Le franc-parler et le eyeball test : des valeurs républicaines
- Nul ne devrait craindre, dans une République authentique, de s’adresser franchement à ses concitoyens. Nous retrouvons ici une valeur fondamentale de la démocratie grecque, la parrhêsia, la possibilité de tout dire politiquement. Ce droit de franchise est la condition fondamentale de la vie démocratique. Les régimes monarchiques ne se trompent pas, eux qui le refusent explicitement aux citoyens. Il est certain que la vérité des plus faibles peut être désagréable aux oreilles des puissants, surtout quand elle ne joue pas le jeu des formes et des usages qui ménagent hypocritement les sensibilités de la cour. Mais sans elle, le pouvoir se fait hégémonique. Il devient une domination aveugle et brutale, une force qui échappe à toute relation dialectique. A terme, il se condamne. Il est certes désagréable, pour des ministres d’État, de s’entendre dire que l’école de la confiance risque d’aggraver la défiance des professeurs, que l’usage disproportionné de la force brise le pacte républicain ou que l’on ne peut pas à la fois soutenir la suppression de l’ISF et se vautrer dans le luxe comme de gros cochons.
- Être privé de cette liberté de parole, c’est être privé de toute liberté, Démosthène l’affirmait déjà. Avoir peur de perdre son emploi pour avoir formulé une critique qui a d’autres ambitions, pour la cité, que l’accumulation d’épices, ne constitue en rien un progrès. Bien au contraire, la flatterie conforme à l’ambition des petits chefs est incompatible avec la vie politique. Mais Platon lui-même se méfiait de la parrhêsia, il n’utilise pas le mot dans l’Apologie de Socrate, ce procès du philosophe et de la philosophie. Il lui préfère l’ironie car il sait que le franc-parler peut être aussi un droit de licence, une parole dégénérée qui perd de vue le bien commun. La nuance est subtile car il n’existe pas de norme juridique entre l’agon fécond qui met en mouvement l’esprit et le polemos qui peut dégénérer en corruption stérile des idées et des hommes. Nous n’avons pas ici à trancher. Les citoyens doivent être suffisamment éclairés pour reconnaître les vertus d’une parole qui ne joue pas le jeu pour vouloir le vrai, les méfaits d’une parole qui, sous couvert de franchise, nous interdit son accès. Seule l’éducation peut cela, une éducation au politique qui ne se contente pas de saupoudrer des savoirs experts et des apprentissages mécaniques. Ce saupoudrage ressemble déjà à notre école. C’est aussi pour cette raison que l’intrusion systématique du marché dans la formation des esprits augmente la servilité tout en affaiblissant nos libertés. Nous la combattons.
- Dans une République authentique, les hommes et les femmes peuvent se regarder dans les yeux. Pas simplement à hauteur mais aussi du bas vers le haut, sans avoir peur pour leur vie. Sans la confiance que l’on place dans la loi qui garantit la liberté de parole, la parole ne peut plus échapper aux forces qui l’empêchent et les libertés publiques reculent inexorablement. Ce qui vaut pour la caricature, vaut pour la critique. Le test du regard (eyeball test) consiste à pouvoir se regarder dans les yeux, s’exprimer librement quand la parole est une provocation à agir pour la correction des injustices. Que les lobbies expriment leurs intentions au grand jour, droit dans les yeux, que les citoyens puissent juger en conscience ce qu’ils estiment être juste. Que les médias prouvent (ce que certains font) les ressorts de leur probité dans le traitement de l’information en regardant les citoyens en face. Que les hommes politiques affrontent réellement les objections qui viennent du peuple au lieu de se cacher derrière des formules aussi creuses que méprisantes pour l’intelligence collective qu’ils ont pourtant la prétention d’orienter. Au jeu du eyeball test, notre démocratie recule.
- Les historiens de la Grèce antique ont constaté que le déclin de la politique dans la cité s’accompagnait d’une modification du sens donné au mot parrhêsia. Ce dernier désignait moins le droit de s’exprimer librement dans la cité et aux yeux de tous qu’un usage privé de la critique réservé aux petits cercles d’amis. Ce glissement sémantique, ce passage de l’usage public de la parole à son usage privé, ne peut qu’affaiblir la République. Nous le constatons aujourd’hui Combien d’hommes et de femmes distinguent nettement usage public et usage privé de la parole, combien tiennent des jugements en privé qu’ils se gardent bien d’exprimer publiquement ? Derrière cette duplicité, l’intérêt privé, toujours. Qui a intérêt à critiquer publiquement les discours d’hommes et de femmes qui pourraient le servir le jour venu, dont il peut attendre une aide bénéfique pour ses actions futures ? Quand tous les citoyens seront devenus des marchands, quand ils auront tous intérêt à se ménager les uns les autres, la République ne sera plus et ils ne seront plus citoyens. Ne restera qu’une administration des biens et des services, privative pour tous. C’est ce modèle de régime dépolitisé qui est train de se mettre en place en France, c’est contre lui que des citoyens sont en train de reprendre la parole et des couleurs. Le jaune fut, à ce propos, la couleur de l’année. Les réactions épidermiques du gouvernement, la volonté de museler la parole des fonctionnaires, les tentatives à peine voilées d’intimidation ne sont que des étapes vers cette sortie du politique. Demain, pourrons-nous nous regarder encore, avec franchise, droit dans les yeux, pourrons-nous soutenir le eyeball test ?
- Au fond, que craignons-nous le plus ? Les excès d’une parole libre, critique, radicale, ou le sirop hypocrite des marchands pour qui les valeurs de la République sont bonnes dans la mesure où elles ne limitent pas leurs bénéfices ? En toute logique, ceux qui choisissent la parole libre sont aussi ceux qui ont le moins à perdre. Ce sont pourtant eux qui passent pour anti-républicains aux yeux de ceux qui en méprisent les valeurs les plus essentielles. Ce mépris prend la forme d’un respect de la paix civile qu’ils confondent avec la paix de leur commerce. Contre eux, nous devons réintroduire une conflictualité réelle. Soit les gouvernements l’acceptent et modifient leur façon de gouverner, retrouvant ainsi une logique dialectique entre le faible et le fort ; soit ils assument ouvertement une forme de violence physique et symbolique, révélant, aux yeux de tous, la corruption dont ils sont les agents. Dans les deux cas, la République ne peut qu’y gagner.