Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

(Le déni, sculpture par Karine Krynicki)

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  • Le problème de fond, et l’intervention martiale du premier ministre Edouard Philippe hier soir à la télévision (7 janvier 2019) ne fait que le confirmer une fois encore, reste la disparition du politique. Nous savons pourtant que la fameuse équation sociale n’est pas simplement difficile à résoudre parce que l’équilibre à trouver entre toutes les composantes du corps social est forcément instable mais parce qu’il ne s’agit justement pas d’une équation mais d’un rapport politique.

 

  • Ce qui est affligeant, outre le mépris et l’indifférence pour un mouvement politique sans précédent dans l’histoire française récente, c’est de voir un premier ministre se refuser à tout rapport politique avec les citoyens, comme si les citoyens justement n’avaient pas droit au politique. L’aboutissement dramatique d’une logique que nous connaissons parfaitement pour l’avoir observé depuis des années.

 

Il ne saurait y avoir de rapports politiques sans confrontation et de confrontation sans considération d’une adversité réelle.

 

  • Le mouvement des gilets jaunes est avant tout une lutte pour faire reconnaître au pouvoir qu’il y a un mouvement politique quand celui-ci lui dénie toute forme d’existence. La stratégie du pouvoir (s’agit-il d’ailleurs encore d’une stratégie ou d’une incapacité mentale ?) est un déni du politique, une négation pure et simple de la reconnaissance d’une conflictualité réelle. Au sens strict, pour Edouard Philippe et le gouvernement français, le conflit politique ne doit pas exister. « Une démocratie digne de ce nom doit reconnaître l’inéluctabilité de l’antagonisme afin d’instituer les médiations qui transforment les ennemis en adversaires. »(1) Aux antipodes de cette transformation, la criminalisation de l’antagonisme nous conduira rapidement au pire.

 

  • Cela fait des décennies que nous assistons à une marginalisation de ceux et celles, artistes, écrivains, savants, qui mènent un combat effectif contre la violence symbolique aux conséquences bien réelles. La mise à l’écart de la conflictualité politique dans le champ intellectuel en est la meilleure preuve. Ne reste en définitive que des animateurs culturels qui prennent bien soin de ne pas se mouiller quand les questions politiques sérieuses sont en jeu, quand il faut nommer, désigner, combattre. Pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu, les « instruments de défense et de critique contre toutes les formes de pouvoir symbolique qui ont connu un formidable développement, tant dans l’univers économique que dans le monde politique » (2) existent. Ce sont les espaces de promotion de ces instruments de défense et de critique qui disparaissent. De ce point de vue, Internet, comme l’avait d’ailleurs parfaitement entrevu Pierre Bourdieu à la fin de sa vie, concentre aujourd’hui l’essentiel de cette résistance. Lieu de tous les spontanéismes, ce nouvel espace fut pourtant massivement investi par les logiques de dépolitisation. Combien d’intellectuels serviles, toujours à la recherche d’une promotion dans les lieux médiatiques de plus grande visibilité, pour mettre en avant l’impossibilité de voir émerger de ce nouvel espace autre chose que l’expression d’une haine, d’une hostilité destructrice.

 

  • Le politique n’existe pas sans combat et nous ne voulons plus combattre. Mais qui est ce nous ? Ceux et celles qui se contentent de voir le monde administré du point de vue de l’ordre, c’est-à-dire de la police. Mais quelle police ? « Le dernier mot à la crise doit être politique, issu du dialogue et de la concertation. Ce n’est pas un match Police – GiletsJaunes. » Cette phrase du CSPN (Commissaires Police Nationale) n’est pas prononcée par un des fameux politiques-experts mais par des citoyens qui ont, dans la cité, une fonction de police. Ils se retournent vers les politiques (qui n’en sont plus) seuls capables de donner corps à une conflictualité qui ne peut se résoudre dans un « match Police – Gilets Jaunes » commenté, tel un journaliste sportif, par le premier ministre français quand il ne parle exclusivement que des gilets jaunes « hooligans ».

 

  • Le constat est implacable. Ce qui reste de politique en France est en train, de reculs en reculs et de lois en lois, d’être criminalisé. Tout ce qui pourra créer demain de la conflictualité sans jouer le jeu de l’insignifiant spectacle dépolitisé aux mains des animateurs culturels (leur différence étant bien souvent qu’une question de goût et d’habitus de classe) sera traqué ou marginalisé. Nié. Cela n’existe pas. Cette analyse même existe à peine, pour quelques lecteurs eux-mêmes marginaux. Ne pas hurler avec la meute, critiquer sans reste la stratégie d’exclusion des « extrêmes », l’instrumentalisation de la mauvaise rhétorique « brun-rouge », tout cela ne peut pas exister, ne doit pas exister. Dénoncer la dépolitisation des écoles de formation, le triomphe du management le plus abrutissant, la vacuité de discours supposés républicains, autant de mauvaises manies qui ne peuvent que « jeter de l’huile sur le feu » contre la « volonté d’apaisement » et le « retour à l’ordre ».

 

  • Faute de trouver des interlocuteurs sérieux, l’affrontement ne peut que se durcir.  C’est ce que vise toujours un gouvernement qui cherche à imposer à tous un ordre dépolitisé du monde. La crise dramatique que nous vivons est pourtant essentielle à comprendre. On ne peut pas décemment gloser sur le politique, le philosophique ou la culture sans interroger la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons et pensons. Il en va de la responsabilité de ceux qui ont le temps (à condition de dormir peu) et les moyens de rendre intelligible une lutte fondamentale pour la démocratie française. Pour des raisons de justice sociale, évidemment, mais aussi, et fondamentalement, pour savoir dans quelle société nous voulons vivre demain. Nous, nos enfants et ceux qui croient encore aux valeurs de la République française.

 

L’affligeant discours martial du premier ministre Edouard Philippe, ce déni de la conflictualité politique, est une honte politique et ne laisse évidemment rien présager de bon pour la suite.

 

(1) Matthias Roux, J’ai demandé un rapport, Paris, Flammarion, 2011.

(2) Pierre Bourdieu, Conférence donnée à l’Institut français de Berlin, 2 octobre 1992.