Vœux à mes élèves de terminale pour l’année 2019

Vœux à mes élèves de terminale pour l’année 2019

  • L’avantage considérable, je dirais même décisif, qu’un professeur a sur tous les apparatchiks du spectacle médiatique, c’est qu’il n’a pas en face de lui des caméras mais des élèves.

 

  • Les miens savent parfaitement qu’il n’y aura rien à attendre de ma génération, née dans un désert, croupissant dans une zone grise de l’histoire, adaptée à toutes les saloperies du temps. Des traîtres, si l’on tient à conserver cette terminologie martiale pour éviter de dire des jaunes tant la couleur se prête mal en ce moment à l’idée qu’elle désigne.  Ils le savent puisque je leur explique la chose dialectiquement, que je précise l’endroit historique exact d’où l’on s’efforce encore de philosopher dans l’institution. Un préalable, les amis, à tout discours responsable.

 

  • Dans le milieu professionnel qui est le mien, les quadras ont massivement voté Macron pour éviter les « extrêmes » et poursuivre tranquillement leur stérile ronron jusqu’à la hors classe. Pas de vagues, de la tempérance, de l’équilibre, le tout nappé d’indifférence petite bourgeoise. J’ajoute que, statistiquement parlant, je méprise joyeusement cette génération de ramollis, d’individualistes sans talent et sans courage, ces hédonistes de rien, entre dépression et hystérie, revenus de tout mais rarement d’eux-mêmes.

 

  • Contrairement à cette génération inutile, mes élèves (me voilà déjà à bonne distance d’eux, un quart de siècle) sont plus tranchés. Quand ils sont abrutis, il le sont à fond, pleinement, sans inhibition excessive. Quand ils aiment les animaux, ils vont jusqu’à renoncer au plaisir d’un steak bien saignant et roboratif. Quand ils sont cyniques, ils n’ont pas le mauvais goût de faire semblant d’être moraux devant leurs maîtres pour sauver leurs fesses comme mes conscrits. Quand ils s’engagent pour bloquer avec trois poubelles, c’est le capitalisme dans son ensemble qu’il faut jeter dedans. Quand ils veulent en être, ils adhèrent aux plus abominables stupidités internétiques avec une fascination qui confine à l’admirable. Quand ils parlent désir, aucune zone corporelle ne leur échappe. Quand ils n’aiment pas l’école, ils le proclament, haut et fort, à l’école. Quand ils ne comprennent rien, c’est que le discours servi est incompréhensible pour leur bon sens en titane. Quand ils n’aiment pas un homme politique, ils veulent l’humilier en place publique. Quand ils s’énervent sur parcours sup, ils ciblent  immédiatement la communication de bazar qui les prend pour les crétins qu’ils ne sont pas. Quand ils se mettent à la critique politique, ça va très vite et très loin, la cohérence est implacable. Quand ils respectent l’ordre, la liberté est, pour ces nouveaux miliciens, une monnaie de singes. Bref, mes élèves ne sont pas des tièdes comme peuvent l’être les âmes grises de ma génération. Ils se font face, souvent, et les chocs peuvent être violents.

 

  • Les éditorialistes, des vieux cons et des vieilles connes souvent médiocres mais toujours grassement payés, ont toute ignorance de cette nouvelle génération née avec le siècle et le terrorisme planétaire. Au contact du spectacle ludo-policier depuis leur enfance, dans un mélange improbable de petite morale et de pornographie, les élèves qui me font face dans l’école de la République ont globalement un certain potentiel. La génération porno-moraline rentre pourtant dans la vie active avec nettement moins de certitudes que les quadras adaptés qui leur pourrissent aujourd’hui l’existence pour faire durer leurs tièdes inconsistances. Pour cette raison, elle m’est d’emblée sympathique même si je m’octroie bien sûr la possibilité de lui faire comprendre, contre ses mauvais avachissements, que la pensée est verticale ou n’est pas.

 

  • Je souhaite donc à mes élèves pour l’année à venir – que les autres se débrouillent avec leurs « apprenants » – de ne surtout pas devenir gris, d’aller au bout de leurs problèmes respectifs, en cultivant un irrespect spirituel (foutue question de verticalité) vis-à-vis des abrutissements proposés à leur désœuvrement collectif. Qu’ils arrivent encore à former de grandes passions dans un monde déjà bien dévasté. Qu’ils trouvent des raisons de se battre quand tout est fait pour les dissuader de vivre. Qu’ils sautent gaiement par-dessus ma génération, qu’ils la précipitent dans les poubelles de l’histoire sans ménagement pour que l’on puisse enfin passer à la suite qui s’écrira avec eux.

 

2019, que du bon.

LBD40, l’arme démocratique

LBD40, l’arme démocratique

Cadeau de Noël reçu rue Beaubadat, 29 décembre, Bordeaux. Pas d’emballage. 

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  • Ce bout de plastique, reçu dans le pied droit sans dommage vers 18h rue Beaubadat, sera donc la 17eme pièce du jeu de la présidence Macron. De semaines en semaines, nous avons pu voir, à Bordeaux en particulier, l’évolution des logiques de maintien de l’ordre ou logiques répressives selon que l’on se trouve derrière l’écran ou dans la rue. En milieu d’après-midi, une grenade assourdissante explosa à hauteur d’homme rue Sainte-Catherine au milieu d’une foule compacte et bigarrée. Aucune dégradation dans la rue mais une volonté évidente, en pleine journée, d’instaurer un climat de peur généralisée. Quelques minutes après, une voiture du samu cherchait à se frayer un passage pour atteindre le lieu de l’explosion. Les manifestants furent initialement repoussés, depuis la place de la Comédie, dans cette rue très commerçante du centre-ville.

 

  • Grenade assourdissante, gaz lacrymogène mais surtout flashball ou LBD40 dans le jargon technique. La logique est simple mais violemment efficace. Des groupes d’une quinzaine d’hommes équipés et rompus à l’exercice, après avoir lancé des gaz, tirent dans le tas et dans le dos des manifestants qui cherchent à fuir. Une course poursuite eut ainsi lieu, en fin d’après-midi, entre la Place Pey Berland et le cours de l’intendance dans des rues noires de monde. L’escouade partie de la place remonta dans des petites rues (rue du père Louis de Jabrun, rue des trois conils, rue Beaubadat, rue Poquelin-Molière, rue de Grassi) en tirant parfois dans une foule indifféremment composée de passants, de gilets jaunes,  d’enfants, de personnes âgées, de badauds stupéfaits. Tous se mettaient à courir au milieu du gaz ou cherchaient à se cacher dans des commerces.  Les escouades avancent rapidement tout en tirant avec cette arme dont l’usage semble s’être totalement banalisé en quelques semaines.

 

  • Il est évident que cette logique de peur n’a qu’une seule fonction : dissuader à terme toute forme de manifestation politique. Qui n’est pas conscient aujourd’hui qu’en allant manifester avec ou sans gilet jaune il risque d’être visé par cette arme ? Qui ignore les dégâts que cette arme peut occasionner quand la tête est prise pour cible ? Qui oubliera enfin les visages mutilés d’homme ou de femme qui ont eu la malchance de se trouver sur la trajectoire du projectile que j’ai actuellement dans la main sur la photographie ci-dessus ? Pour recevoir un tel projectile, contrairement à ce que pensent les normopathes conformes, vous n’aurez nul besoin de démonter du mobilier urbain ou de brûler des poubelles. Le simple fait de suivre des manifestants qui chantent peut vous valoir, au coin d’une rue, un tir de LBD40 dans la tête.

 

  • Pour ceux qui ne sont pas concernés par la question politique, les adaptés, les mieux lotis ou les amis de la liberté de pouvoir consommer tranquillement, la question de l’usage massif de cette nouvelle arme ne fait pas problème. Après tout, pour ne pas recevoir le projectile en question, il suffit de ne pas manifester, de ranger son gilet jaune et d’attendre les prochains débats sur les chaînes de l’euthanasie mentale. C’est donc à eux qu’il faudra s’adresser. L’indifférence à ces nouvelles stratégies de dissuasion vaut acceptation d’un nouvel usage de la police. Que cela soit dit et reconnu. Dans ces rues de Bordeaux, nous n’étions pas simplement des manifestants mais des coupables. Coupables d’occuper l’espace public pour autre chose que de la consommation somnambulique et souvent très inutile. Coupables de répondre par l’irrévérence à un système de promotion médiatique ayant construit de toute pièce un candidat sans expérience politique, intellectuellement bidon mais promu philosophe par la grâce des imbéciles. Coupables surtout de replacer la question politique au cœur de la cité.

