Lacrymocratie et légitimité
(Bordeaux, Pey Berland, 19 janvier 2019, 17H30)
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- Imaginez un professeur, de philosophie par exemple, qui face à une classe agitée, dûment équipé d’un masque à gaz et de quelques grenades, l’enfume à défaut de pouvoir l’enfumer. Ce professeur voudrait par exemple imposer ses idées à tous, reléguer les avis contraires aux extrémités de la classe, au nom de la République bien sûr. Un petit groupe d’élèves, les moins endormis, ont compris depuis la première heure que ce faux nez de la philosophie, ce professeur autoritaire et mégalomane, n’aspirait qu’à faire valoir ses références en rejetant toute critique. Incapable de se remettre en question, de comprendre l’origine du problème, le voilà qui use désormais de la force contre le groupe réfractaire. Lui seul est légitime. Flattant les plus dociles à grands coups de bonnes notes, valorisant les plus serviles, ceux qui recopient sa prose dogmatique à la virgule près, il n’hésite pas à exercer toutes sortes de chantages. Acculé par l’incontrôlable brouhaha, il décide enfin de ne plus s’adresser qu’aux délégués de classe après avoir collé les autres le samedi.
- Derrière l’image, une question simple : peut-on gouverner un pays avec des grenades lacrymogènes ? Combien de professeurs aimeraient pouvoir se dispenser de s’adresser à une partie de leur auditoire, faire passer en douce leur potage sans avoir trop de comptes à rendre. Isoler en somme une partie de la classe, mieux, ne s’adresser qu’à ses dociles représentants. Autrement plus sérieusement qu’en lisant des livres dans les ambiances feutrées des bibliothèques, là où déranger l’autre est une inconvenance, j’ai compris progressivement ce qu’était le politique dans les classes de la République. Trop autoritaire à mes débuts, trop séducteur ensuite, il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que ces deux ressorts de la domination, très proches au demeurant (on est souvent autoritaire avec ceux que l’on ne peut séduire) ne valaient rien sans la preuve effective d’une légitimité.
- C’est ici évidemment que les problèmes commencent. En tant que fonctionnaire de l’Etat français, le professeur peut faire jouer une sorte de légitimité abstraite, celle de l’Etat justement, celle derrière laquelle se cache aujourd’hui Emmanuel Macron. Elle peut se réduire très simplement à ceci : vos gueules, je suis agrégé de philosophie ; écrasez, je suis élu au suffrage universel. Pour le reste, heures de colles et grenades lacrymogènes, forcément légitimes.
- A la différence de Frédéric Lordon, je ne pense pas que la légitimité soit une aporie. Pour lui, « si nous consentons aux verdicts de l’Etat, c’est parce qu’en plus d’être « légal » il est « légitime » ». Thèse classique à réfuter selon lui car celle-ci nous renverrait à « une qualité occulte ». Qui peut dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas ? L’accord à l’unanimité ? Impossible. A la majorité absolue, relative ? Pour quelle raison une quelconque majorité serait-elle plus légitime qu’une minorité ? Le nombre ? Critère qui peut justifier tous les despotismes. « L’ancrage par la valeur morale. Mais chacun a les siennes ». Sans un critère de légitimité, il ne resterait que les effets de puissance. La déférence que nous avons vis-à-vis de l’Etat ne serait donc pas liée à une quelconque légitimité mais à un strict rapport de puissance à puissance. Ce rapport renvoie, en définitive, à la question des affects, au pouvoir d’affecter. Il serait donc vain et illusoire de mettre en avant la légitimité quand nous n’avons affaire qu’à des rapports de puissance affective. « Ainsi, conclut Lordon, les institutions en général, l’Etat en particulier, ne règnent sur leurs sujets que par l’effet d’un certain rapport de puissance ». (1)
- La séduction est une puissance d’affecter, la menace autoritaire aussi. Emmanuel Macron est un grand pourvoyeur d’affects, il n’est même que cela. Se passer de la notion de légitimité, c’est se condamner à ne plus avoir affaire qu’à des types d’affects quand il s’agit de comprendre comment s’y prendre pour que les institutions ne fassent pas que « régner sur les sujets ». Nous ne pouvons comprendre cela en faisant l’économie d’une réflexion sur le fondement de la légitimité, question essentielle pour un professeur ou un élu de la République.
La seule preuve effective de cette légitimité me paraît être l’exemplarité de l’exigence envers soi-même.
- C’est cela qu’un Etat républicain (la notion d’Etat manipulée par Frédéric Lordon ici est bien trop floue) doit à ses sujets si elle ne veut pas simplement régner sur eux. C’est cela qu’un professeur doit à ses élèves, qu’une administration doit à ses administrés, que la fonction publique doit à ses contribuables, que les élus de la République doivent à leurs citoyens, qu’un président de la République doit à la République. Sans cela, il ne reste rien que des affects justement, de soumission ou de violence, d’abrutissement ou d’insurrection. La lacrymocratie est pourvoyeuse d’affects non de légitimité. Elle signe l’échec de la République à faire valoir un ordre juste. Aux yeux des manifestants en gilets jaunes et d’une majorité de ceux qui les soutiennent, le baratin ne saurait être pourvoyeur de légitimité et le grand débat national est une dépendance du baratin quand ce n’est pas une mise en scène grotesque de l’ego bouffi d’un homme. Un nombre significatif de citoyens français se mettent à demander des comptes à un ordre qui ne repose plus que sur le règne des affects. Opposer un type d’affect à un autre, c’est donc se condamner à ne plus jamais sortir la tête du gaz.
- Ressentiment, haine, rancœur, jalousie, la liste des affects est longue pour disqualifier un mouvement qui n’en veut plus. Les hommes et les femmes qui ne peuvent pas faire la preuve d’une exemplarité cherchent alors à rabattre la contestation politique sur les affects, dans une zone opaque où toutes les divagations sont possibles. Pour qu’une telle opération fonctionne, il est nécessaire que tout un peuple soit dressé au partage des affects plutôt qu’à celui de la raison. Le bouffon malin Hanouna (entre autres), avec ses cœurs et ses régressions de débile mental, participe pleinement de ce dressage. Il faut croire que cette entreprise massive d’affectivisation du politique trouve aujourd’hui ses limites.
Soit nous reposons la question de la légitimité dans son cadre institutionnel, soit la République ne sera plus qu’un logo aux mains des faiseurs d’affects, les enfumeurs de la lacrymocratie.
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Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Editions Seuil, 2016, Les apories de la « légitimité ».