Le cauchemar des plus malins
Solipsisme – Thomas Akhoj Ibsen
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« Quand différents hommes ont chacun leur monde propre, il est à présumer qu’ils rêvent. »
E. Kant, Rêves d’un visionnaire expliquées par des rêves métaphysiques, 1766,
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- Nous en sommes là. Sans exigence, sans un appel vers le haut, la critique n’est qu’un solipsisme vide. Oui, l’espoir de se croire plus malin que les autres est bien le nouvel opium du peuple. Se sauver seul, agir seul, prendre sur le monde le point de vue d’un dieu indifférent aux autres. Qu’avons-nous encore à objecter à Antoine Roquentin dans la Nausée de Sartre, cette conscience radicalement esseulée qui ne se demande jamais si elle peut être et agir avec les autres ?
- Une fois épuisé le solipsisme, ce divertissement de l’esprit, une question autrement plus vertigineuse se pose : le problème des rapports de l’homme avec d’autres hommes. Non pas rapports abstraits, face à face théorique de deux consciences, mais engagement commun. Combien de livres pour mettre en avant le développement personnel ou l’art malicieux de faire la nique à ses semblables ? Pour combien de réflexions qui contestent le présupposé de départ : « une certitude doit vous animer : le plus clair de ce dont vous jouirez dans votre existence, vous l’aurez soustrait à quelqu’un qui en aurait volontiers joui à votre place. » (1) La tristesse de ce constat, dont on imagine sans difficulté l’existence misérable de celui qui le soutient, ne doit pas nous faire oublier sa principale conséquence : la déshumanisation du monde.
- Impossible d’envisager en effet un monde pleinement humain sans faire confiance à la liberté des autres. « Cela ne cadre pas avec l’image romantique du monde, ajoute le malin, où nous aurions tous à nous tenir la main dans une grande ronde fraternelle pour instituer le Bonheur universel. Mais c’est la vérité. Ou du moins c’est ainsi que le monde fonctionne généralement. » (2) S’il y aurait beaucoup à dire sur cette conception fonctionnaliste de la vérité (est vrai ce qui fonctionne, ce qui marche), la référence au romantisme naïf est encore plus décisive. Tout espoir de sortir de soi serait donc vain, frappé d’irréalité, par avance ridiculisé. Renvoyés à un doux rêve collectif, nous renvoyons à notre tour ces stratèges de la misère humaine à leur cauchemar sans fin.
- Etre pleinement homme, pour les plus malins, autant dire réussir dans le monde, ne peut se faire que contre les autres. L’idée que nous ayons à nous faire homme en nous-même avec les autres hommes relèverait d’une ronde fraternelle. Comprends bien cela, lecteur, confiant dans ta liberté, je ne ferais, aux yeux des plus malins, que te prendre la main pour la grande ronde fraternelle et romantique. L’alternative est simpliste : soit nous dansons naïvement la bourrée romantique des vaincus ; soit je t’entube en faisant sur ton dos la promotion de mon solipsisme de vainqueur. Au choix.
- Cette alternative, une puissante doxa pour notre temps, est le résultat d’un travail de sape qu’une seule injonction résume : soyez vous-même (3). Elle signifie ceci : indépendamment du monde humain qui vous entoure, de la relation aux autres, votre essence, ce que vous êtes, ne dépend que de vous. En prenant la décision solipsistique d’être vous-même, en toute indifférence aux autres (qui seront plutôt des obstacles à la réalisation de ce beau projet circulaire) vous pourrez pleinement jouir de la réconciliation de votre existence et de votre essence, immédiatement, sans délais. A condition bien sûr d’anéantir subjectivement les parasites qui nuisent à votre bonne entente, en conclave avec vous-même, vous souriez désormais de voir les naïfs se donner la main dans une ronde aussi circulaire que votre cauchemar.
- La relation aux autres n’est pas une question technique et on ne sort pas du cauchemar des plus malins comme on résout une équation algébrique. Mais pour les plus malins, c’est aussi l’origine de leur mauvais délire, l’homme n’est pas un problème posé à l’homme mais un faux problème qui peut être évacué par un bon calcul, une stratégie adéquate à ce qui fonctionne. Pour eux, la déshumanisation du monde n’est pas un problème puisque l’on peut être homme et jouir pleinement de soi-même contre les autres en se faisant machine. Il sait parfaitement jouer le jouer, c’est une belle mécanique, il traite l’information à la perfection, il encode à merveille, autant de formules valorisées par les plus malins, autant de solutions pour liquider le problème de l’homme en face de l’homme.
- Entre la ronde fraternelle et la nique à autrui, se tient l’ambiguïté. La relation que nous-avons aux autres, pour l’avoir à nous-même, est fondamentalement ambiguë. Mais voulons-nous encore vivre cette ambiguïté ? Ne sommes-nous pas las du problème de l’homme, de ses indécisions collectives, des incertitudes de son rapport aux autres ? L’espoir de se croire plus malin que les autres ne porte-t-il pas en lui l’espoir non avoué de régler définitivement le problème de notre ambiguïté ? Le cauchemar des plus malins serait intimement lié à notre volonté de repli, nous faire un monde rassurant dans des temps hostiles quitte à sacrifier la réalité du rapport aux autres ; les fantasmes rassurants du rapport à soi feront l’affaire. Tout cela sur fond d’une grande tristesse, d’une immense dépression collective. C’est peut-être aussi pour cette raison, pour ne pas sombrer seul, que l’on se retrouve avec les autres, dans des combats politiques, pour ne pas renoncer à édifier un monde plus humain.
- Romantisme ? Peut-être. Et alors ? Nous ne pouvons congédier la condition humaine sans en payer le prix. Nous ne pouvons renoncer à associer ces deux termes, homme et monde, sans déchoir. L’homme seul est injustifiable ; le monde sans l’homme n’a plus besoin d’être justifié. Celui qui cherche à se sauver seul est un lâche ; celui qui cherche à sauver les autres en niant leur liberté se nie lui-même. Deux cauchemars : celui des plus malins, libres et seuls, celui des rondes fraternelles forcées. Deux fuites qui se refusent de voir l’homme en face : une liberté ambiguë. Avons-nous la foi en l’homme, nous les incroyants ? Peut-être. Et alors ? A condition de rendre cette foi problématique, elle-même ambiguë. A condition de comprendre que la foi en l’homme est une tâche violentée, un effort, une exigence, un appel vers le haut, sans quoi la critique ne serait qu’un solipsisme vide. La foi n’est pas l’espoir de s’en sortir mieux que les autres. Nous n’avons aucun espoir à ce sujet. Alain donne à cette tâche une très belle définition, pour nous réveiller du cauchemar des plus malins : « La foi en l’homme est pénible à l’homme, car c’est la foi en l’esprit vivant ; c’est une foi qui fouille l’esprit, qui le pique, qui lui fait honte ; c’est une foi qui secoue le dormeur. » (4)
(1) Olivier Babeau, Devenez stratège de votre vie, Gérer votre vie comme une entreprise, Paris, Lattès, 2012, p. 25.
(2) Op. cit.
(3) Une variante gastronomique : « Venez comme vous êtes » (Mac Donald’s)
(4) Alain, Minerve ou de la sagesse.