L’inouï
par Arnaud Gendron-Laville
« Nous voudrions partir en vacances, aimer nos proches, goûter au plaisir de l’oisiveté et pourtant, nous n’y arrivons pas tout à fait.
Tout est fini en un sens, l’agenda de la grève et des Assemblées Générales semble vierge de tout rendez-vous et pourtant, tout recommencera à la rentrée. Parmi celles et ceux qui ont participé à la grève, qui se sont rendus aux AG, qui ont adopté -ou pas- les positions majoritairement exprimées et votées, il y a comme une manière d’inachèvement en forme de vide après les moments d’effusions collectives, de débats, de mésentente aussi comme autant de preuves d’une démocratie vivante. Pouvons-nous en rester là et attendre la rentrée comme si de rien n’était ? Comme si rien n’avait eu lieu ? Le propre de l’inouï tient précisément à l’état de sidération qu’il produit et la prostration qu’il entraîne. Or, ce qui s’est passé tient de l’inouï : un ministre dont la charge est de s’assurer que la Loi est appliquée s’autorise seul à la dévoyer en changeant les règles d’un examen en cours d’exercice.
Lorsque mercredi 3 juillet, nous nous sommes réunis à la bourse du travail de Bordeaux et que nous avons appris en direct la décision du ministre de ne pas tenir compte des copies non remises aux jurys et d’enjoindre de prendre en compte les notes du livret scolaire, avons-nous alors bien mesuré ce que cette torsion du droit impliquait ? Certes, nous nous sommes révoltés, nous avons exprimés immédiatement notre réprobation -à juste titre- mais le franchissement politique que cette décision implique était révélateur. Cette décision change la donne des luttes scolaires en rendant visible à tous les acteurs du monde éducatif et au-delà le caractère arbitraire, anti-démocratique, et finalement totalement illégal de la décision elle-même.
Nous avons assisté « en direct » à la rupture consommée du lien entre les membres du gouvernement et le peuple, seul dépositaire de la souveraineté en République, dès lors que la Loi est bafouée par ceux-là même qui sont chargés de la servir en la rendant effective au service de tous. Avons-nous pris la mesure de ce que ce manquement à la Loi annonce ? La sidération n’a-t-elle pas figé provisoirement l’analyse et la suite à donner ? Resterons-nous sans voix face à cette violation ?
Ceux-là même qui s’autorisent hier à nier le principe d’égalité entre les candidats, (Cf. l’article L331-1 du code de l’éducation), comme rappelé par les très nombreuses motions que nous avons adoptées lors de la tenue des jurys de baccalauréat en soutien aux grévistes jeudi dernier, sont ceux qui nous font la leçon aujourd’hui, en nous rappelant à nos obligations de service public. C’est un comble ! Au plus haut niveau de l’Etat, c’est de prise d’otages dont on nous parle -il fallait s’y attendre- alors même que la légalité des textes est tenue pour négligeable après violation. Il y a là comme une manière très convenue d’inversion de la charge de la preuve : ceux qui nous gouvernent dans le mépris de la Loi nous accusent en pointant l’illégalité de la rétention des notes. Nous hésitons entre le rire salvateur et la franche consternation.
Qui a jamais dit que les copies corrigées ne seraient jamais rendues à son propriétaire, c’est à dire le ministère ? Qui a jamais soutenu que nous voulions détruire cette institution, le baccalauréat, auquel nous avons préparé avec conscience nos élèves durant toute une année ? Qui aura l’outrecuidance de soutenir que nous sommes opposés à l’idée même de service public, au même titre que les gilets jaunes qui se sont battus héroïquement pour des demandes plus que recevables, les urgentistes en grève ou les postiers du 92 ? C’est le même souci qui nous anime, le même soin, la même obligation de rendre à tous, quelque soit la nationalité, le sexe, l’appartenance sociale, l’accès à un service public universel. Parmi les moments forts, nous en retiendrons un qui rend manifeste cette unité lorsqu’à la fin de la manifestation des professeurs-surveillants en grève le 17 juin dernier, nous nous sommes rendus joyeusement devant l’hôpital Saint-André, soutenir nos amis urgentistes .
Nous voudrions encourager cet effort d’unité en nous rappelant le nécessaire rendez-vous de rentrée. Non pas le énième mot d’ordre d’une grève pour le principe, dans la désunion et l’indifférence mais plutôt la nouvelle donne d’un événement inouï et sans précédent qui impose de l’analyser pour ce qu’il est et ce qu’il annonce.
Savoir que certains d’entre nous partiront en vacances menacés de sanctions disciplinaires, d’autant plus injustes qu’elles relèvent de menaces sans qualification, nous impose non seulement moralement de trouver pour eux et pour nous tous les moyens réels et matériels de les soutenir jusqu’au bout, mais aussi de dire combien nous sommes solidaires de leur résolution, quand bien même elle ne fut pas celle de tous. Sans cette franche résolution à soutenir qu’entre deux choix, il valait mieux choisir l’action jusqu’à son terme plutôt que de s’arrêter en chemin, à considérer le gain en supplément, rien n’aurait été, sans doute, rendu aussi visible à l’appréciation de tous . Le mérite considérable de retenir les copies par devers soi (1), comme effet de la grève et non comme cause initiale, aura permis de révéler à nombre de professeurs présents en jury et aux autres aussi, le vrai visage du pouvoir politique en place quand il s’assoit sur le principe même qu’il est censé protéger, à savoir l’égalité entre tous les élèves.
Il conviendrait aussi de tirer avantage de cette prise de conscience massive qui aura vu un très nombre de collègues non-grévistes soutenir les collègues grévistes. Il y a là un point de basculement de l’opinion des professeurs qu’il faut ne pas laisser sur ce constat désabusé, mais accompagner et informer en prévision des luttes à venir.
Réunissons-nous dès la rentrée afin de trouver une solidarité réconfortante et surtout assurer tous les collègues qui ont déposé leurs copies vendredi matin au rectorat qu’ils ne resteront pas seuls face aux menaces proférées. Une chaîne de solidarité qui consisterait à dire -j’en suis, faites-moi aussi ce que vous ferez à mes collègues- semble le minimum que l’on puisse faire. C’est pourquoi nous demandons et invitons nos collègues représentants des syndicats de l’éducation nationale à nous aider à mettre en œuvre une caisse de soutien, à inventer avec nous cette solidarité nouvelle étendue au plus grand nombre et à apporter aux grévistes l’aide juridique inconditionnelle dont ils doivent pouvoir bénéficier.
En un autre sens, rien n’est fini, tout commence. Il ne s’agit pas de terminer une grève, mais plus sûrement d’ouvrir d’autres brèches, d’autres espérances, comme si les grévistes de la dernière heure faisaient résonner aux oreilles du gouvernement le bruit sourd de la première heure de leur cauchemar.
Arnaud Gendron-Laville.
Note 1 : Le rédacteur de ces lignes n’a pas été de ceux qui ont soutenu le choix politique d’aller au terme de la grève mais il s’aperçoit après-coup combien il était le seul rationnellement le plus efficace à obtenir le gain supplémentaire qui allait faire basculer la grève dans l’inouï. Il fallait beaucoup d’intelligence collective pour que cet avis exprimé individuellement soit adopté à la majorité. »