Le cauchemar des plus malins

Le cauchemar des plus malins

Solipsisme – Thomas Akhoj Ibsen

…..

« Quand différents hommes ont chacun leur monde propre, il est à présumer qu’ils rêvent. »

E. Kant, Rêves d’un visionnaire expliquées par des rêves métaphysiques, 1766,

………

  • Nous en sommes là. Sans exigence, sans un appel vers le haut, la critique n’est qu’un solipsisme vide. Oui, l’espoir de se croire plus malin que les autres est bien le nouvel opium du peuple. Se sauver seul, agir seul, prendre sur le monde le point de vue d’un dieu indifférent aux autres. Qu’avons-nous encore à objecter à Antoine Roquentin dans la Nausée de Sartre, cette conscience radicalement esseulée qui ne se demande jamais si elle peut être et agir avec les autres ?

 

  • Une fois épuisé le solipsisme, ce divertissement de l’esprit, une question autrement plus vertigineuse se pose : le problème des rapports de l’homme avec d’autres hommes. Non pas rapports abstraits, face à face théorique de deux consciences, mais engagement commun. Combien de livres pour mettre en avant le développement personnel ou l’art malicieux de faire la nique à ses semblables ? Pour combien de réflexions qui contestent le présupposé de départ : « une certitude doit vous animer : le plus clair de ce dont vous jouirez dans votre existence, vous l’aurez soustrait à quelqu’un qui en aurait volontiers joui à votre place. » (1) La tristesse de ce constat, dont on imagine sans difficulté l’existence misérable de celui qui le soutient, ne doit pas nous faire oublier sa principale conséquence : la déshumanisation du monde.

 

  • Impossible d’envisager en effet un monde pleinement humain sans faire confiance à la liberté des autres. « Cela ne cadre pas avec l’image romantique du monde, ajoute le malin,  où nous aurions tous à nous tenir la main dans une grande ronde fraternelle pour instituer le Bonheur universel. Mais c’est la vérité. Ou du moins c’est ainsi que le monde fonctionne généralement. » (2) S’il y aurait beaucoup à dire sur cette conception fonctionnaliste de la vérité (est vrai ce qui fonctionne, ce qui marche), la référence au romantisme naïf est encore plus décisive. Tout espoir de sortir de soi serait donc vain, frappé d’irréalité, par avance ridiculisé. Renvoyés à un doux rêve collectif, nous renvoyons à notre tour ces stratèges de la misère humaine à leur cauchemar sans fin.

 

  • Etre pleinement homme, pour les plus malins, autant dire réussir dans le monde, ne peut se faire que contre les autres. L’idée que nous ayons à nous faire homme en nous-même avec les autres hommes relèverait d’une ronde fraternelle. Comprends bien cela, lecteur, confiant dans ta liberté, je ne ferais, aux yeux des plus malins, que te prendre la main pour la grande ronde fraternelle et romantique. L’alternative est simpliste : soit nous dansons naïvement la bourrée romantique des vaincus ; soit je t’entube en faisant sur ton dos la promotion de mon solipsisme de vainqueur. Au choix.

 

  • Cette alternative, une puissante doxa pour notre temps, est le résultat d’un travail de sape qu’une seule injonction résume : soyez vous-même (3). Elle signifie ceci : indépendamment du monde humain qui vous entoure, de la relation aux autres, votre essence, ce que vous êtes, ne dépend que de vous. En prenant la décision solipsistique d’être vous-même, en toute indifférence aux autres (qui seront plutôt des obstacles à la réalisation de ce beau projet circulaire) vous pourrez pleinement jouir de la réconciliation de votre existence et de votre essence, immédiatement, sans délais. A condition bien sûr d’anéantir subjectivement les parasites qui nuisent à votre bonne entente, en conclave avec vous-même, vous souriez désormais de voir les naïfs se donner la main dans une ronde aussi circulaire que votre cauchemar.

 

  • La relation aux autres n’est pas une question technique et on ne sort pas du cauchemar des plus malins comme on résout une équation algébrique. Mais pour les plus malins, c’est aussi l’origine de leur mauvais délire, l’homme n’est pas un problème posé à l’homme mais un faux problème qui peut être évacué par un bon calcul, une stratégie adéquate à ce qui fonctionne. Pour eux, la déshumanisation du monde n’est pas un problème puisque l’on peut être homme et jouir pleinement de soi-même contre les autres en se faisant machine. Il sait parfaitement jouer le jouer, c’est une belle mécanique, il traite l’information à la perfection, il encode à merveille, autant de formules valorisées par les plus malins, autant de solutions pour liquider le problème de l’homme en face de l’homme.

 

  • Entre la ronde fraternelle et la nique à autrui, se tient l’ambiguïté. La relation que nous-avons aux autres, pour l’avoir à nous-même, est fondamentalement ambiguë. Mais voulons-nous encore vivre cette ambiguïté ? Ne sommes-nous pas las du problème de l’homme, de ses indécisions collectives, des incertitudes de son rapport aux autres ? L’espoir de se croire plus malin que les autres ne porte-t-il pas en lui l’espoir non avoué de régler définitivement le problème de notre ambiguïté ? Le cauchemar des plus malins serait intimement lié à notre volonté de repli, nous faire un monde rassurant dans des temps hostiles quitte à sacrifier la réalité du rapport aux autres ; les fantasmes rassurants du rapport à soi feront l’affaire. Tout cela sur fond d’une grande tristesse, d’une immense dépression collective. C’est peut-être aussi pour cette raison, pour ne pas sombrer seul, que l’on se retrouve avec les autres, dans des combats politiques, pour ne pas renoncer à édifier un monde plus humain.

 

  • Romantisme ? Peut-être. Et alors ? Nous ne pouvons congédier la condition humaine sans en payer le prix. Nous ne pouvons renoncer à associer ces deux termes, homme et monde, sans déchoir. L’homme seul est injustifiable ; le monde sans l’homme n’a plus besoin d’être justifié. Celui qui cherche à se sauver seul est un lâche ; celui qui cherche à sauver les autres en niant leur liberté se nie lui-même. Deux cauchemars : celui des plus malins, libres et seuls, celui des rondes fraternelles forcées. Deux fuites qui se refusent de voir l’homme en face : une liberté ambiguë. Avons-nous la foi en l’homme, nous les incroyants ? Peut-être. Et alors ? A condition de rendre cette foi problématique, elle-même ambiguë. A condition de comprendre que la foi en l’homme est une tâche violentée, un effort, une exigence, un appel vers le haut, sans quoi la critique ne serait qu’un solipsisme vide. La foi n’est pas l’espoir de s’en sortir mieux que les autres. Nous n’avons aucun espoir à ce sujet. Alain donne à cette tâche une très belle définition, pour nous réveiller du cauchemar des plus malins : « La foi en l’homme est pénible à l’homme, car c’est la foi en l’esprit vivant ; c’est une foi qui fouille l’esprit, qui le pique, qui lui fait honte ; c’est une foi qui secoue le dormeur. » (4)

 

(1) Olivier Babeau, Devenez stratège de votre vie, Gérer votre vie comme une entreprise, Paris, Lattès, 2012, p. 25.