 

  • Au milieu des gaz, en entendant les cliquetis des tirs de LBD40, le souffle du projectile, l’indifférence n’est plus de mise. Il va de soi qu’avec l’usage de cette arme, la généralisation des voltigeurs à moto et des escouades lancées dans des rues bondées, le terme bavure disparaîtra très vite du champ lexical. Après tout, la victime d’une bavure policière est-elle une vraie victime ? Que faisait-elle là au milieu de ces manifestants dont certains, les plus excités, brûlent des poubelles sur la voirie ? N’avait-elle pas mieux à faire ? Il est certain que nous assistons déjà à une forme de criminalisation de la contestation politique. Cette arme, à mi-chemin entre la matraque et le fusil d’assaut semble correspondre à l’état actuel de nos démocraties : très violente mais en même temps statistiquement non létale (1).

 

Que demande le peuple, voilà une arme démocratique.

 

  • Dissuader sans tuer, mutiler sans prendre le risque mortel d’un soulèvement définitivement incontrôlable, telle est l’option choisie. Demain, cette arme sera présente partout : des manifestations de lycéens aux mouvements étudiants, des contestations locales aux blocages ponctuels, tout un chacun pourra avoir droit à son tir de flashball dans le dos en toute impunité. Il est certain qu’un pouvoir politique qui augmente financièrement ses fonctionnaires de police par opportunisme en laissant croupir ses fonctionnaires de soins et d’éducation dans des conditions d’exercice parfois insupportables, qui n’a aucun sens de l’intérêt général et qui gaze aveuglément pour terroriser l’ensemble du corps social n’a pas droit au respect qu’il réclame et qu’il ne peut aujourd’hui obtenir qu’en usant de son arme démocratique contre les citoyens français.

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(1) Un jeune homme de 22 ans est actuellement aux urgences à Nantes dans état critique après avoir reçu un de ces projectiles derrière la tête.

Apologie du travail de l’esprit

Apologie du travail de l’esprit

« Peut-être la pensée n’est-elle qu’une forme de parasite, de virus qui se développerait à l’intérieur du système lui-même, et qui, en fonction même de la prolifération du système, le déstabiliserait de l’intérieur. C’est plutôt cette version qui est intéressante dans la conjoncture actuelle. »

Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent, 1997.

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  • Schématiquement, nous avons aussi besoin de grandes orientations directrices : il y a ceux qui sont au travail de l’esprit et ceux qui n’y sont pas. Notre temps, pour des raisons à la fois pragmatiques et économiques, a vu se transformer profondément ce travail. Le critère de visibilité est aujourd’hui le seul juge de la qualité des œuvres de l’esprit. La visibilité donc le patronyme. Vous entendrez toujours moins parler de réfutations sérieuses que de quelques noms qui tournent en boucles et qui changent d’une saison à l’autre. A ces noms, des affects sont attachés et des systèmes de représentation simplistes. Des excommunications le plus souvent. La régression infra-logique, compatible avec les exigences du spectacle dérisoire, nécessite de mettre en scène des individus plutôt que des critiques étayées, des patronymes plutôt que des idées.

 

  • En refusant d’aller chez Ruquier en 2012, de participer au grand show de la mise en spectacle de l’opinion plus ou moins éclairée, alors que j’y étais invité pour faire office de « réac de service », j’ai pris une décision dont je ne mesurais pas alors toutes les conséquences. Nous avons tous en nous cette part de narcissisme et d’amour-propre qui cherche constamment à être flattée. Nous aimons, plus ou moins mais toujours un peu, recevoir ces signes de reconnaissance qui nous font être aux yeux anonymes du monde et il serait malhonnête de dire que le travail de l’écriture ne participe pas aussi de cette recherche de reconnaissance. Pascal, dans Les Pensées, a écrit l’essentiel au sujet de la vanité et des fausses considérations d’autrui : : « on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter ». Nous construisons des fictions sur la valeur de ce que l’on fait et la valeur que l’on s’accorde à soi-même. Amour-propre, vanité, fausseté des relations sociales, le culturo-mondain, la formule est bonne, autant de tropismes qui éloignent l’esprit d’une autre exigence : fuir le faux, tenter d’être juste, viser l’honnêteté. L’homme a créé, dans les démocraties marchandes techno-ludico-policières, des mises en spectacle de l’homme incompatibles avec cette exigence. Il n’y a pas de moyen terme et il s’agit bien symboliquement d’une lutte à mort entre les travailleurs de l’esprit et ceux qui détruisent la valeur de ce travail. Légions sont les façons de détruire, innombrables seront les terrains de cette lutte à mort.

 

  • Je savais, encore confusément il y a six ans, qu’il fallait choisir. On ne peut pas être partout, participer au grand barnum médiatique et spectaculaire tout en affinant au burin le cadre de notre époque. C’est une décision fondamentale, un partage des eaux. Ce faisant, vous restreignez votre public à des lecteurs attentifs. Des hommes et des femmes qui ne cherchent pas à excommunier mais à comprendre. Cela n’exclut pas une forme de violence et de radicalité qui effraieront toujours la petite bourgeoisie culturelle plus à son aise avec le scepticisme tranquille ou les divagations sur le snobisme des autres. Mais il faut comprendre que cette violence et cette radicalité ne sont pas des offensives gratuites, des attaques pulsionnelles et déraisonnables. Nous ne faisons que répondre à une agression première, fondamentale, celle qui légitime toutes les autres, une agression contre le travail de l’esprit. N’attendez pas pour autant une définition de l’esprit. L’artisan ne définit pas un meuble, il le sculpte. Statuant sur des mots que nous nous jetons ensuite à la figure comme des tomates pourries, nous oublions de faire vivre ce qu’ils désignent. Combien de textes sans esprit pour définir ce qu’est l’esprit ?

 

  • Le travail de l’esprit suppose une résistance de la matière. D’où vient cette matière ? Du dehors. En enseignant la philosophie dans des classes terminales, une chance, j’ai compris qu’il existait au fond deux grandes orientations directrices, pour reprendre mon schéma initial : les philosophies qui construisaient abstraitement leur matière, qui se faisaient une matière à elles afin de ne pas être trop dépaysées et les philosophies, beaucoup plus rares, qui trouvaient leur matière dans les soubresauts de l’époque, en face d’elles. Ces philosophies, il faut bien le reconnaître, ont eu historiquement tendance à prendre les philosophies de l’abstraction en grippe, jusqu’à se vouloir non-philosophes. Moins l’abstraction d’ailleurs, il en faut, que la séparation entre des objets de pensée artificiels et la réalité résistante, cette matérialité externe réfractaire et têtue.

 

  • Cette matière sur laquelle opère le travail de l’esprit n’est pas humaine, elle n’est pas déjà marquée par l’homme. Le travail de l’esprit consiste plutôt à la façonner, travail qui doit être constamment repris, effort séculaire qui ne peut se reposer sur aucun héritage. Nous devons dire au présent le mal qui l’empêche de se faire encore. Nous devons nommer ici, y compris de façon démoniaque et profondément négative, toutes les conjurations qui prétendent gérer la valeur esprit comme le capital d’une culture qu’il suffirait de préserver et d’honorer.  Nous devons reprendre toujours l’effort pénible de tracer un sillon dans une époque médiocre mais sûrement fatale. Nous devons maintenant lutter contre la dénégation, les complicités paresseuses qui s’octroient la part belle de l’esprit sans vouloir ses efforts et ses renoncements.

