L’intérêt de l’élève : le piège à cons du marché sans tête
- Parmi le florilège de formules creuses que l’on peut lire sur les différents supports de la mise en réseau de l’opinion moyenne, celle-ci tient la corde : les correcteurs qui s’apprêtent à se mettre en grève le 2 juillet mèneraient là une action contraire à l’intérêt des élèves. Mais qu’est-ce que l’intérêt de l’élève ? S’élever peut-être, autrement dit sortir de l’école républicaine plus haut qu’il n’y est entré. Cet objectif étant fixé, il devrait exister une priorité entre : 1) avoir ses résultats de baccalauréat avec un jour de retard et 2) avoir un niveau d’instruction élevé. On mesure certainement le degré de dégénérescence des différents « acteurs scolaires » (on joue) à ce nouveau classement des priorités. Le vrai scandale est de ne pas avoir le bac à l’heure, ce qu’il y a dedans importe peu. Le psycho drame faux-cul qui consiste à pleurnicher pour un retard de publication des résultats masque aujourd’hui cette triste réalité : tout sera fait demain pour que l’élève s’élève de moins en moins dans l’école publique. Pourquoi diable devrait-il s’élever ? Vers quoi ? Son job ? Sa capacité à faire le clown à l’oral en fin d’année pour parfaire ses capacités à se vendre ?
- L’intérêt de l’élève, c’est aujourd’hui l’intérêt du marché, non pas une relation à son être, inter-esse. Qui se préoccupe de son intérêt en ce sens quand il participe à des cours de langue à 36 ? Quand des salles de classe prévues pour 35 accueillent 36 élèves ? De sa santé mentale quand on lui demandera demain de rédiger, en première, une « interprétation philosophique » (dixit) d’un texte de Montaigne en une heure après six mois de cours ? Qu’on lui mentira par démagogie sur son niveau réel pour préserver des heures d’enseignements menacées par la concurrence des disciplines ? De sa dignité quand on offre à son écoute des individus à peine plus savants que lui ? De son esprit critique quand son avenir est craché par des algorithmes ? Cette farce sordide, reprise en chœur par les non pensants de la bouillie médiatique aux ordres, des idiots utiles qui flattent pour soumettre, des crétins qui se prennent pour des éducateurs, est à l’image de la médiocrité de nos valeurs dans des temps médiocres : un mantra creux.
- Le premier intérêt de l’élève, est-il besoin de le rappeler, pour pouvoir s’élever justement, avec ordre et discipline, deux valeurs sans lesquelles tout retombe au sol, est d’avoir en face de lui des professeurs compétents, formés, dépositaires d’un savoir. Si le savoir ne suffit pas, si le désir de transmettre est une qualité essentielle du métier, il est impossible de faire cours sans. C’est cela le premier respect que l’on doit à l’élève : lui délivrer un cours sérieux dans des conditions qui le permettent. Ces conditions sont institutionnelles. Un professeur aura beau démultiplier les stratégies pour maintenir éveillée l’attention de ses élèves si le cadre institutionnel dans lequel il exerce son métier lui savonne la planche, il échouera.
- La réforme Blanquer, pour des raisons économiques, est un plan social maquillé avec cette formule creuse : l’intérêt de l’élève. Cela fonctionne d’autant mieux que la notion d’intérêt, du consommateur avant tout, tient lieu aujourd’hui de pierre philosophale, il est le super mot d’ordre du marché sans tête : où est ton intérêt cher élève ? Mais lequel ? Celui de s’élever réellement ou de chanter la carmagnole à l’heure dite avec un diplôme en carton pâte sans les formations complémentaires couteuses et le petit réseautage maison ? Ici, vous n’entendrez plus personne, les rats quittent le navire, les professeurs d’art de la parlotte tombent dans un étonnant mutisme et vous envoient les CRS avec l’aval d’une opinion bêlante qui ne se comprend pas – elle en est d’ailleurs structurellement incapable. C’est aussi pour cela que la dimension critique de l’enseignement de la philosophie a son mot à dire. L’intérêt de l’élève, c’est la moraline du marché, rien de plus. Certains professeurs, dépressifs de longue date, ânonnent : c’est l’intérêt de l’élève, l’intérêt de l’élève… A partir d’un certain degré d’impuissance et de renoncement, la folie fait droit.