(2) Op. cit. 

(3) Une variante gastronomique : « Venez comme vous êtes » (Mac Donald’s)

(4) Alain, Minerve ou de la sagesse.

Les professeurs de la génération Jospin ne sont pas gilets jaunes

Les professeurs de la génération Jospin ne sont pas gilets jaunes

 

  • Une génération de professeurs politisés est aujourd’hui à la retraite. Formée dans les années soixante et soixante-dix aux pensées du soupçon, dans une forme d’irrévérence institutionnelle qui s’éteint, cette génération laisse derrière elle un immense vide. Ce vide, celui de ma génération (l’âge moyen dans l’éducation nationale est de 44 ans), est celui d’un pragmatisme désabusé, d’une adaptation résignée qui cherche individuellement les moyens de tirer son épingle d’un jeu qui laisse croire aux plus rusés qu’ils s’en sortiront toujours. Tous se feront tondre à la sortie mais l’espoir d’être plus malin que les autres est le nouvel opium du peuple.

 

  • Tiraillée entre une idéologie égalitariste et la conscience vécue d’un effondrement, cette génération oscille entre la petite morale et le désenchantement cynique. Principal acteur de son déclassement social et économique, parce que politique, elle est composée, pour une large part, des bons élèves de la massification scolaire des années 80. Une génération d’enseignants passés par les IUFM, ces usines à casser le génie disciplinaire, apparues en 1990 justement. Finie l’excellence du fond, bonjour la mise en forme. Le rapprochement des professeurs du primaire, du collège, du secondaire a accompagné l’unification du système scolaire, le collège unique et la massification de l’accès au baccalauréat, devenu une sorte de brevet bis. L’objectif ubuesque (aujourd’hui largement réalisé au prix de toutes les malversations intellectuelles) de 80 % de bacheliers supposait une orientation nouvelle, celle de l’accompagnement  plutôt que de la formation intellectuelle. La dévalorisation des filières techniques, la promotion ridicule car économiquement absurde des filières générales, se sont accompagnées d’une idéologie culturelle inclusive. Le gros ventre mou scolaire devait être capable de tout digérer, de tout avaler et de tout tamponner en bout de chaîne.

 

  • Cette nouvelle fonction sociale sera le facteur déterminant de la génération Jospin. Un mélange assez indigeste de social et de culturel qui substitua progressivement l’accompagnement à l’exigence. La mission des professeurs changea profondément. Il ne s’agissait plus essentiellement d’instruire des esprits mais d’accompagner la logique de massification scolaire. Cette dévalorisation symbolique du statut des professeurs (le terme « formateur » mis en avant dans les IUFM est exemplaire de cette tendance) modifia profondément la conscience politique que ces hommes et femmes devaient avoir d’eux-mêmes. Ils n’étaient plus des maîtres (en avaient-ils encore les moyens d’ailleurs ?) en rupture avec la médiocrité ambiante, des passeurs exigeants, mais les accompagnateurs  du grand lissage de masse. Principaux agents du consensus social, ils étaient désormais sommés d’accompagner le mouvement général, de le « border » (vocabulaire imbécile issu des « sciences » de l’éducation). Toute forme de clivage, de conflictualité, de critique radicale devait être exclue. L’exigence devenait, dans un renversement indiscutable, une valeur réactionnaire. Inclusion de l’autre, anti-racisme, accueil du différent, ces mots d’ordre, présentés comme émancipateurs, ont toujours eu pour fonction de réaliser fonctionnellement la grande unification de masse, quitte à substituer aux contenus d’enseignement des niaiseries.

 

  • Incapables de contester  l’impitoyable lessivage en cours, les professeurs de la génération Jospin furent les principaux acteurs de leur déclassement, les agents actifs de leurs humiliations. Incapables de remettre en question la massification sous couvert d’idéologie égalitariste, privés des moyens politiques d’une critique contraire à leurs nouvelles missions inclusives, cornaqués par des syndicats aussi mous qu’eux, ils devinrent cette masse de bonne conscience que nous connaissons aujourd’hui. Les moins dépressifs trouvent en dehors de leurs fameuses « missions pédagogiques », loin de cette école de la dixième chance, de quoi tenir encore debout.

 

  • C’est ici que le lien doit être fait avec la révolte des gilets jaunes. Affronter, se battre politiquement, prendre des risques, défier une autorité qui les infantilise depuis des décennies, autant de réactions saines devenues incongrues pour une majorité de ces zombies à échelons. Plutôt faire jouer, pour sauver sa fausse bonne conscience, les vieux réflexes de la gauche vaguement morale (cela fait longtemps qu’une certaine « morale de gauche » accompagne le sauve qui peut individualiste dépolitisé) en qualifiant de loin ce mouvement de réactionnaire, de fasciste, d’extrémiste, de brun-rouge etc. – un mouvement qui rappelle à ces professeurs à quel point ils ont déserté, par lâcheté et conformisme, l’espace politique.

 

  • Macronisée malgré elle, la génération Jospin se trouve tiraillée entre son déclassement social et économique et son incapacité structurelle à se penser politiquement dans une conflictualité réelle.  On n’accompagne pas pendant des décennies le gros lombric égalitariste de la masse médiocre avec zèle et dévotion sans en payer le prix en terme d’affaiblissement de la volonté de combat. Les gilets jaunes sont pour ces hommes et femmes un mauvais rêve qui les place dans une situation intenable. Ne pas prêter l’oreille à ce qui se passe en France aujourd’hui dans la rue revient à signer l’acte de capitulation définitive. Après tout, qu’ils fassent docilement ce qu’on leur demande puisqu’ils n’ont plus la force de se battre contre. Ils méritent certainement de n’être plus que les VRP de leurs enseignements pour sauver leurs salaires effrités en flattant la pâte scolaire loin des « extrêmes ». C’est aussi pour cette raison qu’ils ne mettront pas un gilet jaune.

 

Le gilet jaune en singe

Le gilet jaune en singe

  • Samedi après-midi, dans la rue de la consommation par excellence, la rue Sainte-Catherine à Bordeaux, entre la place de la comédie et la place de la victoire, le défilé a pris une étrange allure. Au centre de la rue, des hommes et des femmes en jaune en train d’interpeller tous ceux qui les regardent comme des bêtes curieuses sur les côtés. Un slogan : « Rejoignez nous, ne nous regardez pas ». Sur les côtés, de part et d’autre de la rue, les badauds filment les manifestants. Le ténia fluorescent perturbe l’ordre de la consommation et offre aux passants le spectacle improbable d’une contestation politique à l’heure du péristaltisme mou de la conso somnambulique. Les commerces baissent leurs vitrines, un apeurement loufoque se donne lui aussi en spectacle derrière les grilles. Qui est au zoo ? Qu’est-ce qu’enfiler un gilet jaune dans un contexte où la pulsion scopique domine toutes les autres ?