 

La culture hygge

La culture hygge

 

 

A Bruno qui aura eu une vie tragique aux antipodes du hygge,

 

  • Errant dans l’Hadès kaléidoscopique des « réseaux sociaux », je tombe ce matin sur un clip d’une minute et vingt secondes. Tout commence par un plan rapproché d’une horloge danoise. Il est cinq heures, l’heure de la promenade du philosophe de Königsberg. (1) Un homme blond, coupe fraîche, cravate et veste, à vélo, s’adresse ainsi à la caméra : « It’s time for Hygge. » Puis il rentre sereinement dans son salon, toujours à vélo, pose délicatement sa main gauche sur une pièce de bois ergonomique, style scandinave. S’en suit un plan d’intérieur, sapin de Noël richement décoré avec enfant posé sur un large coussin moelleux. Une question apparaît en gros caractères  : « Le Hygge, c’est quoi ? » Le reste de la minute sera consacré à un défilé de banques d’images de « bien-être » ce que signifie, nous dit-on, le mot Hygge. « Dérivé d’un terme norvégien, il signifie « bien-être ». En surimpressionnant d’un brunch avec quartier d’orange et œufs mouillettes : « Le hygge, c’est une philosophie, entre le cocooning et le bien-être ensemble, un art de vivre très populaire dans ce pays scandinave. » Puis un ours en peluche s’adresse à la caméra d’une voix suraigüe : « Fais moi un câlin. » La suite : « Tout peut être hygge-compatible : un café, un canapé, un pantalon. Un ingrédient obligatoire : les bougies. 85% des Danois les associent au hygge et 28% de la population les allument tous les jours. Et ça marche ! le Danemark, c’est le 2eme pays le plus heureux du monde. » Gros plan sur un vélo aux roues peintes en jaune, avec smiley  : « Selon l’OCDE, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée y est le meilleur. Pour conclure, l’intervention de Emilia Van Hauen, sous-titrée sociologue avec une grosse flèche jaune : « Nous ne sommes pas des gens très passionnés, dit-elle, je suis désolé de vous le dire. Nous n’avons pas besoin d’être heureux de façon « orgasmique » ! Nous sommes plus du genre satisfaits, nous avons une société juste et sûre et cela nous va ! Ok. » Derniers plans et retour de la musique lounge : « Au Danemark, les habitants travaillent en moyenne 37 heures par semaine, finissent leur journée à 17h et seuls 2% d’entre eux effectuent des horaires allongés. » (2) 

 

  • L’art, la création, la poésie, la philosophie justement, comme l’affirme Ulrich dans L’homme sans qualité, supposent une vie imparfaite, bancale, passionnément ratée, tragique. En somme, le contraire de la « philosophie du hygge« . Notre ambition de réussir notre vie parfaitement, de trouver l’équilibre le plus juste en toutes circonstances, notre idéal de maîtrise, tout cela nous condamne à une forme peut-être inédite de stérilité civilisationnelle. Il ne s’agit pas là de culture, vous le comprenez bien, la culture sans grande passion vitale participe aussi du suicide de l’esprit. Dans le hygge, quel besoin avons-nous encore de faire naître de grandes œuvres, de contribuer à pousser l’homme en avant de lui-même ? Un coussin, un thé délicat, de grosses chaussettes et un podcast de France culture suffisent. Le supplément d’âme culturel ou la fine pointe du hygge. On est bien chez soi.

 

  • Notre époque se caractérise par une accumulation tératologique de cette culture hygge. Nous devons voir plus loin que les chaussettes chaudes et les sapins chargés, la pensée sérieuse l’exige, comprendre la nature exacte et complexe de cette nouvelle forme de dissuasion culturelle, anglo-saxonne et nordique dans sa version pragmatique et dépolitisée. La politique justement, la critique, les deux sont des intimes, ne naissent pas aux pieds des sapins de Noël mais sur les places publiques de la palabre méridionale. Une violence solaire incompatible avec le crépuscule nordique du hygge. Nietzsche l’a bien compris quand il évoque le crépuscule de Königsberg.

 

  • Pour quelle raison créer encore, faire vivre cette passion, ce feu chaotique de l’esprit qui se consume quand les petites bougies suffisent ? Pourquoi vouloir encore témoigner des contradictions de sa vie subjective, de la déchirure que l’on porte quand les plaies du monde nous affectent violemment ? Ces questions interrogent notre rapport à cette nouvelle culture hygge indexée sur la paix des commerces. Que reste-t-il en moi de puissance dans un tel bain tiède, dans ces effluves de chocolat chaud et ces impératifs nasillards pour oursons ramollis ? De quelles réceptions sommes-nous encore capable ? A la hauteur de quelles tragédies pouvons-nous vivre ? C’est aussi la question posée par Georges Simmel dans La tragédie de la culture. La culture hygge illustre parfaitement son texte. Si le critère ultime doit être le « bien-être », s’il s’agit de toujours passer un « bon moment », si les chaussettes chaudes conviennent à la fois aux pieds et à l’esprit, que reste-t-il de signifiant pour l’homme ? La culture hygge, l’extension qualitative du hygge norvégien, nous laisse « ce sentiment d’être entouré d’une multitude d’éléments culturels, qui sans être dépourvus de signification [pour l’homme moderne], ne sont pas non plus, au fond, signifiants. » (3)

 

  • Nous recherchons des ambiances et fuyons le désertique. Nous acculons des coussins pour éviter les angles, les arrêtes, les lames qui tranchent le cotonneux. Quels accomplissements subjectifs peut-on espérer dans cette chocolaterie ? La critique de la culture hygge est passion de la Kultur, celle qui lutte contre les « objectivités sans âme ». Plénitude objective, vacuité subjective. Tragédie de la culture satisfaite d’elle-même, grise, cosy. Culture devenue objective, adéquate au marché, inapte à l’assimilation par les sujets, à des transformations fondamentales et qualitatives d’une pensée vivante. La culture hygge, cette philosophie du bien-être, envahit l’Europe occidentale entre deux cordons sanitaires et autant de patrouilles militaires. Le hygge et le policier.

 

  • Les chemins de la pensée, étouffés, recouverts de mille objectivations confortables , seront-ils encore praticables demain ? N’allons-nous pas assister à une gigantesque réversion, une clôture, peut-être définitive, de la « grande entreprise de l’esprit » (4). Car pour défendre ce modèle culturel, ce pattern de civilisation, cette satisfaction « non orgasmique » de l’homme sans passions psychiques ne doutons pas qu’une forme inédite de violence sera convoquée. Elle en passera par une incapacité grandissante de détourner les finalités de cette nouvelle culture, que j’appelle ici la culture hygge, en vue d’exigences moins confortables et plus dangereuses pour le bien-être. Ce danger de l’esprit qui veut le tragique pour se vouloir lui-même sera traqué par des logiques de dissuasion qui marginaliseront avant d’exclure la critique de ces offres de vie. Toute la question est de savoir si la culture hygge contentera la masse surnuméraire, si cette masse pourra y accéder. C’est ici que les entreprises de l’esprit de Simmel retrouvent les questions économiques de Marx, que l’esprit juste d’un Nietzsche n’est pas incompatible avec la critique de l’injustice subie par ceux qui n’auront droit ni à ses exigences spirituelles ni au bien-être de la culture hygge.

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(1) Emmanuel Kant (1724-1804), dit « l’horloge de Königsberg ».

(2) Brut, média Internet.

(3) Georges Simmel, Le concept et la tragédie de la culture, Der Begriff und die Tragödie der Kultur (1911)

(4) Op. cit.

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Le "hygge" danois, c'est quoi ?

Le "hygge" ce n’est pas qu’un mot danois imprononçable. C’est une philosophie de vie pour être plus heureux.

Publiée par Brut sur Jeudi 30 novembre 2017

Les yeux crevés de la démocratie

Les yeux crevés de la démocratie

Allori Alessandro (1535-1607)

  • Quel niveau de violence, quelle quantité de mutilations sommes-nous prêts à accepter pour faire passer la démocratie entre les extrêmes ? Cette question me paraît être la seule vraiment sérieuse en la circonstance. Il se trouve qu’il s’agit là d’une assez vieille question, celle du sacrifice en régime avancé de positivité rationnelle. Une main, un œil, une vie écrasée ici ou là, tout cela pèse peu dans la balance quantitative. Ne sommes-nous pas des millions à vouloir la démocratie ? A vouloir vivre en paix ? A vouloir nous en sortir ? A vouloir éviter le naufrage ?

