, comme le note Matthew Hodgart dans La Satire, 1969, « l’agression avec une vision fantastique du monde », peuplant des jardins imaginaires avec des crapauds bien réels, toute bonne critique doit avant tout oublier qu’elle est bonne, ne pas chercher à rejoindre un quelconque idéal de bonté ou de vérité qui lui préexisterait. Elle n’a pas à se conformer. Elle doit avant toute chose se perdre elle-même, se risquer dans l’inconnu quitte à ramener des concepts très techniques ou des boudins volants. Il est très difficile, et peut-être impossible, de répondre à la question « qu’est-ce que la critique ? » mais cette question n’est peut-être pas si importante que cela. A quoi me servirait une essence quand c’est de liberté dont il s’agit. Ici se situe sûrement notre petite tragédie : existe-t-il plus grand risque pour l’homme que de se lasser de sa liberté, de se satisfaire ? La pensée critique est toujours portée par un mécontentement, le sentiment tenace d’être mal assis dans le monde. Telle est certainement la source de l’énergie critique, de sa puissance : un mécontentement intarissable qui peut aussi secréter des mythes, la critique pouvant à son tour devenir un mythe et une illusion parmi d’autres. Quelques noms, en philosophie, sont portés au pinacle de la critique : Kant, Rousseau, Marx, Nietzsche, Spengler, Freud, Adorno… Contrairement à ce que pensent les épuisés de l’Unterhebung, ce qui relie ces « critiques » est moins la volonté de vaincre l’obscurité que la tenace ambition de se sauver eux-mêmes, ne pas passer de mauvais pactes avec les préjugés, les vilenies et les féroces injustices de leur époque. L’élément offensif n’est pas chez eux une volonté de pouvoir qu’il faudrait dépasser dans un amour cosmopolite qui risque de se transformer en une liqueur insipide. Non, ils furent de grands vaincus car, sachons-le avant de se méprendre, la pensée critique joue perdante. Il est logique, sans entrer dans de grandes considérations généalogiques, de mesurer le déclin de la critique à la volonté affichée d’être tous des gagnants, de vouloir tous gagner quelque chose dans l’époque plutôt que d’arracher quelque chose à l’époque. N’est-ce pas le plus grand triomphe de cette « censure libérale » : nous avoir finalement convaincu, au prix de notre pire humiliation, celle de la pensée, que nous pouvions tous être en même temps les gagnants de notre époque, à condition de laisser de côté l’élément offensif de la pensée. En un mot, de choisir librement notre siège dans le sens de la marche en attendant la fin.

La post-critique : un dispositif post-lucide à dépolitiser (autour d’un livre de De Sutter)

La post-critique : un dispositif post-lucide à dépolitiser (autour d’un livre de De Sutter)

 

A Adèle Van Reeth, philosophe et animatrice chez Ruquier, fidèle lectrice.

 

« Penser, c’est juger » (Emmanuel Kant)

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  • Dans un ouvrage intitulé « Post-critique », Laurent de Sutter en guise d’Ouverture écrit : « 1. Nous vivons l’âge du triomphe de la critique. » J’affirme au contraire que la critique ne s’est jamais si mal portée, qu’elle est même en passe de disparaître. Non pas en tant que posture, signe de la critique, simulacre, mais comme attitude réflexive de l’esprit susceptible de discerner (krinein) publiquement des options adverses qui se prêtent à la distinction, un discernement essentiellement politique. Nous vivons le contraire du triomphe de la critique, à savoir le règne de l’indistinction, autrement nommée bouillie.

 