 

  • Accepter le stigmate. Se présenter volontairement aux autres comme un « perdant » dans une société de « gagnants ». Pour une majorité d’entre eux, les spectateurs sur le côté, sourires aux lèvres, portable à la main, ne sont pas mieux lotis que ceux qui défilent. Une manifestante à gilet, plus excitée que les autres, adresse un « vous êtes ridicule » à une femme qui l’a filme, saute sur place, la filme en train de filmer, imite un singe en cage. Ionesco n’est jamais très loin.

 

  • Le tour de force des Macron and co est d’escamoter les conditions réelles d’existence au profit d’un ordre fantasmatique de réussite ou d’échec. Quand un président de la République peut affirmer, dans un tel contexte, soliloque devant un parterre de maires, que « la mise en capacité de chacun est une part de la solution pour lui-même » (1), le port d’un gilet jaune s’apparente à une mise en incapacité provocante. Dans une société où il est de plus en plus difficile de se situer, enfiler un gilet jaune revient à dire : « je suis là les amis. Excusez ce peu que je suis mais je suis ce peu ». L’exact opposé du fantasme irréaliste de se croire libre dans un état d’aliénation consommé. L’expression d’une prise de conscience individuelle qui permet à des catégories socio-professionnelles de marcher ensemble sans contradiction.

 

  • Les chroniqueurs sans idées mettent en avant le caractère disparate de ces marches mais omettent, par sottise et impuissance imaginaire, de préciser l’acte commun de conscience qui consiste à accepter, dans l’espace public, une forme d’échec. Les slogans sexualisés ici sont symptomatiques : « tu ne nous baiseras plus Macron ». Encore faut-il reconnaître s’être fait « baiser » au moins une fois dans le dit jargon. A côté du courage réel, accepter d’endosser ce qui peut être visé par « les armes administratives » (Nunez, Castaner), le courage symbolique de s’énoncer sur une modalité négative est évident. Rappel, au milieu des consommateurs étonnés, de l’ordre du travail dans une société qui le refoule. Les badauds de la rue Sainte-Catherine travaillent aussi mais d’un travail à ce point frappé d’indignité qu’il est préférable de le cacher. Plutôt s’afficher, sourire narquois aux lèvres, avec des gros sacs de courses un jour de soldes pour feindre d’en être.

 

  • Suis-je légitime en enfilant le fameux gilet ? Ceux qui ne se posent pas la question sont aussi ceux qui posent le plus de problèmes à l’ordre des simulacres. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas aussi consommateurs. Cette grille de lecture exclusive (la revendication d’un droit à consommer) arrange les pseudo analystes divertisseurs de la déréalisation ambiante. Si la contestation des gilets jaunes est une contestation de consommateurs, que demande le peuple ? Plus profondément, comme en témoigne cette saynète du zoo humain, le gilet jaune en singe renvoie le négatif à cette société des « gagnants » (qui n’est d’ailleurs plus une société mais un modèle d’individualisation de la réussite).   Il lui rappelle que nous sommes tous situés dans une société déterminée, que l’on ne flotte pas, que le fake de la « startup nation » a duré.

Le gilet jaune en singe est un situationniste qui refuse de se laisser dériver au gré des simulacres de réussite des nouveaux maîtres du temps.

….

Macron, Souillac, 18/01/19. Insondable comique circulaire de cette formule.

Lacrymocratie et légitimité

Lacrymocratie et légitimité

(Bordeaux, Pey Berland, 19 janvier 2019, 17H30)

…..

  • Imaginez un professeur, de philosophie par exemple, qui face à une classe agitée, dûment équipé d’un masque à gaz et de quelques grenades, l’enfume à défaut de pouvoir l’enfumer. Ce professeur voudrait par exemple imposer ses idées à tous, reléguer les avis contraires aux extrémités de la classe, au nom de la République bien sûr. Un petit groupe d’élèves, les moins endormis, ont compris depuis la première heure que ce faux nez de la philosophie, ce professeur autoritaire et mégalomane, n’aspirait qu’à faire valoir ses références en rejetant toute critique. Incapable de se remettre en question, de comprendre l’origine du problème, le voilà qui use désormais de la force contre le groupe réfractaire. Lui seul est légitime. Flattant les plus dociles à grands coups de bonnes notes, valorisant les plus serviles, ceux qui recopient sa prose dogmatique à la virgule près, il n’hésite pas à exercer toutes sortes de chantages. Acculé par l’incontrôlable brouhaha, il décide enfin de ne plus s’adresser qu’aux délégués de classe après avoir collé les autres le samedi.

 

  • Derrière l’image, une question simple : peut-on gouverner un pays avec des grenades lacrymogènes ? Combien de professeurs  aimeraient pouvoir se dispenser de s’adresser à une partie de leur auditoire, faire passer en douce leur potage sans avoir trop de comptes à rendre. Isoler en somme une partie de la classe, mieux, ne s’adresser qu’à ses dociles représentants. Autrement plus sérieusement qu’en lisant des livres dans les ambiances feutrées des bibliothèques, là où déranger l’autre est une inconvenance, j’ai compris progressivement ce qu’était le politique dans les classes de la République. Trop autoritaire à mes débuts, trop séducteur ensuite, il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que ces deux ressorts de la domination, très proches au demeurant (on est souvent autoritaire avec ceux que l’on ne peut séduire) ne valaient rien sans la preuve effective d’une légitimité.

 

  • C’est ici évidemment que les problèmes commencent. En tant que fonctionnaire de l’Etat français, le professeur peut faire jouer une sorte de légitimité abstraite, celle de l’Etat justement, celle derrière laquelle se cache aujourd’hui Emmanuel Macron. Elle peut se réduire très simplement à ceci : vos gueules, je suis agrégé de philosophie ; écrasez, je suis élu au suffrage universel. Pour le reste, heures de colles et grenades lacrymogènes, forcément légitimes.