 

  • Souvenez-vous d’Ulysse dans l’Odyssée, lui aussi doit faire ses petits calculs. Il est prévenu et avisé, mis au parfum sur l’île d’Aiaie par la terrible Circé. D’un côté Charybde qui trois fois par jour engloutit tout ce qui vogue dans son parage. La mort pour tous si la malchance est au rendez-vous. De l’autre, Scylla, monstre à six cous et autant de gueules dévorantes. Mieux vaut, c’est le sens du calcul, la mort de quelques camarades et la vie sauve que de risquer la perte totale du navire et la mort de tous. Ulysse ne peut ni maîtriser, ni combattre, ni vaincre des puissances inexorables qui étaient là avant les hommes, des puissances qui lui survivront. Il doit s’adapter ou risquer de tout perdre en un instant. Continuer le voyage suppose le renoncement à l’héroïsme et une transformation de la raison en son contraire, ce qu’Adorno et Horkheimer nommeront La dialectique de la raison. Plutôt quelques yeux éclatés que laisser le navire dériver en perdant le contrôle et la raison du gouvernail. Quelques mains déchiquetées pour « poursuivre le rêve des Lumières parce qu’il est menacé » (1). Cette marche forcée vers « le nouveau monde » doit sacrifier dans les faits ce qu’elle magnifie dans les paroles. Le pacte est scellé.

 

  • Six morts depuis la première manifestation en gilets jaunes. Six, c’est aussi le nombre des compagnons d’Ulysse qui finiront dans les gueules béantes de Scylla. Horkheimer et Adorno parlent à ce sujet d’un contrat pétrifié, d’une déchéance du mythe dans la raison juridique. Fin de l’héroïsme et début des petits calculs bourgeois. Le contrat passé entre le monstre et Ulysse a son juste prix : quelques vies humaines pour se sauver. L’accord est explicitement morbide, il n’y a pas à le rappeler. Il est tacite et nous sommes aujourd’hui parfaitement informés. Les yeux crevés, les mains déchiquetées ne sont que notes en bas de pages et paraphes de circonstance. Inutile d’en parler, tout cela va de soi. « Demain, ce ne seront pas mes yeux », se disent les Ulysse calculateurs de nos beaux régimes politiques, « ni ceux de nos enfants, plus malins que les autres ». Il suffit pour cela de les fermer sur la nature de la répression, son essence, et de signer le contrat démocratique pétrifié contre les extrêmes sans trop s’attarder sur les notes et les astérisques. Ulysse, a voté.

 

  • Tout est clair désormais, le contrat est limpide, les yeux sont décillés. La violence répressive, « Cuba sans le soleil » annonçait le malin de sa grande bouche. Nous savons où nous en sommes. Il faut sauver la production, le marché, les achats de Noël et les capitaines entrepreneurs du naufrage. Les mutilations individuelles, les humiliations collectives ne sont que des péripéties sans valeur quand la valeur non marchande est devenue un obstacle pour le marché des biens et des services. Le capitaine d’industrie sait cela. Le vaisseau doit passer, peu importe les pertes, il y en a toujours.  Restez lucides. Elles sont sans objets, marginales dans le contrat pétrifié des forces naturelles et de la survie de l’espèce. Nous n’avons d’ailleurs plus les mots pour les nommer : restructuration, plan de compétitivité, réaménagement. Les gueules de Scylla crachent le sang des hommes mais rivalisent avec les sirènes par leurs doux chants. Le capitaine s’en sort toujours au prix d’une immense résignation. Il finit par épouser la logique de la force brute pour s’en sortir quel que soit son projet. Il connaît tout cela sur le bout de la langue et ne se fait aucun espoir sur le nombre d’yeux à crever encore au prochain passage et au suivant.

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(1) Emmanuel Macron, 19 avril 2017, meeting, Nantes

Lettre ouverte à Monsieur Denis Kambouchner à propos de la réforme HLP et de la réforme Blanquer en général.

Lettre ouverte à Monsieur Denis Kambouchner à propos de la réforme HLP et de la réforme Blanquer en général.

Monsieur,

  • Il aura donc fallu plusieurs lettres ouvertes, des pétitions en ligne et une importante mobilisation des professeurs de philosophie du secondaire pour qu’une communication, autre que formelle, nous soit enfin adressée. Votre réponse, celle de Monsieur Macé, commence par donner la liste exhaustive des membres de la commission. Une liste de noms, aussi prestigieux pour notre discipline, ne garantit, hélas, rien. La légitimité se situe ailleurs, du côté des principes et non du côté des patronymes ou des titres. La suite de votre courrier, qui ne discute en aucune façon la valeur et les conséquences de ce projet pour l’enseignement de la philosophie, ressemble plus, Monsieur Kambouchner, à un rapport de jury qu’à une réponse à hauteur.

 

  • Les professeurs de philosophie attendent moins une clarification d’un programme qu’ils ont bien lu, soyez en sûr, qu’une exposition honnête et probe des mobiles qui ont initié cette réforme. Vous nous répondrez peut-être que là n’est pas le propos, que votre mission consiste à mettre en œuvre une réforme non à la discuter. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre votre formule liminaire une fois la liste des patronymes passée  : « la distinction (entre littérature et philosophie) aurait ôté son sens au projet de spécialité ».

 

  • Ce qui est aujourd’hui en jeu, Monsieur Kambouchner, est autrement plus préoccupant que de savoir si « l’esprit critique » est contenu historiquement dans l’enseignement des humanités. Le projet dont vous faites état est une transformation profonde de notre métier. Ce qui est derrière ce projet, de l’aveu même de Pierre Mathiot, la tête pensante missionnée, ce sont deux choses : la bivalence et l’enseignement de la culture générale. Il fut parfaitement clair sur ce point lors de l’émission du 24 octobre 2018, Du grain à moudre (France culture). Ces deux points essentiels sont d’ailleurs intimement liés : demain, les professeurs de philosophie seront sommés d’enseigner autre chose que de la philosophie, autre chose que la discipline dans laquelle ils furent formés. Libre à vous de penser qu’il n’y a pas là outrage, qu’il s’agit du sens de l’histoire ou de la marche du progrès. Un très grand nombre de professeurs de philosophie du secondaire et du supérieur sont d’un autre avis, un avis structuré, réfléchi et argumenté. Une explication de texte du programme en forme de rapport de jury ne peut, vous le comprendrez, les satisfaire pleinement.

 

  • Votre lettre se termine par une allusion au néo-libéralisme avant de faire valoir des procès d’intention. Très nombreux sont les professeurs qui pensent l’inverse. La liste des critiques précises adressées à ce projet de programme HLP, aux conséquences concrètes pour notre métier et nos services, ne trouve, pour l’heure, aucune réponse. Pire, les professeurs de philosophie, formés aux exigences de la raison, ne reçoivent, en fin de compte, que des arguments d’autorité, quand ce n’est pas des admonestations infantilisantes. Ils auraient, paraît-il, de mauvaises intentions.

 

  • Comment voulez-vous, Monsieur Denis Kambouchner, établir un dialogue sérieux sans prendre au sérieux ceux qui demandent à être entendus sur le fond de cette réforme actuellement bâclée et pourtant fondamentale. Il est évident, hors de toute pression, qu’un nouveau groupe de travail doit être formé afin de faire réellement droit à des critiques qui n’ont pour seules ambitions que de défendre la qualité des enseignements reçus par les élèves dans le secondaire en philosophie. Le reste nous paraît totalement hors sujet.

 

  • Les professeurs de philosophie n’ont pas vocation, dans la République, à être de simples exécutants d’une ligne politique à moins que l’on décrète qu’une ligne de pensée partisane, libre à vous de l’appeler néo-libérale, se confonde aujourd’hui avec l’intérêt général. Je doute, Monsieur Denis Kambouchner, que beaucoup de professeurs de philosophie, d’élèves ou de parents d’élèves accueillent, avec autant de docte enthousiasme que vous, cette révolution.

Philosophiquement Monsieur.