  • Cette confusion inaugurale posée en vient une seconde. Ce triomphe supposé, sous la forme d’une « théorie critique », « d’esprit critique » ou de « critique littéraire, cinématographique » etc, serait celui de la force, d’une pensée prédatrice qui chercherait constamment à avoir raison contre ses ennemis réels ou fantasmatiques. « Une telle inscription de la pensée, ajoute De Sutter,  dans le domaine de la force a une histoire, scandée de noms considérés comme importants : Emmanuel Kant, Karl Marx, Theodor Adorno, Michel Foucault, etc. » De Sutter ne nie pas les différences entre ces différents penseurs « critiques » mais il les relie ensemble sur un critère : la volonté de vaincre l’obscurité. Avant d’ajouter : « partout, cette pensée nous rend bête ». Ce pseudo renversement, typique des arabesques post-modernes, nous laisse accroire qu’il existe une bêtise au second degré, celle justement qui critique la bêtise pour vaincre l’obscurité. Mais cette pseudo-victoire pour la post-critique est à la fois une illusion et une bêtise. Une illusion car les instruments de la critique sont eux-mêmes viciés (la raison serait aussi déraison, la justice injustice et la beauté laideur) ; une bêtise car elle nous placerait dans un horizon agonistique indépassable, une conflictualité stérile, un consensus d’exclusion où seul le vainqueur aurait droit de cité. Par conséquent, il serait temps de nous libérer de la critique, de cette « soumission à l’exigence de lucidité ».  Avènement de la post-critique.

 

  • Nous pourrions évidemment nous arrêter là et rejeter avec mépris cette attitude anti-critique qui se prend pour un dépassement – tout comme l’anti-philosophie d’Onfray est une régression infra-philosophique plutôt qu’une opposition, à quoi d’ailleurs. Pour paraphraser Karl Kraus, le bon sens paysan vaut mieux ici que les vaines ratiocinations  du journalisme lettré. Un programme qui m’enjoint de dépasser la critique, car l’exigence de lucidité me rendrait bête, devrait être aussitôt renvoyé à cette indépassable obscurité, à cette nuit de l’esprit dans laquelle toutes les vaches de la postmodernité sont noires, y compris les post-vaches qui sont aussi des chèvres. Mais il est certainement plus fécond de comprendre à quoi sert ce discours post-critique, comment il fonctionne dans l’espace public, quels sont ses relais et en fin de compte pourquoi il s’agit certainement d’une des idéologies les plus pernicieuses de notre temps. Une idéologie d’autant plus perverse et sourde qu’elle touche de fins esprits, post-lucides dirions-nous, des éducateurs, des formateurs, des professeurs à l’université. Bref, toute une post-Aufklärung que nous observons.

  • Le dernier livre de Laurent De Sutter, Indignation totale, Ce que notre addiction au scandale dit de nous, est exemplaire de cette démobilisation de la critique au profit d’une interprétation qui cherche à éviter toute évaluation valorielle. Non plus quelle est la valeur d’une critique, est-elle fondée en raison mais que nous révèle-t-elle de celui qui la porte ? La double ambition, généalogique et objectiviste, est censée substituer aux jugements de valeur (trop coûteux) une analyse fonctionnelle : quelle est la fonction des jugements de valeur ? Qu’un journaliste publie une caricature religieuse ou qu’une femme témoigne de la violence d’un harcèlement subi, à partir du moment où ils viennent gonfler le scandale, ils nous en diraient plus sur eux-mêmes que sur la vérité qu’ils cherchent à faire valoir. Quelle vérité ? Quelle valeur ? Quelle justice ? Le dernier chapitre du livre de De Sutter est explicite sur ce point : la philosophie qui a longtemps pris en charge ces questions épineuses a pour objets la « régence du réel » (p. 134). « La raison et son cahier des charges théorique constituent l’instrument le plus efficace de la philosophie. » Autrement dit, la théorie du scandale sert à faire basculer l’analyse du plan de la normativité (qu’est-ce qui est juste ? qu’est-ce qui le l’est pas ?) sur un plan psycho-affectif, voire clinique : « l’indignation est le sursaut vital du dépressif dont les médicaments ont arasé toutes les autres émotions. » Ce déplacement justifierait à lui seul l’usage du préfixe post-.

 

  • Nous ne sommes pas pourtant en face d’un dépassement mais d’un recul. Incapable d’imaginer une rationalité digne, De Sutter annonce une « rationalité indigne » : « une rationalité qui ne tenterait pas en permanence de se draper dans la noblesse qu’elle aimerait se voir reconnue, mais errerait plus ou moins dépenaillée dans les ruines du monde. » Penser dans les ruines, habiter les ruines, tout cela est le signe d’une pensée épuisée et pour tout dire en ruine. Une ruine de pensée. Pourquoi devrions-nous renoncer à habiter autre chose que des ruines ? Quelle est la généalogie de ce renoncement, de cette capitulation en rase campagne d’incertitude ? En outre, il est absurde de dire que l’errance n’est pas aussi la vertu d’une rationalité digne. Socrate qui n’aurait jamais fait la promotion d’un logos indigne ne cesse d’errer. Diderot lui-même achève sa magnifique Lettre sur les aveugles (1749) par une apologie de l’errance.

