LA PROFONDEUR DE LA REVOLTE
(Victor Hugo, Dessin)
- Il suffit de s’attarder sur les réseaux sociaux en sortant de son cercle d’amis pour évaluer la profondeur de la révolte qui monte en France, de discuter au quotidien avec le postier, d’échanger quelques mots avec le pompier réserviste, le maître d’école, l’interne en médecine, la retraitée au bistrot ou le maire de la commune. Une colère sourde, désarticulée mais une révolte profonde, quotidiennement nourrie par la mise en spectacle d’un pouvoir autiste. Emmanuel Macron n’a jamais eu de mandat local, il n’a aucune racine, il est hors sol. C’est une abstraction, le produit d’un monde sans dehors qui octroie des privilèges exorbitants à quelques-uns en faisant la leçon à tous. Qui peut s’identifier à lui hormis ceux qui n’ont pas d’attaches, les flottants, ces bouchons de liège de la pensée-Europe-monde qui vivent bien au milieu du vide qu’ils entretiennent par intérêts.
- Pensez à Christophe Barbier, sourire au coin des lèvres, qui faisait il y a quelques mois le malin avec une plante verte dans les bureaux de l’Express avant de partir en vacances, expliquant aux français qu’ils devaient renoncer à la cinquième semaine de congés payés, aux RTT. Pensez à Ruth Elkrief, mielleuse de complaisance avec les puissants, maîtresse d’école avec tous les autres, irréelle majorette de l’ordre derrière son pupitre en plexiglas et ses rictus figés. Pensez à Bruno Jeudy qui délivre ses conseils aux smicards pour des milliers d’euros avec des certitudes idiotes et des slogans de téléphonie mobile. Pensez à tous les autres, les médiatiques télévisuels, payés par une machine à abrutir qui écrase et humilie en toute bonne conscience. Emmanuel Macron était leur fils prodigue, la promesse de dix belles années de morgue. Cette clique représente, à juste titre, un ennemi objectif pour une majorité de français. Elle est responsable d’une partie non négligeable de la révolte qui monte. A tort, elle résume toute une profession : journaliste.
- Les journalistes de Paris, ceux que l’on rencontre l’été au festival de Couthures près de Marmande, ceux qui comptent dans le milieu de la presse nationale, ne sont pas tous éditocrates. Loin s’en faut. Plutôt jeunes, sympas, mal payés, louvoyants entre piges et terrains, ils cherchent à vivre d’un métier que le numérique a profondément bouleversé. Ils acceptent à peu près tout, se fondent dans un moule, barbottent dans les mêmes univers. Formés dans des écoles de commerce spécialisées, ils subissent les rapports de pouvoir et les petites humiliations. Plenel en haut, le pigiste tout en bas. Ces soldats de l’actualité ne sont pas toujours sans idées, certains connaissent très bien la France rurale, la France des provinces, les banlieues pauvres. Tout cela est pourtant anecdotique : l’employeur qui les paie décidera des cadres de leur liberté intellectuelle et de l’épaisseur de leur marge. Ils ne peuvent pas se révolter contre ceux qui leur pourrissent le travail en renvoyant d’eux-mêmes une image abîmée aux français. Ils sont enchaînés à un système médiatique qui les suce jusqu’à la moelle. A la fin de cet effrayant bizutage, lessivés, quinze ans passés, ils seront payés en pouvant faire payer aux nouveaux arrivants les stigmates de leur soumission.
- Le gavage par l’information est une désinformation massive, un abrutissement collectif. La presse écrite, réflexive et documentée, s’apparente au latin. Une langue morte. Elle n’est d’ailleurs plus une presse de combat mais de contemplation. Reportages léchés, illustrations à la mode, formats décalés, prix conséquents, ces revues sont inaccessibles au peuple qui lit peu. Elles satisfont une bourgeoisie culturelle qui s’informe en jouissant avec émotion et empathie du spectacle du monde. Le peuple, lui, écoute en gueulant la majorette en cire à l’heure des repas. Les moins morts nourrissent leur haine sur des sites qui dénoncent les saletés qu’ils ont massivement sous les yeux. Le néant des images matraquées et des slogans économiques qui humilient, agrémentés d’un peu de logos viril, suffiront à former une impitoyable vision du monde avec la guerre pour horizon.
La morgue d’une caste nourrit la révolte d’un peuple. Ce qui se passe au milieu, la bonne volonté humaniste des pigistes mondialisés, ne fait pas le poids. L’histoire de la brioche aux français est connue, la fin aussi.