 

 

 

 

La critique dans La Théorie critique (conférence, MSHA, 12 décembre 2018)

La critique dans La Théorie critique

 (conférence, MSHA, 12 décembre 2018)

« La valeur d’une pensée se mesure aux distances qu’elle prend avec la continuité de ce qui est déjà connu. »

Adorno, Minima Moralia, § 50

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  •  La Théorie critique née en Allemagne en 1923. La création d’un institut de recherche en sciences sociales répondait au besoin de s’affranchir de l’académisme universitaire afin de fonder une philosophie sociale qui se confronte aux réalités empiriques, qui étudie le comportement des individus, leurs pratiques quotidiennes en tenant compte des apports de la psychanalyse et de la sociologie scientifique naissante. Le projet ambitieux déplut à la chancellerie hitlérienne arrivée au pouvoir au début de l’année 1933. Deux mois après, un de ses membres fondateurs, Max Horkheimer, est révoqué et l’institut dissout. Très vite, les intellectuels de cette Ecole de Francfort devront prendre le chemin de l’exil pour échapper aux purges nazies.

 

  • Max Horkheimer expliquera, à la fin de sa vie, que la Théorie critique était partie d’une conviction : la raison des Lumières, de laquelle les philosophes du XVIIIe siècle attendaient émancipation de l’homme et progrès des sociétés, s’est trouvée fondamentalement pervertie, instrumentalisée par les intérêts de la classe au pouvoir. En se mettant au service d’intérêts purement économiques et techniciens, la raison avait fini par perdre les idéaux qui la portaient au siècle des Lumières, à se dévoyer en une rationalité exclusivement stratégique et tactique.

Les moyens inédits de la raison technicienne et calculatoire phagocytaient progressivement toutes les finalités pensables de l’homme.

 

  • Max Horkheimer et son ami Théodor Adorno faisaient alors le constat que cette rationalité instrumentale en marche forcée était responsable d’une nouvelle forme d’irrationalité dans nos sociétés modernes : aliénation des travailleurs, exclusion et marginalisation d’une partie de la société, misère économique des inadaptés, vide spirituel croissant, violences réelles et symboliques. La logique désastreuse de ce dévoiement de la raison était d’autant plus difficile à critiquer qu’elle s’appuyait sur des arguments toujours plus rationnels.

 

  • L’espoir initial de la Théorie critique était donc de faire jouer la raison contre elle-même, la raison raisonnable, portée par des valeurs spirituelles, contre la raison rationnelle, tournée vers l’efficacité instrumentale, pour représente la distinction de Stanley Rosen, 1969, Le nihilisme. La théorie critique est donc, comme le note Jean-René Ladmiral, « à la fois une « station » de l’histoire de la philosophie allemande contemporaine et une étape de la pensée sociologique. » Il s’agissait de se ranger sous la bannière de la « Théorie critique de la société. » Un triptyque se forma alors, philosophie, sociologie et esthétique. L’idée qui opère au centre de ce triptyque n’est autre que la critique dans sa relation au politique. C’est ce qu’affirme Théodor Adorno dans un texte décisif intitulé « Kritik » en 1969 et republié dans les Gesammelte Schriften, Kulturkritik und Gesellschaft en 1977. La définition de la critique est rattachée explicitement à la démocratie :

« La critique est essentielle à toute démocratie. Ce n’est pas seulement que la démocratie exige la liberté de critiquer, qu’elle a besoin d’impulsions critiques : elle se définit purement et simplement par la critique. » Mais cette impulsion, ajoute-t-il, rencontre en Allemagne une forme d’hostilité qu’il associe à une défiance envers les intellectuels toujours suspects de vouloir défaire le pouvoir et l’unité du pays, de n’être, selon le mot en français de Hegel, que des « raisonneurs », c’est-à-dire des diviseurs d’unité. « La critique se trouve ainsi départementalisée, poursuit Adorno. […] Des gens institutionnellement liés à l’ordre établi hésiteront, en général, à le critiquer. Plus encore que les conflits administratifs, ils redoutent d’affronter l’opinion de leurs pairs. » C’est ainsi que la distinction entre critique responsable et critique irresponsable « neutralise par avance toute critique ». Il conclue : « En refusant implicitement le droit de critiquer à ceux qui n’occupent pas une position reconnue, on fait dépendre ce droit du privilège de l’éducation et surtout d’un parcours professionnel jalonné d’examens, au lieu de juger la critique sur son contenu de vérité. »

  • Mais comment juger la critique sur le contenu de vérité son avoir une théorie positive de la vérité, tout du moins en sortant de la pensée négative pour investir une autre dimension de la pensée, celle qui fut retenue par les membres fondateurs de l’école de Francfort, à savoir une théorie. S’agit de faire entrer la critique dans la théorie de la société ou bien de modifier la théorie de la société par la critique ? Quel rapport ces deux idées entretiennent l’une l’autre. La théorie critique n’est-elle qu’une théorie de la critique ou une pensée critique qui se prétend aussi une théorie ?
  • Théodor Adorno termine son article Kritik par un paradoxe puissant, il relève la structure anti-critique de la conscience collective qui préfère classer l’intellectuel critique dans le rôle de l’éternel insatisfait plutôt que de voir en lui l’expression d’une potentialité que cette conscience collective se refuse à elle-même. Autrement dit, on oublie trop souvent que la conscience collective fait spontanément confiance à la théorie (qui change de forme en fonction des périodes historiques) plus qu’à la critique. Ce qui semble renverser tous les rapports : « le droit de libre critique est accordé unilatéralement à ceux qui refusent l’esprit critique inhérent à la société démocratique. »

Pour Adorno, le rapport de soumission à l’autorité peut largement prendre le pas sur l’esprit critique sans lequel il ne saurait y avoir de démocratie véritable.

  • T. Adorno et M. Horkheimer ont parfaitement conscience que la Théorie critique n’est pas une manière de suivre la structure anti-critique de la conscience collective en faisant de la critique mais en mieux, c’est-à-dire d’auréoler la critique d’une légitimité théorique qui la placerait désormais hors de toutes controverses. Cette tentation marquera certainement une deuxième génération de philosophes (J. Habermas fait son retour à l’université de Francfort en 1983) qui correspond à un changement de signe dans le rapport entre la théorie et la critique. La critique dans la Théorie critique ne sera plus, dès lors, le pivot déterminant. Nous assistons à une sorte de devenir théorique de la critique là où la première école de Francfort faisait de la critique le tout de la Théorie critique. Aurions-nous une critique avant même toute théorie, une sorte de « philosophème » puissant mais jamais clairement défini dans la première école de Francfort qui deviendra par la suite une théorisation de la critique au risque de pervertir fondamentale l’origine et le sens profond de la Théorie critique née en Allemagne en 1923 ? Il va s’en dire que derrière cette question, c’est toute la relation de la critique au politique qui est engagée et avec elle la nature des démocraties dans lesquelles nous vivons.

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  • En 1937, Max Horkheimer définit ainsi la théorie : « un ensemble de propositions concernant un domaine de connaissance déterminé, et dont la cohérence est assurée par le fait que de quelques-unes sont déduites logiquement toutes les autres. »1 Plus le nombre de principes est réduit et plus les propositions déduites sont proches du réel plus la théorie est valide. Celle-ci ne reste pourtant qu’une hypothèse. Horkheimer reprend Poincaré dans La science et l’hypothèse : « Tel est donc le rôle de la physique mathématique ; elle doit guider la généralisation de façon à augmenter… le rendement de la science. » Les sciences de l’homme et de la société s’efforcent de suivre les sciences de la nature sur ce point. Pour autant, il existe une différence entre ces deux domaines. La Théorie critique rejette la définition formaliste de l’activité intellectuelle. Pour Horkheimer, « Il n’existe pas de théorie de la société qui n’implique – y compris celle des sociologues « généralisants » – des intérêts politiques, et dont la valeur de vérité pourrait être jugée dans une attitude de réflexion prétendument neutre et non pas dans un effort de pensée et d’action en retour, intégré précisément dans une activité historique concrète. »

 

  • La théorie critique est en cela le nom de l’intelligence politique plutôt que le résultat d’une pensée isolée « qui plane au-dessus de la vie sociale. » Et de conclure : « La Théorie critique n’est ni enracinée dans la communauté nationale comme la propagande totalitaire, ni libre de toute attache comme l’intelligentsia d’orientation libérale. » De ce point de vue, entre des idéologies nationalistes infra-critiques et une consommation de culturelle dépolitisée et soi-disant post-critique, nous retrouvons aujourd’hui les conditions historiques du problème posé par Max Horkheimer.

