Au démocrate de salon

Au démocrate de salon

« Toutes les lucidités sont criminelles »

Emil Cioran, « Le renoncement de la liberté », 1937

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  • Les appels désespérés (qui les écoute d’ailleurs quand on sait le discrédit qui frappe aujourd’hui les donneurs de leçons médiatiques) à la responsabilité, au calme, à la non-violence, les #stopviolence et autres gadgets affolés de dernières minutes ne changeront rien au processus qui s’est enclenché depuis plusieurs semaines. Nous allons donc, dialectiquement, en passer par la violence.

 

  • Nous savons désormais qu’en manifestant dans la rue, en contestant un pouvoir qui se replie chaque jour passant dans une logique de violence sans issue, nous risquons de sortir défiguré, de perdre un œil, une main ou plus. Inutile pour cela d’aller au contact de la force publique ou de jouer les va-t-en-guerre. Ces jours-ci, des lycéens, de jeunes adultes, à bout portant, furent grièvement blessés, des manifestants molestés au nom de l’ordre, des retraités roués de coups dans un espace public qui se restreint de jour en jour et une communication d’Etat qui ne cache plus ses stratégies  morbides. Ces jours-ci, les forces de l’ordre furent attaquées comme rarement sous la Vème République, obligées de battre en retraite, de protéger leur vie, trouvant parfois dans quelques cibles faciles et isolées l’occasion de décharger une impuissance qui leur vient d’en haut.

 

  • Nous sommes à un tournant. Ce n’est pas Camus qu’il faut lire pour le comprendre mais des auteurs infréquentables pour le bon goût des démocrates raffinés. Il faut mettre les mains dans l’abjecte, regarder aux fonds des poubelles, exhumer l’inconscient de notre époque, râcler le purin de l’homme libre. Faire, en somme, le sale travail. J’ai sous les yeux l’Apologie de la barbarie d’Emil Cioran, un texte en particulier « Le renoncement  à la liberté », publié dans Vremea, le 21 février 1937. Ce texte, avec d’autres, réédités par les éditions de l’Herne (un authentique travail d’éditeur pour une fois) est le seul que je connaisse à poser réellement le problème de la violence et de la démocratie ou plutôt du régime que l’on appelle encore démocratie par usage et abus.

 

  • Cioran, à contre-pieds de tous les démocrates de salon, expose les raisons pour lesquelles les hommes, dans certaines conditions déterminées de l’histoire, préfèrent renoncer à la liberté plutôt que d’être intoxiqués par elle. Il écrit ceci : « la démocratie est la plus grande tragédie des couches sociales qui ne participent pas directement à l’histoire ». Voilà aujourd’hui ces couches ralliées de force à un projet dont elles ne se sont plus depuis longtemps les agents, un projet de civilisation qu’elles subissent de jour en jour toujours plus violemment. Elles sont sommées de marcher, de suivre le pas, « sans avoir aucune adhérence ». On leur demande de flotter alors qu’elles sont encore enracinées à quelque chose. On les arrache à leur condition sans faire d’elles « un facteur actif de l’histoire », de sorte, ajoute Cioran, que « la plèbe éternelle a été engagée dans une responsabilité pour laquelle elle n’avait aucune appétence. »

 

  • Nous savons, là réside la plus criminelle lucidité, que les arguties sur la violence, les finesses camusiennes sans Camus, masquent notre volonté de ne rien changer à l’ordre des choses. Telle est la véritable nature de notre cynisme et de notre dévotion à cette démocratie marchande dont nous avons parfaitement calibré la valeur. Nous savons, là réside la plus effrayante conscience, que le fond de ce mouvement historique n’est pas démocratique, qu’il s’agit d’autre chose, d’une force autrement plus violente et dévastatrice qu’un énième aggiornamento participatif et citoyen. Nous savons enfin, là réside la plus grande solitude, que la liberté n’est pas le terme, qu’il y a plus, que la brutalité de l’histoire est, comme l’affirme Cioran, « la seule solution contre le désabusement de l’intelligence. » L’histoire choisit alternativement entre l’espoir de la liberté et la destruction des conséquences  du déracinement qu’elle occasionne. Le balancier oscille sans cesse. Nous sommes au point de retour. Le démocrate de salon et ceux qui légitiment l’insurrection depuis le leur se font face.

 

  • Les premiers s’arrangent avec leur cynisme et leur dévotion. Ils savent parfaitement, les voilà désormais bien informés, que sans cette brutalité qu’ils masquent de leurs bons mots, le même reviendra au même. Les morts ont toujours eu le pouvoir de renverser les vivants, ils les gouvernent. Mais les belles âmes du statu quo, les moralistes du temps qui soignent leur conscience plus que leur probité, ne détestent pas à ce point ce qu’ils ont sous les yeux. Les seconds rechignent, en général, à voir la violence qui les fascine, l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de vivre sans axe et sans structure. Pour des raisons subtiles, qui échapperont toujours au démocrate de salon, l’intellectuel isolé rejoint la plèbe éternelle qui ne dissertera jamais sur la légitimité de la violence, celle qui cogne et se brise contre le temps. Elle a d’autres choses à accomplir cette plèbe éternelle. Son destin est d’une autre nature. Son héroïsme aussi.

 

  • « Une époque de libertés infinies, de démocratie « sincère » et extrême, qui se prolongerait indéfiniment, signifierait la chute inévitable de ‘humanité. » Que nous dit Cioran et à qui parle-t-il ? Qui peut aujourd’hui comprendre la profondeur de cette idée sans nous ensevelir défensivement sous sa mélasse démocratique, sans rouvrir les charniers d’une histoire qu’il n’a pas vécue, sans nous assommer de grandes leçons humanistes ? Les intellectuels, les philosophes, les causeurs ne font pas l’histoire. Ils la contemplent et la mettent en forme. Demain, le démocrate de salon et l’apologue de l’insurrection ne seront pas en première ligne. Que le premier ne fasse pas hypocritement la morale au second, que le second soit au moins lucide sur sa brutalité d’emprunt. Les deux font souvent banquette.

 

  • Vient alors le moment du choix, de la détermination. De quel côté se situer ? Il n’y a pas de moyens termes, il n’y a pas d’issues, il n’y a pas d’équilibres branlants. Il n’y a que des choix nets. Toutes les arguties normatives sur les limites de la violence manquent leur cible et finissent par succomber dans le désert de la liberté. D’aucuns se sentent à l’aise dans ce désert, grand bien leur fasse, dans ce torrent de vacuité qui finit par placer au pouvoir des spectres qui renvoient à la plèbe l’image arrogante de son éternelle défaite. Ils ne veulent pas de ces spectres ? Qu’ils le prouvent alors, en acte, qu’ils se battent, qu’ils les affrontent, ce qu’ils ne font évidemment jamais.

 

  • Le démocrate de salon est toujours moins bavard quand l’écrasement évite son pied, quand le joug du pouvoir s’exerce sur d’autres et que sa liberté peut lui permettre de flotter encore un peu. D’autres laissent venir à eux des dispositions contraires. Ils savent que la brutalité seule peut changer l’ordre du monde, qu’elle est « la condition du triomphe politique et une défaite spirituelle ». On ne peut avoir les deux en même temps.