 

  • A la différence de Frédéric Lordon, je ne pense pas que la légitimité soit une aporie. Pour lui, « si nous consentons aux verdicts de l’Etat, c’est parce qu’en plus d’être « légal » il est « légitime » ». Thèse classique à réfuter selon lui car celle-ci nous renverrait à « une qualité occulte ». Qui peut dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas ? L’accord à l’unanimité ? Impossible. A la majorité absolue, relative ? Pour quelle raison une quelconque majorité serait-elle plus légitime qu’une minorité ? Le nombre ? Critère qui peut justifier tous les despotismes. « L’ancrage par la valeur morale. Mais chacun a les siennes ». Sans un critère de légitimité, il ne resterait que les effets de puissance. La déférence que nous avons vis-à-vis de l’Etat ne serait donc pas liée à une quelconque légitimité mais à un strict rapport de puissance à puissance. Ce rapport renvoie, en définitive, à la question des affects, au pouvoir d’affecter. Il serait donc vain et illusoire de mettre en avant la légitimité quand nous n’avons affaire qu’à des rapports de puissance affective. « Ainsi, conclut Lordon, les institutions en général, l’Etat en particulier, ne règnent sur leurs sujets que par l’effet d’un certain rapport de puissance ». (1)

 

  • La séduction est une puissance d’affecter, la menace autoritaire aussi. Emmanuel Macron est un grand pourvoyeur d’affects, il n’est même que cela. Se passer de la notion de légitimité, c’est se condamner à ne plus avoir affaire qu’à des types d’affects quand il s’agit de comprendre comment s’y prendre pour que les institutions ne fassent pas que « régner sur les sujets ». Nous ne pouvons comprendre cela en faisant l’économie d’une réflexion sur le fondement de la légitimité, question essentielle pour un professeur ou un élu de la République.

La seule preuve effective de cette légitimité me paraît être l’exemplarité de l’exigence envers soi-même.

 

  • C’est cela qu’un Etat républicain (la notion d’Etat manipulée par Frédéric Lordon ici est bien trop floue) doit à ses sujets si elle ne veut pas simplement régner sur eux. C’est cela qu’un professeur doit à ses élèves, qu’une administration doit à ses administrés, que la fonction publique doit à ses contribuables, que les élus de la République doivent à leurs citoyens, qu’un président de la République doit à la République. Sans cela, il ne reste rien que des affects justement, de soumission ou de violence, d’abrutissement ou d’insurrection. La lacrymocratie est pourvoyeuse d’affects non de légitimité. Elle signe l’échec de la République à faire valoir un ordre juste. Aux yeux des manifestants en gilets jaunes et d’une majorité de ceux qui les soutiennent, le baratin ne saurait être pourvoyeur de légitimité et le grand débat national est une dépendance du baratin quand ce n’est pas une mise en scène grotesque de l’ego bouffi d’un homme. Un nombre significatif de citoyens français se mettent à demander des comptes à un ordre qui ne repose plus que sur le règne des affects. Opposer un type d’affect à un autre, c’est donc se condamner à ne plus jamais sortir la tête du gaz.

 

  • Ressentiment, haine, rancœur, jalousie, la liste des affects est longue pour disqualifier un mouvement qui n’en veut plus. Les hommes et les femmes qui ne peuvent pas faire la preuve d’une exemplarité cherchent alors à rabattre la contestation politique sur les affects, dans une zone opaque où toutes les divagations sont possibles. Pour qu’une telle opération fonctionne, il est nécessaire que tout un peuple soit dressé au partage des affects plutôt qu’à celui de la raison. Le bouffon malin Hanouna (entre autres), avec ses cœurs et ses régressions de débile mental, participe pleinement de ce dressage. Il faut croire que cette entreprise massive d’affectivisation du politique trouve aujourd’hui ses limites.

Soit nous reposons la question de la légitimité dans son cadre institutionnel, soit la République ne sera plus qu’un logo aux mains des faiseurs d’affects, les enfumeurs de la lacrymocratie.

….

Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Editions Seuil, 2016, Les apories de la « légitimité ».

Attention à la sinistrose !

Attention à la sinistrose !

Alain Duhamel et son épée

…..

  • Oui, je sais, les temps sont durs. Grande est la tentation de sombrer dans une mélancolie d’impuissance, un renoncement à la lutte et aux joyeux combats. Prenez garde aux forces thanatiques promptes à s’immiscer dans l’esprit qui fatigue. Nous ne sommes pas simplement voltairiens, les amis, disputeurs de salons mais en quête d’esprit. Nos adversaires d’un jour, fussent-ils vaincus ou repeints en jaune, ne nous offriront pas la paix car nous ne sommes pas irénistes. Belliqueux ? A peine, à peine, juste ce qu’il faut pour mettre en branle le pneuma. En face, c’est la mort cotonneuse, l’ordre de la mouillette et du ratatinement. Regarde, oh lecteur d’un jour, la gueule de Dudu, tout est dit. Contre Macron, contre Macron, d’accord, mais pourquoi ?

 

  • N’égrainons pas les raisons objectives. Nous le faisons ailleurs mais mesurons plutôt ce que fait la critique. Pensez-vous une seconde, lecteurs endormis, que nous sommes ici pour renverser un homme ou deux ou dix ou mille ? Notre combat est autrement plus titanesque, dix fois plus ambitieux que ces petits comptages. Il s’agit de l’homme, toujours, et oui, la bête pensante qui pense de moins de moins et se rapproche ainsi du premier membre de cette combinaison loufoque. Nous cherchons, avec un peu de force, à nous sauver de ces temps médiocres, à faire quelque chose d’un peu puissant avant la dernière débandade. C’est aussi pour cela qu’un Houellebecq nous afflige. Il pue la mort le bonhomme, ça chlingue à dix lieux. Macron pareil, mêmes effluves, identiques, égales. Des symptômes à fuir. Fuis, citoyen, dans l’autre sens, les gaz arrivent.

 

  • Je vous l’accorde, l’entreprise a des ratés. Fréquenter quotidiennement la nullité des temps à la recherche de quelques éclats ne se fait pas sans peine. A quels efforts démoniaques faut-il consentir pour faire exister autre chose ? Tout est là. Le plus sinistre dans cette histoire de révolte et de président c’est de voir autant d’hommes et de femmes satisfaits de l’offre, empressés de dire « pas si mal » en regardant leurs pieds. Cette soumission a mille figures et ne date pas du « moderne ». Vous la trouverez attaquée dans l’histoire, par les maîtres antiques, les romantiques actifs et les ironistes offensifs qui traversent le temps en jetant leurs œufs frais sur les devantures du siècle.

 

  • Taper, taper encore pour faire rendre un son à ce silence qui oppresse. Ne cherchez pas la réponse, n’attendez pas le dialogue, l’échange, la communication, pire, le débat. Taper de toutes vos forces, le son viendra sans eux. Soyez simplement justes et magnanimes, impitoyablement sensibles à ce qui vous affecte. C’est là que commence le renoncement et la sinistrose, quand vous ne pouvez plus répondre, incapable de faire quelque chose d’actif, de traduire l’affection en action. Tout est fait pour étendre le domaine du sinistre. Le politique n’est pas le seul territoire dévasté. Attention à la sinistrose. Gaspillez plutôt vos gestes et vos paroles, n’économisez aucune force, ne stockez rien. Soyez l’Héraclès bouffon, celui qui ramène de la mort vers la vie, qui « recueille dans sa personne le double héritage mythique d’un très ancien transgresseur diabolique et d’un non moins ancien passeur bénéfique. » (1)

……

(1) Jean Starobinski, L’encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012.