 

  • Il existe, pour Horkheimer, dans ce texte important une conception traditionnelle de la théorie. Celle-ci « est tirée par abstraction de l’activité scientifique, telle qu’elle s’accomplit à un niveau déterminé, dans le cadre de la division du travail. » 2 La théorie traditionnelle est moins déterminée par ces contenus que par son mode de production pratique. Pour lui, le savant de ce qu’il nomme « l’ère bourgeoise du savoir » se pense comme cause première du savoir. Certaines caractéristiques du travail du savant, sur le modèle des sciences de la nature, sont isolées des caractéristiques essentielles de la vie sociale. La pensée s’érige alors en « souveraineté créatrice de la pensée ». Toute mise en correspondance de ce travail d’abstraction avec des éléments concrets de la vie sociale et individuelle est dès lors perçue comme une déchéance de la théorie, une perte de dignité théorique.

 

  • Cette conception de la théorie, pour Horkheimer, fait partie de la praxis sociale. La société étant divisée en groupes aux intérêts pratiques divergents, le travail théorique n’échappe pas à cette division. Bien au contraire, il peut être un puissant facteur d’élimination des contradictions réelles qui traversent les sociétés. Ces contradictions, voilà toute la force de l’analyse de Max Horkheimer en 1937, ne sont pas théoriques ou établies par une théorie. Elles irriguent les pratiques des individus, eux-mêmes striés de contradictions évacuées justement au nom de l’abstraction théorique. Il va de soi que cette évacuation n’obéit pas à des exigences théoriques mais à des intérêts sociaux.

Ne pas prendre de risques intellectuels dans un cadre institutionnel reste un motif puissant de neutralisation de la critique dans le champ théorique.

 

  • Dans sa leçon inaugurale à l’Université de Francfort en 19653, J. Habermas soutient que la théorie traditionnelle est prisonnière de l’Etre en soi, qu’elle reste donc contemplative. Une première différence avec les analyses de Horkheimer et Adorno pour lesquels il s’agit plutôt, pour reprendre la distinction de Jean-René Ladmiral, « d’une fallacieuse dichotomie entre le sujet (théorique) et l’objet (social) ». Cette fallacieuse dichotomie est à l’origine de la pensée par spécialisation qui se refuse à risquer des jugements de valeur, avec pour conséquence, ce que Max Horkheimer nomme « une imperturbable volonté d’asepsie » et qui mène « à la dichotomie de la connaissance et des positions pratiques ». La théorie traditionnelle servant aussi à neutraliser l’espace des jugements de valeur en maîtrisant de façon dissuasive les intrusions critiques impures. S’en suit une charge qui résonne aujourd’hui parfaitement à nos oreilles :

« Pour la pensée des spécialistes les jugements de valeur relèvent soit de la poésie nationaliste, soit du Volksgericht (1936 à 1945, tribunal d’exception institué par le nazisme pour juger les « traîtres » à la nation), mais en tout cas pas de l’instance intellectuelle, de la pensée. La théorie critique, elle, dont le but est le bonheur de tous les individus, ne peut, au contraire des hommes de science au service de l’État autoritaire, s’accommoder de la perpétuation de la misère. La contemplation de la Raison par elle-même, qui représentait pour la philosophie ancienne le degré suprême de la félicité, est devenue pour la pensée moderne l’idée matérialiste d’une société libre qui se détermine elle-même ; de l’idéalisme il y reste que les possibilités de l’homme ne se bornent pas à se fondre dans l’ordre établi et à accumuler puissance et profit. »4

  • La référence, dans cette citation décisive, pour comprendre les deux théories au « bonheur de tous les individus » peut prêter à sourire. Cette intrusion soudaine du non-abstrait dans la théorie, ce moment impur de la décision théorique, semble portée par un cœur simple plutôt que par un esprit éclairé aux données du réel. Ce point est essentiel. Contrairement à cette philosophie des Lumières dévoyée, la Théorie critique part du bas vers le haut. En somme, la critique est possible car nous avons le sentiment de ce qui est « bien » ou « mal ». Ce sentiment est avant tout l’expression d’une souffrance, une blessure de l’âme qu’aucune thérapie théorique traditionnelle ne peut guérir. La critique dans la Théorie critique, pour Horkheimer et Adorno, commence par une blessure, non par une idée. Reste à savoir si cette blessure est vécue par tous. N’est-elle pas une forme élitiste de sensibilité, le pathos singulier d’une sensibilité « exacte » ? Peut-on assurer cette exactitude aux yeux des autres ? Peut-on la traduire dans un langage commun ?

 

  • Voilà, pour Peter Sloterdijk, dans Critique de la raison cynique (1983), le « point chatouilleux » de la Théorie critique, sa force irréductible et une faiblesse qui ne l’est pas moins. Cette critique « se nourrit par une répugnance pour le virus cadavérique de la normalité dans un pays de tête dures et d’âmes cuirassées. Il ne faut pas vouloir convaincre certains adversaires (…) là où la capacité de raison ne se fonde pas sur une auto-réflexion sensible, aucune argumentation, aussi solide qu’elle soit, de la théorie de la communication, ne la fera venir. »5
  • Cette auto-réflexion sensible est justement le point de séparation le plus profond entre la Théorie traditionnelle et la Théorie critique. Il faut bien comprendre, et Théodor Adorno le rappelle parfaitement dans son article de 1969 que cette auto-réflexion sensible est contraire à la demande de positivité constructive que l’on adresse très souvent aux théories sociales. « Ceux qui parlent le plus de positivité, sont ceux qui sont d’accord avec la violence destructrice. » Car cette positivité se fait toujours contre l’auto-réflexion sensible, elle l’étouffe. L’obsession d’une positivité susceptible d’être mise immédiatement en pratique est reprise, pour Adorno, par ceux qui croient s’opposer le plus radicalement aux oppressions sociales qu’ils dénoncent.
  • Ainsi, lorsque Max Horkheimer, parle de la « société selon la raison », il ajoute que celle-ci n’a plus guère « d’existence que dans l’imagination ». Nous voyons ce qui, dès 1937 caractérise cette exigence et qui s’écarte radicalement des théories positives de la société : la nature du négatif. Ainsi la Théorie critique érige la critique en instance normative ultime, au risque de soumettre la théorie à sa négativité sans reste. Cette instance, et ce sera le point de rupture de la deuxième école de Francfort, court le risque de ne plus avoir de rapport qu’à elle-même, jusqu’à critiquer radicalement ses propres présupposés. Paradoxalement, la négativité critique peut rejoindre la théorie pure qu’elle prétendait contester. Comme l’écrit Adorno dans Minima moralia, « il n’y a plus de mesure pour la mesure de toutes choses. » Mais comment préserver la Théorie critique dans ces conditions ? Ne s’agit-il pas d’un mouvement de dissolution au terme duquel la critique finit par se dévorer elle-même ? Tel est le changement de signe du rapport entre critique et théorie formulé par J. Habermas au milieu des années 80.

 

  • Un texte est ici particulièrement éclairant sur ce changement de signe, celui consacré à Adorno et Horkheimer dans Le discours philosophique de la modernité, 1985. « L’embarras de Horkheimer et d’Adorno est le même que celui qu’avait connu Nietzsche ; en effet, s’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une ultime démystification et s’ils souhaitent poursuivre le travail critique, ils sont obligés, pour expliquer la corruption de tous les critères rationnels, d’en préserver un qui reste intact. »

 

  • Pour Habermas, Adorno et Horkheimer refusent de régler la contradiction performative d’une critique qui surenchérit sur elle-même par une théorie. Cette tentative serrait pour eux, explique Habermas, condamnée à « déraper vers l’infondable ». Par conséquent,« ils renoncent à la théorie et pratiquent ad hoc la négation déterminée». Une théorie de cette négation déterminée ne peut être, c’est l’enseignement de La dialectique de la raison, qu’une « décadence positiviste ». Autrement dit, pour éviter la déchéance de la raison, dévoyée dans son contraire, la raison instrumentale, il fallait se livrer et entretenir un scepticisme effréné vis-à-vis de la raison. C’est justement ce scepticisme que ne partage pas J. Habermas quand il écrit : « Horkheimer et Adorno perçoivent la modernité culturelle à partir d’un horizon d’expérience analogue, avec la même sensibilité exacerbée, à travers la même optique rétrécie qui les rend insensibles aux traces et aux formes existantes d’une rationalité communicationnelle. » L’introduction de cette forme de rationalité a toutes les apparences d’un sauvetage, celui de la théorie au détriment de la critique radicale. Autrement dit, la raison dite « communicationnelle » se présente comme une issue permettant de douter théoriquement des raisons de douter de la raison. Cette nouveauté conceptuelle marque le basculement de la deuxième Ecole de Francfort, de la critique dans la Théorie critique à la théorie de la Théorie critique. Ces raffinements conceptuels ne sont pas anecdotiques car ils auront des conséquences philosophiques et politiques considérables.