 

  • Non, la raison profonde de cet abandon de la critique doit être cherchée ailleurs, dans une pensée de l’adaptation et de la faiblesse, une pseudo post-lucidité qui n’est le dépassement de rien mais l’acceptation de tout.  Est-ce le scandale le problème ou l’objet du scandale ? Qu’il y ait une exploitation du buzz est une chose, superficielle en l’état. Que le scandale soit un prurit psychologique pour créature exténuée en est une autre ? Nous sommes plutôt en face d’une prise de distance bon ton avec les bruits du monde. De Sutter, comme une majorité de représentants d’une génération biberonnée au relativisme mou, la mienne, celle qui accouche de l’extrême centre, ne veut surtout pas être dérangé par des problèmes normatifs et des questions de jugements de valeur trop tranchants. Commerçons plutôt en paix, vendons de la soupe, quitte à tordre le coup à une raison, justement « critique », qui aimerait trop le scandale pour être tout à fait honnête. Ainsi, on apprend, au détour de quelques considérations sur l’essence du scandale, que Charlie Hebdo, en publiant les caricatures en 2006, n’avait fait que « jeter de l’huile sur le feu », que cette affaire était une violence faite aux musulmans (lesquels d’ailleurs ?), tout cela pour faire scandale. Trump, Charlie Hebdo même logique.

 

  • Le texte, toujours : « Les caricatures qui causaient tant de houle furent donc publiées à leur tour, jetant, comme il fallait s’y attendre, encore davantage d’huile sur le feu – ce qui n’était pas étonnant au vu du pedigree de certains médias impliqués, lesquels, comme Charlie Hebdo, n’avaient pas toujours été heureux dans leur relation au monde musulman. » Que signifie « être heureux avec le monde musulman » (lequel ?) pour un journal satirique qui sodomise des papes ? De quelle exception sommes-nous en train de parler ? La publication d’une caricature est-elle forcément guidée par la recherche du scandale ? La post-critique ne pose pas de telles questions, trop normatives. Elle constate des faits : cette publication a augmenté les troubles. Les petits faitalistes de la post-critique, conformes avec l’esprit du temps (« ne jugez point, louvoyez »), ne s’embarrassent pas de jugements de valeur explicites. Ils préfèrent de loin le démontage des intentions scandaleuses sur fond de bouillie psychologique. On comprend mieux dans ces conditions pour quelle raison la philosophie, quand elle sort de l’animation mondaine, n’est pas leur tasse de thé. Trop dirigiste pour ces âmes sensibles qui préfèrent tenir des caricaturistes coresponsables de leur fatwa, eux qui ne cesseraient de jeter de « l’huile sur le feu ».

  • Ce qui est visé est moins le scandale que la prétention de juger, comme si nous pouvions en finir avec le jugement. Derrière la « logique du scandale », c’est le procès de la critique qui est instruit : trier, discerner (krinein), trancher. Qu’il y ait de vrais scandales et des buzz cyniques, voilà qui demande un effort de discernement pour les distinguer. Cet effort est exigeant alors que faire des gros paquets (« l’indignation est le sursaut vital du dépressif ») l’est beaucoup moins. Il est surtout politique et la génération du relativisme mou post-rien-du-tout préfère de loin la petite morale qui ne dérange pas la paix des commerces, si possible mâtinée de psy (« Ce que notre addiction au scandale dit de nous »). Ce qui lui permet, chère Adèle Van Reeth, de grenouiller sans trop faire de bruit.

 

Les Grenelle de la com et les parasites de la République

Les Grenelle de la com et les parasites de la République

  • Le soi-disant grenelle des violences conjugales est exemplaire d’une nouvelle façon de faire de la politique ou plutôt de ne pas en faire. Il existe, en France, des lois, une police, des services juridiques inscrits dans un cadre républicain dont le fonctionnement est lié à un usage raisonné de l’argent public. Soudain, avec l’urgence des causes qui en servent de moins avouables, tout cela semble ne pas exister. Une « disruption » s’impose, un « changement de cap », une « prise de conscience collective ». La question des moyens, autrement dit la réalité des choix budgétaires relatifs à une politique, est aussitôt recouverte par l’indignation absolue.