 

 

 

 

Le Phénix de Bourgtheroulde

Le Phénix de Bourgtheroulde

  • Le papotage sur la renaissance d’Emmanuel Macron bat son plein. Il aura suffit d’un parterre de maires dûment choisis, d’un micro et d’une performance oratoire (epideixis, en Grèce antique, aux heures glorieuses de la grande rhétorique) pour que le Phénix refasse causer de ses talents. Quel homme ! Quelle connaissance des dossiers ! Quel artiste ! Quelle chance pour la France ! Oubliés la grande braderie des fleurons de l’industrie française, le calendrier des privatisations de ce qu’il reste encore à privatiser, l’arrosage automatique de Ford ou de Nokia soldé en licenciements, les mensonges sur le SMIC ou les retraites, les barbouzeries, le travail de sape des institutions républicaines par les lobbyistes amis, les niches fiscales ou le tourisme du même nom, sans parler des multiples bavures policières depuis deux mois. Raccourcissons la liste pour en venir à l’essentiel : notre sensibilité, toute française, au baratin.

 

  • Quelle avancée politique au sortir de cette grande messe de l’ego ? Aucune. Quel rapport entre cette performance et la réalité de ces hommes et femmes qui vont gribouiller demain, en allumant un cierge, leurs doléances sur un coin de site internet ? Aucun. Retour à la campagne électorale de 2017, aux opérations de séduction collective du gourou télé-évangéliste, promu « philosophe en politique » par la grâce de la médiocrité ambiante. N’est-ce pas d’ailleurs cela aujourd’hui le politique, une campagne ininterrompue de soi, une mise en scène des egos sous la tutelle du plus grand d’entre eux. La tête dans le potin, les éditorialistes, une variante du commérage, reprennent du poil de la bête avec leur Phénix. Phénix potin.

 

  • Alors qu’une ancienne marchande de yaourts pour 450000 euros l’an, un temps à la tête de Teach for France, entreprise de démolition de l’école républicaine (1), s’apprête à administrer la grande bouillasse du débat national, le Phénix de Bourgtheroulde, un joli nom tout de même, a repris la main. Ce Frank Abagnale à la française, grand séducteur des demi-habiles et des propriétaires poivre et sel, mais loin des extrêmes, choisi par quelques mentors, encore plus faussaires que lui, pour ses charmes et ses qualités de faussaire, aurait « réussi son opération de communication », nous dit-on sur toutes les chaînes. N’oublions pas tout de même qu’un homme capable de mentir ouvertement aux français sur la hausse du SMIC, un sujet des plus sérieux, après de telles émeutes, est capable de tout.

 

  • Qui ne voit pas l’absurde d’un tel régime politique ? Le show d’un seul devant un parterre docile comme réponse à une volonté collective de peser sur les décisions politiques. Que peut-il rester de cette performance oratoire : rien. Ou plutôt un immense détournement de la démocratie représentative qui ne peut, dans une situation d’effondrement, se relégitimer que par la souveraineté populaire. Cette singerie de démocratie, ce simulacre de vie politique intense, cette bouffonnerie maitrisée est reprise aujourd’hui en échos d’échos par des animateurs peu regardant sur la probité quand il s’agit de remplir leur assiette. Ce numéro de cirque n’exclut en aucune façon « la connaissance des dossiers » comme il est dit sur toutes les chaînes. De quelle naïveté faut-il faire preuve pour ignorer que les formations des dites élites servent aujourd’hui à cela : trier très rapidement de l’information et faire semblant de passer, avec virtuosité, pour ce que l’on est pas. A ce jeu-là, le Phénix de Bourgtheroulde est un expert indiscutable.

 

  • Nous oscillons évidemment entre la consternation et le rire salvateur. Brillant, c’est le mot, comme ses pompes, le Phénix de Bourgtheroulde fut accompagné, pour cette délicate mission, par Madame Yaourt, la dénommée Wargon, qui reçut, dans une modeste pièce, une poignée de gilets jaunes eux-mêmes sifflés par quelques autres. Cette scène cocasse nous fait mesurer à quel point le sus nommé Houellebecq est très largement dépassé par une réalité au-delà de toute satire. Tout ce petit monde va donc piloter le « grand débat national ». C’est à pleurer de rire.

 

  • Comment jouer encore le jeu ? Le grotesque est à ce point consommé que la seule question à se poser est de savoir pourquoi nous ne sommes pas tous dans la rue. Si ce n’est pas pour demander le RIC et le retour de l’ISF que ce soit au moins pour exiger le déplacement de cette petite troupe de saltimbanques et son chef d’orchestre, le Phénix de Bourgtheroulde, dans toute la France car les français, amis du baratin, peuvent, à la différence d’autres peuples, rire de tout.

….

(1) Un billet sera ultérieurement consacré à cette saleté.

 

Réponse à la lettre du président Emmanuel Macron

Réponse à la lettre du président Emmanuel Macron

« Pour moi, il n’y a pas de questions interdites. Nous ne serons pas d’accord sur tout, c’est normal, c’est la démocratie. Mais au moins montrerons-nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre. »

Emmanuel Macron, Président de la république, le 13 janvier 2019.

…..

  • Où en sommes-nous ? Depuis deux mois, tous les samedi, des dizaines de milliers de français enfilent un gilet jaune et défilent dans la rue. Ils continueront samedi prochain. Ce mouvement populaire n’a pas de précédent dans l’histoire récente, le soutien qu’il reçoit est massif, les problèmes qu’il pose fondamentaux.  Ce soir, après lecture de cette lettre aux français, nous savons pourtant que ce mouvement finira mal. La raison est simple :