 

  • La thèse d’Habermas, discutable au regard de la première Ecole de Francfort, est de rechercher « les bases normatives d’une théorie critique de la société à une profondeur telle qu’elle aurait échappé à la dislocation de la culture bourgeoise qu’a connue l’Allemagne de l’époque, au vu et au su de tout le monde. » Sont explicitées ici les raisons de cette raison communicationnelle qui devrait se présenter comme une issue théorique aux apories de la radicalité critique de la première école de Francfort. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Jurgen Habermas pense que la critique radicale de l’idéologie qui ne met pas en avant ses bases normatives fait le jeu d’une dislocation favorable aux pensées anti-universalistes et anti-démocratiques. Elle revient à une forme d’ontologie régressive, à un projet puriste qui se rend incapable de médiatisation donc socialement destructrice. Ce qui est donc en question, implicitement, reste la question des normes communes à partir desquelles ont peu libéralement et rationnellement s’entendre. Pourtant, un des slogans de la première école de Francfort était : nicht mitmachen ! – que l’on peut traduire par refuser de jouer le jeu.

La question du rapport entre théorie et critique se ramène donc à une question fort simple : qui joue le jeu ? qui marche dans la combine ? qui en est ?

 

  • Est-ce la négativité critique qui, en renforçant l’isolement d’une critique devenue esthète, délaisse les procédures de médiatisation, sape les conditions d’une entente commune, empêche que nous concevions des normes collectives acceptables ? Est-ce la théorie d’une raison devenue communicationnelle qui accepte le cadre libéral néo-conservateur comme garant des idées universalistes et démocratiques quitte à désamorcer toute dangerosité critique qu’elle ne pourrait pas intégrer dans ses procédures pragmatiques et dissuasives ?

 

  •  Derrière la question du rapport entre théorie et critique se joue aussi bien la question du contrôle social de la pensée que la nature des pressions exercée par la société dans son ensemble sur le travail de réflexion en général. Le cas d’Habermas est en cela exemplaire. Sa conception de la nature de la théorie sociale a changé, moins sous l’impulsion d’une nécessité conceptuelle que sous les transformations de cette même société. En 1968, il affirmait concernant la théorie : « Il faut que la philosophie retourne contre l’illusion de la théorie pure en son sein les critiques qu’elle adresse à l’objectivisme des sciences ; c’est à cette seule condition, à partir de cette dépendance qu’elle aura reconnue, qu’elle pourra retrouver le poids qu’elle revendique vainement en tant que philosophie – philosophie qui n’est qu’en apparence sans préjugés. »6 Seule la dimension critique peut donner à la théorie un poids. Hélas, la théorie communicationnelle, au vue de l’histoire récente, apparaît plus comme un dispositif théorique anti-critique que comme une façon de redonner du poids à la philosophie.

 

  • « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – , n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. »7 Problématique en effet de penser que la violence commence par une « perturbation dans la communication » quand la communication mondialisée s’impose comme une violence aux mains de ceux qui en tirent les plus grands profits. Problématique de croire qu’en corrigeant la « défiance réciproque incontrôlée qui conduit à la rupture de communication » on n’augmente pas aussi le niveau de contrôle qui la favorise. Problématique enfin d’imaginer que le « capital-confiance » qu’il invoque ne soit pas la forme par excellence du capital aujourd’hui. Cette théorie de la raison communicationnelle se voit rattrapée par cette rationnelle instrumentale fort peut émancipatrice. C’est justement cette culture critique dans la théorie qu’Adorno n’a eu de cesse de convoquer et que nous retrouvons aujourd’hui.

« La société accède à la critique en accédant à la majorité, qui est la condition de toute démocratie. Etre majeur, c’est parler pour soi-même, parce qu’on a d’abord pensé pour soi-même et qu’on ne se contente pas de répéter ce qu’on a entendu. »

Adorno, Kritik.

 

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1.Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, 1937

2. Op. cit.

3. « Connaissance et intérêt » in La technique et la science comme « idéologie », 1965.

4. Max Horkheimer, Théorie trad., Op. cit.

5. Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, 1983.

6. La technique et la science comme « idéologie », in « Connaissance et intérêt », 1968

7. Le « concept » de 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004.

Basic, simple

Basic, simple

Emmanuel Macron est grillé pour avoir pris les gens pour des cons. Basic, simple.

 

  • Beaucoup trop d’ailleurs pour les demi-habiles du spectacle mais pas pour les gens qui ont encore un reste de dignité. Son élection est une arnaque, un enfumage. Sa politique, une gestion bancaire extra-territoriale. Le reste ? Du néant. Ou plutôt, pour le reste, il fait ce qu’il sait faire avec la qualité que lui prêtait l’inutile mais hautement nuisible Alain Minc et qui convient « aux métiers de putes » (pour reprendre sa douce formule littéraire à propos des qualités d’Emmanuel Macron avant son élection). Les gilets jaunes seront pour lui une sorte de chewing-gum délavé sous ses bottines de « président philosophe » de rien du tout, mis en spectacle par une génération, la mienne, aussi servile politiquement que prétentieuse culturellement. Le vide en écho.

 

  • La suite va être politiquement abjecte : criminalisation de l’opposition, mise au pas des serviles de l’infodivertissement, contrôle strict d’un droit à manifester de plus en plus réduit et encadré, arrestations préventives, instrumentalisation obscène de la violence, pression sur la magistrature, mise en spectacle des « extrêmes », communication abrutissante. Des députés godillots imbéciles, des crétins, incapables d’articuler deux idées entre elles – ils sont là pour cette incapacité, je le rappelle – seront sommés, en marche forcée, d’assurer le service après-vente.

 

  • Cette suite nous la connaissons parfaitement, elle sera, elle est déjà, dévastatrice pour les services publics, autrement dit pour le bien commun. Elle aggravera les inégalités sociales, versera dans la pauvreté des hommes et des femmes qui perdront de la qualité de vie, avant de perdre des années d’existence. Elle déstructurera ce qui marche encore en France sur l’alibi d’une dette construite pour soumettre les peuples et engraisser des porcs. La suite ? Elle dégoûte mais ne doit pas nous faire baisser les bras. Il y a déjà eu trop de renoncements, depuis trop d’années. C’est fini. La philosophie de salon qui ne pense pas, c’est fini. Le copinage mondain qui pourrit en bout de chaîne la vie des gens, c’est fini. L’égoïsme petit-bourgeois des non-concernés, c’est terminé.

 

  • Désormais, il faut choisir son camp, être partisan. Cela ne veut pas dire que nous devons penser mal ou trop vite. C’est justement ce que font les mauvais instits du corps social. Lu ce matin sur un des multiples supports indifférenciés de l’infodivertissement : « la récrée est finie ». Très juste mon ami. Nous allons passer aux choses sérieuses, en bottant au passage l’arrière-train de ta morgue, remettre la pensée critique à sa place et les minables arrivistes à la leur. La grande faiblesse de ce système d’exploitation de l’homme par l’homme, qui consiste au fond à dresser l’homme dominé contre lui-même, est de nature symbolique. Ce système est sans tête car il ne se pense pas. C’est justement cela sa plus grande violence et sa plus grande faiblesse : il est incapable de nous répondre, c’est aussi pour cela qu’il craquera à terme. Il craquera en révélant sa violence symbolique, puis réelle, ce qu’il est déjà en train de faire avec ses instruments à mutiler et la répression affolée de ses kapos du vide.