 

  • Une dénommée Schiappa, un bourrin ultime de la communication, démultiplie les sorties médiatiques. Elle utilisa cette même stratégie au Mans pour faire gonfler sa médiocrité et attirer l’attention des huiles locales. Une stratégie payante. L’idée consiste, pour ces bourrins du nouveau monde, à expliquer à grands coups de formules publicitaires qu’il faut changer et agir. Peu importe les corps intermédiaires, les difficultés réelles de l’administration, le manque de moyens, le volontarisme des rhinocéros du vide doit tout balayer. C’est le sens premier de la « Révolution Macron » : un volontarisme sans objet qui s’écrase devant le réel une fois la campagne promotionnelle passée. Schiappa ne changera rien, tout comme Macron le petit finira par s’aplatir devant Trump ou Bolsonaro une fois le lustrage national médiatique accompli.

 

  • La logique est celle de la campagne publicitaire. Le grenelle des violences conjugales est un produit dont la cible client est la mauvaise conscience collective. Que puis-je faire dans mon coin contre les violences conjugales ? Une question judiciaire complexe devient une question morale urgente, une séance de culpabilisation collective et d’exorcisme national. Les services de police connaissent la complexité de cette question, les tribunaux engorgés ne peuvent pas régler à la minute tous les faits de violence, les situations familiales peuvent être inextricables et les centres d’accueil en sous effectifs ou inexistants faute de moyens. Peu importe, les bourrins de la com n’ont que faire du réel. La souffrance des femmes battues est un trop beau produit pour être laissé dans l’ombre de la promotion politique et les nouveaux bourrins ramassent tout, quitte à instrumentaliser la mort. Ces charognes sont prêtent à taper sur l’administration (que font la police, les tribunaux, les services sociaux ?) à condition que leur volontarisme soit partout salué. Au fond, il s’agit de jouer la rupture, le choc, le avant-après au mépris des travailleurs de l’ombre qui n’attendaient rien moins qu’un grenelle des violences conjugales pour réaliser à quel point leur travail était insuffisant.

 

  • Toutes sortes de clichés sur la police, la justice, les centres d’accueil viennent nourrir la machine à buzz. Une fois encore, le monde du travail est méprisé par des bourrins improductifs, des professionnels de l’animation médiatique, des nullards. La logique, invariable, consiste à frapper moralement d’indignité le monde du travail afin d’augmenter les tâches tout en réduisant les coups de fonctionnement. Ces attaques répétées sont systématiquement orientées contre les fonctionnaires, la vaseline morale servant à lustrer le piston à pressuriser des agents de la fonction publique. Une fois la vague de com passée, le chèque symbolique signé avec de l’argent toujours public devant des médias neuneus, tout retombe mais le mal est fait. Le même phénomène se retrouve à l’école, à l’hôpital, un mélange d’urgence et de culpabilisation sur fond de restriction budgétaire.

 

  • Pour cette raison, les mouvements sociaux auxquels nous assistons, masqués par le bruit de bottes des bourrins de la com, sont un juste retour du monde du travail, et par conséquent du politique, ce monde depuis trop longtemps frappé d’indignité, insulté par des professionnels de l’agitation médiatique, improductifs, donneurs de leçons. Au fond, tout peut faire Grenelle de la com et des causes, autrement plus minoritaires que les violences conjugales, s’imposer du jour au lendemain dans le barnum médiatique puis retomber comme un soufflet. Les personnels en ressortent tout aussi impuissants mais toujours plus culpabilisés. Cette nouvelle façon de faire de la politique s’inscrit dans les logiques de dépolitisation que nous connaissons parfaitement désormais. Tout cela correspond à un déni de réalité que les bourrins de la com s’étonnent de voir ressurgir dans la rue avec des gilets jaunes et autres réjouissances pour faire causer les éditorialistes gras. Difficile de ne pas ressentir du dégoût pour ces fossoyeurs, en particulier quand ils accusent ceux qui se défendent contre leurs malversations de desservir les intérêts de la République. Difficile de ne pas se demander comment éliminer politiquement ces parasites.