la gravité de ce qui est en train de se passer en France échappe totalement aux dirigeants de ce pays.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, en pleine journée, des centres-villes, des places publiques, des ruelles bondées, des lieux de passage sont aspergés de gaz lacrymogène pendant des heures. Des grenades sont lancées, de violentes détonations retentissent, des groupes de policiers équipés d’armes « semi-létales » arpentent les rues en courant, des cars de CRS se massent ici ou là, bloquent des quartiers entiers. Tout cela au milieu d’une foule hagarde.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des citoyens français se retrouvent mutilés, gravement blessés dans des ruelles commerçantes transformées en zone de guérillas urbaines. Certains perdent un œil, une main, d’autres auront des séquelles pendant des mois, d’autres encore à vie. Des balafres au visage, des plaies de guerre aux jambes, à la tête. Hier encore, un jeune homme de quinze ans, équipé d’un sac de courses, recevait au visage un tir de flashball. Six heures d’opération, la mâchoire en bouillie, des cicatrices à vie. Au mauvais endroit, au mauvais moment.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des fonctionnaires de police sont pris à partie, caillassés, sommés de gérer l’ingérable, de canaliser des fins de manifestations compliquées, dans des conditions souvent périlleuses, au milieu de la population. Ils obéissent à des ordres et doivent y répondre tout en étant priés de ne pas trop compter les heures supplémentaires. Pour une écrasante majorité d’entre eux, ces hommes et ces femmes n’éprouvent aucun plaisir à être là tous les week-ends en face d’une situation inextricable. Les exactions manifestes d’une minorité d’entre eux les accusent tous. Ils doivent aussi faire face à l’indignité morale.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des journalistes de terrain, souvent mal payés, aux emplois précaires, sont pris à partie par des individus excédés. Certains sont molestés publiquement obligés de fuir, de se cacher, de dissimuler les logos de leurs caméras. Les images qu’ils prennent sont pourtant prises cent fois, les téléphones portables sont partout. Certains prennent des risques, reçoivent des grenades dans les jambes ou subissent des violences verbales de la part des forces de l’ordre. Ils ne sont pas sur les plateaux de télévision des cuistres poudrés, ils n’écrivent pas non plus les éditos de la presse quotidienne ou hebdomadaire mais ils deviennent « le système ».

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des bénévoles prennent des risques pour soigner les blessés. Casqués, en blanc, ils n’échappent ni aux gaz ni aux grenades. Ils extraient, parfois difficilement, des individus choqués, le visage en sang, pratiquent les premiers soins, s’enquièrent de l’état de santé des personnes à défaut d’une autre forme d’assistance, celle des fonctionnaires de l’Etat, pourtant encadrée par la loi.

 

  • Tous les samedi depuis deux mois, des dégradations urbaines, des poubelles brûlées, des vitrines brisées. Qui ne se préoccupe pas de l’endroit où il a laissé son scooter ou son vélo ? Les transports en commun sont perturbés, arrêtés. Certains commerces baissent leur rideau à 17 heures, d’autres ferment toute l’après-midi.

En réponse à cette situation catastrophique, les français auront donc droit à une lettre les invitant à participer à un « débat ».

 

  • A quel point d’effondrement du politique en est-on arrivé pour croire qu’une telle situation pourra se régler de la sorte, avec un débat ? Les raisons qui ont conduit à cette situation inédite sont les mêmes qui conduiront à rejeter massivement cette lettre du président de la République. De quel degré de cynisme ou de naïveté faut-il être habité pour croire qu’une telle sauce peut éteindre un tel feu ?

 

  • On me dira que les hommes de bonne volonté veulent l’apaisement et qu’une telle réponse à la lettre du président de la République est le contraire d’un apaisement, plutôt une invitation à la poursuite irresponsable de cette situation dramatique. Disons que ce sera ma participation au débat national, ma contribution puisque, paraît-il, toutes sont bonnes à prendre.

 

  • Etant entendu « qu’il n’y a pas de question interdite », voici donc les miennes. Pourquoi, en face d’une responsabilité historique, un président de la République élu au suffrage universel dans une soi-disant grande démocratie européenne est incapable d’être à la hauteur ? Comment se fait-il que notre système politique, celui qui promeut les dirigeants de notre pays, accouche d’une telle faiblesse ? Combien de temps encore allons-nous supporter des institutions, celles de la cinquième République, capables de concentrer un tel pouvoir dans d’aussi petites mains ?

 

  • Il n’y a pas lieu de faire le malin ou quelques bons mots sur cette lettre quand la tristesse domine, celle de voir un grand pays sombrer dans une telle médiocrité. Nous payons aujourd’hui très chère une forme de démission collective. Emmanuel Macron signe cette lettre mais nous en sommes tous les co-auteurs. Cette médiocrité est aussi la nôtre individuellement. Que s’est-il passé en France pour que nous en soyons là, à lire cette prose irréelle, ce tract de campagne électorale, dans une telle situation historique ?

 

  • Il n’est que temps de se ressaisir  politiquement, de réfléchir à qui nous accordons nos suffrages et pourquoi, de retrouver une exigence intellectuelle, une forme de probité républicaine quand il s’agit de penser le bien commun. Aucun homme politique ne peut le faire à la place des citoyens. Aucun.

T’es un flan Houellebecq

T’es un flan Houellebecq

  • T’es un flan Houellebecq, un d’ces flans que les sans imaginaire répandent à la spatule dans les centres culturels du ramollissement psychique.

 

  • T’écris mou Houellebecq. Attendre dix-sept pages pour nous dire que tu, toi ou ton autre ont envie ensemble de se faire sucer, c’est seize de trop. C’est ton arme, Houellebecq, sort la tout de suite.

 

  • Tu m’déprimes Houellebecq, regarde, tu souris sans y croire, t’es gêné, t’es pas là. T’es absent Houellebecq, t’es pas au monde. C’est normal que tu charries, dans l’anti-chambre de la déprime, les vieux flans et les vieilles miches qui s’excitent sur tes fantasmes de fellation et d’Europe qui part en noisette.

 

  • T’es pas appétant Houellebecq avec ton captorix qui file la nausée, des troubles de l’érection, une baisse de la libido.

 

  • Tu t’crois malin Houellebecq en ajoutant, après un saut de ligne, que tu n’avais jamais eu la nausée. Toi ou ton double narratif, vous êtes les mêmes, deux quiches au micro onde.

 

  • T’es un symptôme Houellebecq, un document d’archive du trou d’air de l’époque.

 

  • Tu t’répands Houellebecq, j’te vois partout, tu dégoulines sur les étals. Encore hier, j’ai vu une dame du monde à la ville avec ton coulis sous le bras. Elle va en faire quoi de ton captorix ? Une tisane ?

 

  • Tu m’diras Houellebecq qu’on t’déroule le tapis rouge, ça cause, ça dissèque, ça s’esbaudit dans les chaumières de la culture, ça bandouille et ça mouillotte autour de ta sérotonine.

 

  • Je t’te laisse Houellebecq, ça s’appelle une kronique, un divertissement du soir, de la bière et du cul. Pour le reste, faut passer à la caisse.

Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

Le discours d’Edouard Philippe ou le déni de la conflictualité politique

(Le déni, sculpture par Karine Krynicki)

…..

  • Le problème de fond, et l’intervention martiale du premier ministre Edouard Philippe hier soir à la télévision (7 janvier 2019) ne fait que le confirmer une fois encore, reste la disparition du politique. Nous savons pourtant que la fameuse équation sociale n’est pas simplement difficile à résoudre parce que l’équilibre à trouver entre toutes les composantes du corps social est forcément instable mais parce qu’il ne s’agit justement pas d’une équation mais d’un rapport politique.