 

  • Nous n’aurons nul besoin pour cela d’appeler à une énième insurrection qui vient ou d’aggraver la violence sociale déjà trop présente. Ce qu’il faut, c’est tendre un miroir à l’abjecte, échapper au regard de la sidération qui inhibe en ne renonçant pas à ce que nous sommes. Il s’agit bien, je le répète d’une lutte anthropologique. Intellectuellement, c’est notre arme, cette lutte sera sans pitié.

Au démocrate de salon

Au démocrate de salon

« Toutes les lucidités sont criminelles »

Emil Cioran, « Le renoncement de la liberté », 1937

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  • Les appels désespérés (qui les écoute d’ailleurs quand on sait le discrédit qui frappe aujourd’hui les donneurs de leçons médiatiques) à la responsabilité, au calme, à la non-violence, les #stopviolence et autres gadgets affolés de dernières minutes ne changeront rien au processus qui s’est enclenché depuis plusieurs semaines. Nous allons donc, dialectiquement, en passer par la violence.

 

  • Nous savons désormais qu’en manifestant dans la rue, en contestant un pouvoir qui se replie chaque jour passant dans une logique de violence sans issue, nous risquons de sortir défiguré, de perdre un œil, une main ou plus. Inutile pour cela d’aller au contact de la force publique ou de jouer les va-t-en-guerre. Ces jours-ci, des lycéens, de jeunes adultes, à bout portant, furent grièvement blessés, des manifestants molestés au nom de l’ordre, des retraités roués de coups dans un espace public qui se restreint de jour en jour et une communication d’Etat qui ne cache plus ses stratégies  morbides. Ces jours-ci, les forces de l’ordre furent attaquées comme rarement sous la Vème République, obligées de battre en retraite, de protéger leur vie, trouvant parfois dans quelques cibles faciles et isolées l’occasion de décharger une impuissance qui leur vient d’en haut.

 

  • Nous sommes à un tournant. Ce n’est pas Camus qu’il faut lire pour le comprendre mais des auteurs infréquentables pour le bon goût des démocrates raffinés. Il faut mettre les mains dans l’abjecte, regarder aux fonds des poubelles, exhumer l’inconscient de notre époque, râcler le purin de l’homme libre. Faire, en somme, le sale travail. J’ai sous les yeux l’Apologie de la barbarie d’Emil Cioran, un texte en particulier « Le renoncement  à la liberté », publié dans Vremea, le 21 février 1937. Ce texte, avec d’autres, réédités par les éditions de l’Herne (un authentique travail d’éditeur pour une fois) est le seul que je connaisse à poser réellement le problème de la violence et de la démocratie ou plutôt du régime que l’on appelle encore démocratie par usage et abus.

 

  • Cioran, à contre-pieds de tous les démocrates de salon, expose les raisons pour lesquelles les hommes, dans certaines conditions déterminées de l’histoire, préfèrent renoncer à la liberté plutôt que d’être intoxiqués par elle. Il écrit ceci : « la démocratie est la plus grande tragédie des couches sociales qui ne participent pas directement à l’histoire ». Voilà aujourd’hui ces couches ralliées de force à un projet dont elles ne se sont plus depuis longtemps les agents, un projet de civilisation qu’elles subissent de jour en jour toujours plus violemment. Elles sont sommées de marcher, de suivre le pas, « sans avoir aucune adhérence ». On leur demande de flotter alors qu’elles sont encore enracinées à quelque chose. On les arrache à leur condition sans faire d’elles « un facteur actif de l’histoire », de sorte, ajoute Cioran, que « la plèbe éternelle a été engagée dans une responsabilité pour laquelle elle n’avait aucune appétence. »

 

  • Nous savons, là réside la plus criminelle lucidité, que les arguties sur la violence, les finesses camusiennes sans Camus, masquent notre volonté de ne rien changer à l’ordre des choses. Telle est la véritable nature de notre cynisme et de notre dévotion à cette démocratie marchande dont nous avons parfaitement calibré la valeur. Nous savons, là réside la plus effrayante conscience, que le fond de ce mouvement historique n’est pas démocratique, qu’il s’agit d’autre chose, d’une force autrement plus violente et dévastatrice qu’un énième aggiornamento participatif et citoyen. Nous savons enfin, là réside la plus grande solitude, que la liberté n’est pas le terme, qu’il y a plus, que la brutalité de l’histoire est, comme l’affirme Cioran, « la seule solution contre le désabusement de l’intelligence. » L’histoire choisit alternativement entre l’espoir de la liberté et la destruction des conséquences  du déracinement qu’elle occasionne. Le balancier oscille sans cesse. Nous sommes au point de retour. Le démocrate de salon et ceux qui légitiment l’insurrection depuis le leur se font face.

 

  • Les premiers s’arrangent avec leur cynisme et leur dévotion. Ils savent parfaitement, les voilà désormais bien informés, que sans cette brutalité qu’ils masquent de leurs bons mots, le même reviendra au même. Les morts ont toujours eu le pouvoir de renverser les vivants, ils les gouvernent. Mais les belles âmes du statu quo, les moralistes du temps qui soignent leur conscience plus que leur probité, ne détestent pas à ce point ce qu’ils ont sous les yeux. Les seconds rechignent, en général, à voir la violence qui les fascine, l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de vivre sans axe et sans structure. Pour des raisons subtiles, qui échapperont toujours au démocrate de salon, l’intellectuel isolé rejoint la plèbe éternelle qui ne dissertera jamais sur la légitimité de la violence, celle qui cogne et se brise contre le temps. Elle a d’autres choses à accomplir cette plèbe éternelle. Son destin est d’une autre nature. Son héroïsme aussi.

 

  • « Une époque de libertés infinies, de démocratie « sincère » et extrême, qui se prolongerait indéfiniment, signifierait la chute inévitable de ‘humanité. » Que nous dit Cioran et à qui parle-t-il ? Qui peut aujourd’hui comprendre la profondeur de cette idée sans nous ensevelir défensivement sous sa mélasse démocratique, sans rouvrir les charniers d’une histoire qu’il n’a pas vécue, sans nous assommer de grandes leçons humanistes ? Les intellectuels, les philosophes, les causeurs ne font pas l’histoire. Ils la contemplent et la mettent en forme. Demain, le démocrate de salon et l’apologue de l’insurrection ne seront pas en première ligne. Que le premier ne fasse pas hypocritement la morale au second, que le second soit au moins lucide sur sa brutalité d’emprunt. Les deux font souvent banquette.

 

  • Vient alors le moment du choix, de la détermination. De quel côté se situer ? Il n’y a pas de moyens termes, il n’y a pas d’issues, il n’y a pas d’équilibres branlants. Il n’y a que des choix nets. Toutes les arguties normatives sur les limites de la violence manquent leur cible et finissent par succomber dans le désert de la liberté. D’aucuns se sentent à l’aise dans ce désert, grand bien leur fasse, dans ce torrent de vacuité qui finit par placer au pouvoir des spectres qui renvoient à la plèbe l’image arrogante de son éternelle défaite. Ils ne veulent pas de ces spectres ? Qu’ils le prouvent alors, en acte, qu’ils se battent, qu’ils les affrontent, ce qu’ils ne font évidemment jamais.

 

  • Le démocrate de salon est toujours moins bavard quand l’écrasement évite son pied, quand le joug du pouvoir s’exerce sur d’autres et que sa liberté peut lui permettre de flotter encore un peu. D’autres laissent venir à eux des dispositions contraires. Ils savent que la brutalité seule peut changer l’ordre du monde, qu’elle est « la condition du triomphe politique et une défaite spirituelle ». On ne peut avoir les deux en même temps.

 

La prophétie de l’aveugle

La prophétie de l’aveugle

Dernier chapitre de Révolution, Emmanuel Macron, XO, 2016

  • Tout cela, me direz-vous, ce sont des rêves. Oui, les Français ont par le passé rêvé à peu près cela. Ils ont fait la Révolution. Certains même en avaient rêvé avant. Puis nous avons trahi ces rêves, par laisser-faire. Par oubli. Alors oui, ce sont des rêves. Ils réclament de la hauteur, de l’exigence. Ils imposent de l’engagement, notre engagement. C’est la révolution démocratique que nous devons réussir, pour réconcilier en France la liberté et le progrès. C’est notre vocation et je n’en connais pas de plus belle. »

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Rudolf Schlichter, Blinde Macht (Puissance aveugle), 1937