Apologie du travail de l’esprit
« Peut-être la pensée n’est-elle qu’une forme de parasite, de virus qui se développerait à l’intérieur du système lui-même, et qui, en fonction même de la prolifération du système, le déstabiliserait de l’intérieur. C’est plutôt cette version qui est intéressante dans la conjoncture actuelle. »
Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent, 1997.
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- Schématiquement, nous avons aussi besoin de grandes orientations directrices : il y a ceux qui sont au travail de l’esprit et ceux qui n’y sont pas. Notre temps, pour des raisons à la fois pragmatiques et économiques, a vu se transformer profondément ce travail. Le critère de visibilité est aujourd’hui le seul juge de la qualité des œuvres de l’esprit. La visibilité donc le patronyme. Vous entendrez toujours moins parler de réfutations sérieuses que de quelques noms qui tournent en boucles et qui changent d’une saison à l’autre. A ces noms, des affects sont attachés et des systèmes de représentation simplistes. Des excommunications le plus souvent. La régression infra-logique, compatible avec les exigences du spectacle dérisoire, nécessite de mettre en scène des individus plutôt que des critiques étayées, des patronymes plutôt que des idées.
- En refusant d’aller chez Ruquier en 2012, de participer au grand show de la mise en spectacle de l’opinion plus ou moins éclairée, alors que j’y étais invité pour faire office de « réac de service », j’ai pris une décision dont je ne mesurais pas alors toutes les conséquences. Nous avons tous en nous cette part de narcissisme et d’amour-propre qui cherche constamment à être flattée. Nous aimons, plus ou moins mais toujours un peu, recevoir ces signes de reconnaissance qui nous font être aux yeux anonymes du monde et il serait malhonnête de dire que le travail de l’écriture ne participe pas aussi de cette recherche de reconnaissance. Pascal, dans Les Pensées, a écrit l’essentiel au sujet de la vanité et des fausses considérations d’autrui : : « on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter ». Nous construisons des fictions sur la valeur de ce que l’on fait et la valeur que l’on s’accorde à soi-même. Amour-propre, vanité, fausseté des relations sociales, le culturo-mondain, la formule est bonne, autant de tropismes qui éloignent l’esprit d’une autre exigence : fuir le faux, tenter d’être juste, viser l’honnêteté. L’homme a créé, dans les démocraties marchandes techno-ludico-policières, des mises en spectacle de l’homme incompatibles avec cette exigence. Il n’y a pas de moyen terme et il s’agit bien symboliquement d’une lutte à mort entre les travailleurs de l’esprit et ceux qui détruisent la valeur de ce travail. Légions sont les façons de détruire, innombrables seront les terrains de cette lutte à mort.
- Je savais, encore confusément il y a six ans, qu’il fallait choisir. On ne peut pas être partout, participer au grand barnum médiatique et spectaculaire tout en affinant au burin le cadre de notre époque. C’est une décision fondamentale, un partage des eaux. Ce faisant, vous restreignez votre public à des lecteurs attentifs. Des hommes et des femmes qui ne cherchent pas à excommunier mais à comprendre. Cela n’exclut pas une forme de violence et de radicalité qui effraieront toujours la petite bourgeoisie culturelle plus à son aise avec le scepticisme tranquille ou les divagations sur le snobisme des autres. Mais il faut comprendre que cette violence et cette radicalité ne sont pas des offensives gratuites, des attaques pulsionnelles et déraisonnables. Nous ne faisons que répondre à une agression première, fondamentale, celle qui légitime toutes les autres, une agression contre le travail de l’esprit. N’attendez pas pour autant une définition de l’esprit. L’artisan ne définit pas un meuble, il le sculpte. Statuant sur des mots que nous nous jetons ensuite à la figure comme des tomates pourries, nous oublions de faire vivre ce qu’ils désignent. Combien de textes sans esprit pour définir ce qu’est l’esprit ?
- Le travail de l’esprit suppose une résistance de la matière. D’où vient cette matière ? Du dehors. En enseignant la philosophie dans des classes terminales, une chance, j’ai compris qu’il existait au fond deux grandes orientations directrices, pour reprendre mon schéma initial : les philosophies qui construisaient abstraitement leur matière, qui se faisaient une matière à elles afin de ne pas être trop dépaysées et les philosophies, beaucoup plus rares, qui trouvaient leur matière dans les soubresauts de l’époque, en face d’elles. Ces philosophies, il faut bien le reconnaître, ont eu historiquement tendance à prendre les philosophies de l’abstraction en grippe, jusqu’à se vouloir non-philosophes. Moins l’abstraction d’ailleurs, il en faut, que la séparation entre des objets de pensée artificiels et la réalité résistante, cette matérialité externe réfractaire et têtue.
- Cette matière sur laquelle opère le travail de l’esprit n’est pas humaine, elle n’est pas déjà marquée par l’homme. Le travail de l’esprit consiste plutôt à la façonner, travail qui doit être constamment repris, effort séculaire qui ne peut se reposer sur aucun héritage. Nous devons dire au présent le mal qui l’empêche de se faire encore. Nous devons nommer ici, y compris de façon démoniaque et profondément négative, toutes les conjurations qui prétendent gérer la valeur esprit comme le capital d’une culture qu’il suffirait de préserver et d’honorer. Nous devons reprendre toujours l’effort pénible de tracer un sillon dans une époque médiocre mais sûrement fatale. Nous devons maintenant lutter contre la dénégation, les complicités paresseuses qui s’octroient la part belle de l’esprit sans vouloir ses efforts et ses renoncements.