 

  • Ce qui est affligeant, outre le mépris et l’indifférence pour un mouvement politique sans précédent dans l’histoire française récente, c’est de voir un premier ministre se refuser à tout rapport politique avec les citoyens, comme si les citoyens justement n’avaient pas droit au politique. L’aboutissement dramatique d’une logique que nous connaissons parfaitement pour l’avoir observé depuis des années.

 

Il ne saurait y avoir de rapports politiques sans confrontation et de confrontation sans considération d’une adversité réelle.

 

  • Le mouvement des gilets jaunes est avant tout une lutte pour faire reconnaître au pouvoir qu’il y a un mouvement politique quand celui-ci lui dénie toute forme d’existence. La stratégie du pouvoir (s’agit-il d’ailleurs encore d’une stratégie ou d’une incapacité mentale ?) est un déni du politique, une négation pure et simple de la reconnaissance d’une conflictualité réelle. Au sens strict, pour Edouard Philippe et le gouvernement français, le conflit politique ne doit pas exister. « Une démocratie digne de ce nom doit reconnaître l’inéluctabilité de l’antagonisme afin d’instituer les médiations qui transforment les ennemis en adversaires. »(1) Aux antipodes de cette transformation, la criminalisation de l’antagonisme nous conduira rapidement au pire.

 

  • Cela fait des décennies que nous assistons à une marginalisation de ceux et celles, artistes, écrivains, savants, qui mènent un combat effectif contre la violence symbolique aux conséquences bien réelles. La mise à l’écart de la conflictualité politique dans le champ intellectuel en est la meilleure preuve. Ne reste en définitive que des animateurs culturels qui prennent bien soin de ne pas se mouiller quand les questions politiques sérieuses sont en jeu, quand il faut nommer, désigner, combattre. Pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu, les « instruments de défense et de critique contre toutes les formes de pouvoir symbolique qui ont connu un formidable développement, tant dans l’univers économique que dans le monde politique » (2) existent. Ce sont les espaces de promotion de ces instruments de défense et de critique qui disparaissent. De ce point de vue, Internet, comme l’avait d’ailleurs parfaitement entrevu Pierre Bourdieu à la fin de sa vie, concentre aujourd’hui l’essentiel de cette résistance. Lieu de tous les spontanéismes, ce nouvel espace fut pourtant massivement investi par les logiques de dépolitisation. Combien d’intellectuels serviles, toujours à la recherche d’une promotion dans les lieux médiatiques de plus grande visibilité, pour mettre en avant l’impossibilité de voir émerger de ce nouvel espace autre chose que l’expression d’une haine, d’une hostilité destructrice.

 

  • Le politique n’existe pas sans combat et nous ne voulons plus combattre. Mais qui est ce nous ? Ceux et celles qui se contentent de voir le monde administré du point de vue de l’ordre, c’est-à-dire de la police. Mais quelle police ? « Le dernier mot à la crise doit être politique, issu du dialogue et de la concertation. Ce n’est pas un match Police – GiletsJaunes. » Cette phrase du CSPN (Commissaires Police Nationale) n’est pas prononcée par un des fameux politiques-experts mais par des citoyens qui ont, dans la cité, une fonction de police. Ils se retournent vers les politiques (qui n’en sont plus) seuls capables de donner corps à une conflictualité qui ne peut se résoudre dans un « match Police – Gilets Jaunes » commenté, tel un journaliste sportif, par le premier ministre français quand il ne parle exclusivement que des gilets jaunes « hooligans ».

 

  • Le constat est implacable. Ce qui reste de politique en France est en train, de reculs en reculs et de lois en lois, d’être criminalisé. Tout ce qui pourra créer demain de la conflictualité sans jouer le jeu de l’insignifiant spectacle dépolitisé aux mains des animateurs culturels (leur différence étant bien souvent qu’une question de goût et d’habitus de classe) sera traqué ou marginalisé. Nié. Cela n’existe pas. Cette analyse même existe à peine, pour quelques lecteurs eux-mêmes marginaux. Ne pas hurler avec la meute, critiquer sans reste la stratégie d’exclusion des « extrêmes », l’instrumentalisation de la mauvaise rhétorique « brun-rouge », tout cela ne peut pas exister, ne doit pas exister. Dénoncer la dépolitisation des écoles de formation, le triomphe du management le plus abrutissant, la vacuité de discours supposés républicains, autant de mauvaises manies qui ne peuvent que « jeter de l’huile sur le feu » contre la « volonté d’apaisement » et le « retour à l’ordre ».

 

  • Faute de trouver des interlocuteurs sérieux, l’affrontement ne peut que se durcir.  C’est ce que vise toujours un gouvernement qui cherche à imposer à tous un ordre dépolitisé du monde. La crise dramatique que nous vivons est pourtant essentielle à comprendre. On ne peut pas décemment gloser sur le politique, le philosophique ou la culture sans interroger la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons et pensons. Il en va de la responsabilité de ceux qui ont le temps (à condition de dormir peu) et les moyens de rendre intelligible une lutte fondamentale pour la démocratie française. Pour des raisons de justice sociale, évidemment, mais aussi, et fondamentalement, pour savoir dans quelle société nous voulons vivre demain. Nous, nos enfants et ceux qui croient encore aux valeurs de la République française.

 

L’affligeant discours martial du premier ministre Edouard Philippe, ce déni de la conflictualité politique, est une honte politique et ne laisse évidemment rien présager de bon pour la suite.

 

(1) Matthias Roux, J’ai demandé un rapport, Paris, Flammarion, 2011.

(2) Pierre Bourdieu, Conférence donnée à l’Institut français de Berlin, 2 octobre 1992.

Jean Jaurès contre l’oligarchie financière

Jean Jaurès contre l’oligarchie financière

Les citations de Jean Jaurès sont extraites d’un article de la Dépêche du Midi, daté du 27 juin 1892, intitulé « Crédit démocratique ».

  • Pour Jean Jaurès, la question de la Banque (une majuscule dans ses articles pour désigner la banque de France) était « la plus grande question économique et sociale (…) posée devant la démocratie française. » Pour cela, écrit-il, « il faut arracher l’industrie et le commerce, surtout la moyenne et petite industrie, le moyen et le petit commerce aux banquiers. » Ce qui est en jeu, à travers le taux d’escompte, n’est autre que le prix de l’argent. « Le tribut énorme prélevé sur les affaires », ce qui correspond aujourd’hui à des transferts massifs de capitaux mobiles vers des capitalisations qui ne soutiennent pas l’économie réelle, contrairement à l’idéologie servie pour promouvoir le CICE, est un « obstacle formidable au développement des transactions et du travail. » Les plus puissants actionnaires des banques, à la fin du XIXe siècle comme aujourd’hui, sont des banquiers qui n’ont aucun intérêt à ce que la Banque appartienne à la nation. Ainsi, ajoute Jean Jaurès, « nous sommes dans cette situation intolérable, que la Banque, dite Banque de France, qui devrait affranchir le travail national de l’onéreuse tutelle des banquiers, appartient, non à le France, mais aux banquiers. »

