Qui veut le chaos ?
« Les coupables de ces violences ne veulent pas de changement, ne veulent aucune amélioration, ils veulent le chaos. »
(Emmanuel Macron, 01/12/2018)
……
- Le mot chaos renvoie à la destruction matérielle du monde, à sa naturalité infra-politique. C’est une façon de dépolitiser l’affrontement. Le chaos est aujourd’hui la forme sémantique choisie par des pouvoirs qui ne peuvent plus se légitimer autrement qu’en le créant. De là l’hypervisibilite de la casse urbaine à Paris, des violences faites à la matière inoffensive pour mieux passer en contrebande les violences politiques offensives contre le peuple et la casse sociale qui en résulte. Cette hypervisibilité sous-tend un ordre de valeur : les biens matériels avant tout. Cela explique la concentration médiatique sur des symboles qui ne symbolisent plus depuis longtemps la nature des gouvernements en place.
Ces gouvernements simulent, à intervalles réguliers, les rites républicains qu’ils trahissent une fois la gerbe posée au sol.
- Des hommes et des femmes écrasés par un transfert massif des richesses produites, passant de longues journées dans le froid autour des rond-points, défendant le service public ou revendiquant une plus grande justice sociale, des retraités, des ambulanciers, des chômeurs, des ouvriers, des artisans, des chauffeurs routiers, des commerçants, ne veulent pas le chaos. Ils sont les premiers frappés par une stratégie de production de la violence qui en passe par une stratégie du chaos, une dépolitisation de la révolte en se plaçant du côté de la matière.
- Le piège tendu est d’autant plus efficace qu’il est au fond simpliste : soit vous manifestez entre deux cordons sanitaires et vous ne dérangez personne ; soit vous justifiez les saccages urbains. Jordi Vidal a parfaitement raison de noter, dans son excellent livre Résistance au chaos : « ce qui est brûlé est souvent ce qu’on ne peut posséder et non ce que l’on condamne, à l’inverse d’une conscience de classe qui présuppose, tout au contraire, une critique radicale du modèle marchand et de ses valeurs. » (1) C’est ici que repose le principal danger pour le pouvoir et son administration cynique du chaos urbain hypervisible. C’est aussi cette conscience, cette critique radicale qui ne doit jamais voir le jour et être reléguée dans les limbes du spectacle. La violence utile est celle de la frime, du fric et de la prédation des biens d’autrui. Il s’agit là du pendant illégaliste, aux réponses pénales exemplaires et immédiates, des prédations humaines légalisées depuis des mois à l’Assemblée nationale.
Les arrivistes au pouvoir sont des casseurs à col blanc.
- Des petites frappes (pensez à Benalla, sorte de retour du refoulé) pleines de frime et de morgue, qui ont besoin, comme leur double utile, de la violence des autres pour justifier la leur. Ils sont la seconde ligne de l’abrutissement ultime. Ils iront demain jusqu’à provoquer la mort en première ligne pour légitimer l’obscénité de leur propre vie. Pour cela, ils ont besoin d’alliés objectifs, d’individus spontanément « choqués », « outrés », « indignés » par les dégradations de la matière, incapables, par insuffisance réflexive, de se mettre à distance des choses. Le spectacle de l’émotion les a formé. Des individus à ce point immergés dans la matérialité qu’ils ne peuvent plus émettre un quelconque jugement politique. Ils n’ont d’ailleurs plus aucune idée de ce que peut être un combat politique, leur faiblesse ne veut plus le savoir. Une telle prise de conscience les renverrait d’ailleurs à la profondeur de leur soumission et de leur sottise.
Les médias de l’obscène sont les bons vecteurs pour relayer les images de « chaos » et de « désolation ». Ils sont construits et faits pour cela.
- Le règne de l’image choc est absolu quand la parole n’est plus qu’un redoublement de l’image, quand des journalistes ne sont plus capables de penser ce qu’ils ont sous les yeux. C’est alors que le piège se referme, que la critique radicale est empêchée, non par censure directe, mais écrasée sous le poids d’une bêtise au service des pouvoirs les plus iniques. Ceux qui demain perdront une main, un œil ou peut être la vie sont les victimes d’une violence qui ne dit pas son nom mais qui doit être révélée en tant que telle. Une violence qui agit directement contre les plus violents en en faisant les instruments d’un pouvoir au cynisme consommé contre une majorité de français.
- Les franges les plus affaiblies culturellement, économiquement et symboliquement de la société font fonction d’appui objectif à la consolidation du pouvoir. C’est aussi à cela que servent les « cités », à fournir une matière à justification, une menace toujours présente, un vivier de casseurs que l’on laisse venir pour casser le peuple en retour. Deux minorités violentes s’affrontent, l’une répondant à l’autre. Le schéma est parfaitement connu et maîtrisé par le pouvoir en place. Ce qui l’est beaucoup moins c’est qu’une population entière se lève, une population dont les intérêts n’apparaissent plus divergents mais conjoints, liés à une même situation historique. Un peuple qui échappe, pour un temps, à l’idéologie du fric et de la frime.
Un peuple d’une autre violence que les artificiers du chaos.
……
(1) Jordi Vidal, Résistance au chaos, Paris, Allia, 2002.