 

  • Afin de se débarrasser de cette tutelle (nécessaire pour escompter les papiers émis), Jean Jaurès envisageait d’instituer, auprès de chaque succursale de la Banque de France, un conseil d’escompte élu au suffrage universel et composé de commerçants et d’industriels ressortissant à cette succursale. Un conseil régional en quelque sorte. Dans l’intérêt des commerçants, le conseil aurait intérêt à émettre des crédits tout en veillant à s’auto-limiter. Un système d’assurance permettrait de couvrir les pertes. Il serait réparti au prorata des affaires avec la banque de ces commerçants et industriels élus. Pour autant, cette prudence ne devait pas empêcher d’émettre des crédits afin de ne pas grever l’économie. Quel meilleur système qu’un dispositif électif d’auto-contrôle qui verrait s’effondrer le privilège des banquiers tout en abaissant le coût de l’argent? Dispositif renforcé par la possibilité qu’aura la Banque de France de recevoir des dépôts, de développer son émission de billets et de prêter à un taux bas. La vraie opposition politique, le combat le plus essentiel pour la démocratie française, n’est absolument pas, pour Jean Jaurès, entre les libéraux économiques et les collectivistes égalitaristes mais entre ceux qui entretiennent ce qu’il appelle « le privilège bancaire » et ceux qui veulent rendre la Banque à la nation.

 

  • La question est simple et simplement posée : « Comment obtenir qu’une Banque, appartenant à des banquiers, à des financiers, entre en lutte sérieusement, sincèrement, contre les banquiers et les financiers ! » Pour que la démocratie puisse se servir de « ce merveilleux instrument d’émancipation et d’action qui s’appelle la Banque », il faut qu’elle soit « souveraine maîtresse et qu’elle n’introduise pas dans la maison même, avec des clauses en apparence, rigoureuses, une oligarchie financière hostile. » 

 

« Je crois que l’on sera réduit à ce dilemme : ou bien laisser la Banque aux actionnaires, aux conditions actuelles, et renouveler purement et simplement le privilège, comme le proposent, en somme, la commission et le gouvernement ; ou bien, faire décidément de la Banque une banque d’Etat. »

 

  • Voilà ce qui a toujours été inacceptable pour l’oligarchie financière, voilà aussi ce qui rend vains les bavardages de ces minables éditorialistes, ces perruches aux ordres, qui ne soulèvent jamais le fond du problème : la soumission d’une nation à un pouvoir financier anti-démocratique. Ainsi fait, « la nation aura une puissance financière énorme : et elle pourra racheter tous les privilèges qui pèsent à l’heure actuelle sur le travail. » Les mêmes qui mettent en avant la supposée spoliation d’un système dit « socialiste » le font sans jamais remettre en question le pouvoir de l’oligarchie financière et la main mise des banques privées. Ce qui est en jeu reste la mobilité des capitaux au service de l’intérêt de la petite et moyenne industrie. « C’est dans le crédit national et démocratique, qu’est la solution tranquille du problème social. » 

 

  • Ce n’est pas le socialisme de Jaurès qui précipite aujourd’hui la France et bientôt l’Europe toute entière dans un chaos social qui ne pourra que s’aggraver mais cette « deuxième droite » qu’a très bien dépeint Jean-Pierre Garnier et dont Emmanuel Macron est le dernier surgeon. Une façon de gouverner qui engraisse l’oligarchie financière en dépossédant la France de sa souveraineté bancaire avant de faire payer l’addition au peuple par un odieux chantage à la dette insolvable. Le tout servi par une armée de traîtres à la démocratie, aujourd’hui au pouvoir, entourés de députés godillots dépolitisés et bien souvent abrutis à la communication d’ambiance. Le comble de l’obscénité est atteint quand ces fossoyeurs de la nation se présentent, flash-ball et grenades aux poings, comme les derniers remparts de la démocratie contre les « extrêmes », mieux comme les héritiers des Lumières contre « les foules haineuses ». Assurément, Jean Jaurès en faisait partie, lui qui voulait la paix et qui en est mort.

 

  • « Ce sont ces puissants théoriciens idéalistes (Louis Blanc, Proudhon), si dédaignés par une génération impuissante ou corrompue, qui seront les guides de la République de demain : c’est leur pensée réveillée qui nous sauvera à la fois de l’injustice et de la violence. » Jean Jaurès est aux antipodes de ce libéralisme libertaire taillé pour les petits hommes que nous devenons, libres dans la mesure, note très justement Maurizio Lazzarato, où ils assument « le mode de vie (consommation, emploi, dépenses sociales, impôts etc.) compatible avec le remboursement. » (1) Les divertissements sociétaux ont pour principale fonction de recouvrir le vide abyssal du politique quand il s’agit de questionner notre rapport à la Banque.

 

  • La haute bourgeoisie industrielle et commerciale a toujours raillé « les grands socialistes de 1848 ! » Ce n’est pas nouveau. Mais son triomphe idéologique en un siècle et demi aura été de réussir à incorporer dans ses rangs des hommes et des femmes sur lesquels elle se paie et prospère grassement tout en leur faisant la leçon. Que ce rapport de force s’inverse et le spectre du populisme est aussitôt brandi, de l’extrémisme et bientôt, n’en doutons pas, du fascisme. C’est aussi pour cette raison que l’oligarchie financière porte le fascisme comme la nuée l’orage. Elle préférera toujours la guerre à la paix des nations, le marché commun, ce qu’elle appelle dans sa fausse langue « l’Europe démocratique », à la République qui peut seule nous sauver de l’injustice et de la violence.

 

  • Il s’agit bien là d’une révolution, celle qui prend le mal à la racine. « Le crédit est excellent pour la démocratie », conclut Jean Jaurès, à condition que cette excellence soit au main de la souveraineté, instrument essentiel de la République. Il s’agit donc de réunir les forces de la nation contre un pouvoir fait pour démembrer la souveraineté, pour promouvoir à outrance les droits anti-sociaux, dans la terminologie de Joseph Proudhon, et faire payer au prix fort les droits sociaux. Ces forces doivent être féroces car le pouvoir qu’elles affrontent est sans pitié. Il a pour lui l’évidence du siècle. Du degré de politisation des citoyens dépendra la force et l’issue de cette révolution. La République a aussi cette mission historique : faire sortir les hommes de l’optimisme ignorant et de l’égoïsme béat. C’est pour cette raison que son école est aussi attaquée.

 

« Ces forces auront raison des prétentions insolentes de l’oligarchie financière, servies, dans les chambres de commerce, par l’optimisme ignorant et l’égoïsme béat de l’oligarchie bourgeoise. »

(1) Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, Essai sur la condition néolibérale, Editions Amsterdam, 2011, p. 28.