- Français, encore un effort pour être totalement abrutis. Voilà ce qu’exige aujourd’hui le pouvoir d’Etat qui trahit la grandeur de la République. Gilets jaunes, populisme, gasoil, les marottes du moment n’expliqueront rien. Sans justice et sans vergogne, un peuple est ingouvernable, aujourd’hui comme hier. Relisez, je vous en prie, les sottises de Régis Debray après l’élection d’Emmanuel Macron, les inepties de Brice Couturier, les précieuses divagations sur son rapport à Ricoeur, les articles copiés sans une once de critique d’un site à l’autre. Des Playmobil des chaînes d’information aux intellectuels de salons, des animateurs de sites d’actualité aux relais dépolitisés de l’information de masse, relisez les archives, consultez les sites, vous ne trouverez rien sur l’implacable logique des mécanismes qui jettent un peuple dans la rue.
- Sur la question Qu’est-ce que la politique ?, vous trouverez des mètres de rayonnage, des dizaines de causeries généralistes, des fiches sciences po à la tonne. Les questions Qu’est-ce qu’un vrai politique ? Qu’est-ce qu’un vrai philosophe ? Qu’est-ce qu’un vrai intellectuel ? sont nettement plus confidentielles. Un vrai politique par exemple, c’est un homme qui assume publiquement la partialité de ses vues et de ses valeurs. Pour cela, il a des ennemis et des partisans. En face de lui, il a des opposants. Il s’expose en portant une parole devant le peuple. C’est un homme avec des convictions, un homme prêt à les risquer dans l’arène. Contrairement à lui, le faux politique refuse le combat et l’affrontement, c’est une anguille, un malin, une limande de salons. Il est de tous les côtés en même temps, philosophe et banquier pourquoi pas, il est insituable. Ne sachant pas d’où il parle, il est impossible d’attribuer à sa parole une valeur.
- Il y a de moins en moins de politiques, comme il y a de moins en moins de critiques, car les hommes capables de se situer et de tenir un point réel s’effacent, se résignent, renoncent. Tout est fait évidemment pour les décourager. Le travail de l’esprit sérieux, appliqué, informé est marginalisé, relégué dans des replis quasiment invisibles. Une parole critique et politique construite est empêchée ou écrasée par la machine à broyer l’intelligence qu’est l’actu. Pas simplement celle des sans voix, comme les appelait Pierre Bourdieu, mais de tous ceux capables d’articuler politiquement la conflictualité sociale, de faire des liens puissants et effectifs, de comprendre dans le détail par où circulent aujourd’hui les pouvoirs de représentation.
- C’est, il faut le dire, un travail titanesque. Des petits marquis de la culture, improductifs quant au fond, sont devenus en une vingtaine d’années, les roitelets de la forme. Ils ont un réel pouvoir de nuisance, un pouvoir de sélection, un pouvoir d’exclusion. Nous serons plus malins qu’eux, plus fins, plus rusés, plus vicieux que leurs propres vices s’il le faut. Ce que Jean Baudrillard, un véritable penseur folklorisé dans le seul simulacre, nommait l’intelligence du mal. Ils sont méchants mais nous sommes beaucoup plus méchants qu’eux. Nous les nommerons, nous ciblerons leurs discours, nous mettrons à jour les réseaux qui les soutiennent, nous séduirons leurs auditeurs. Travail subtil, inaccessible aux entendements bornés des bourrins qui consomment de la vidéo complotiste en grosses quantités. Là encore, cette histoire de complotisme intellectuel est à dénoncer sans pitié.
Les stratégies de pouvoir consistent aujourd’hui à isoler la critique authentique en en faisant une dépendance de la paranoïa. Nous allons, en conséquence, rendre fous nos psychiatres.
- Il faudra faire de cette nouvelle pratique une résistance critique collective. Isolée, la critique est impuissante. La solitude est pourtant le lieu indéfectible de son énonciation. La critique est un acte solitaire qui a une portée collective incomparable. On ne peut pas tenir un pouvoir sur le règne sans partage de la fausseté. On ne peut pas à ce point liquider le rapport philosophiquement essentiel, platonicien, entre la réalité et la vérité sans en payer le prix humain. L’indifférence affichée envers le vrai, le juste et le bien ne peut pas durer très longtemps, à moins, ce qui est d’ailleurs en jeu aujourd’hui, de reconfigurer l’homme pour qu’il soit désormais indifférent à ces valeurs fondamentales.
- L’abrutissement fonctionne aussi longtemps que le marché peut anesthésier les masses ; il cesse d’être opérant quand sa marche folle ne fait plus qu’engraisser une élite parfois tout aussi abrutie que les abrutissements qu’elle promeut. Nous en sommes là. Nous retrouvons Platon pour la philosophie ; Karl Schmidt pour la politique. Les problèmes posés par l’un et l’autre sont aujourd’hui refoulés. Il nous faut les exhumer. Bref, après la léthargie insensée des deux dernières décennies, nous pensons et agissons enfin.
- En 1999 sortait à la NRF Le nouvel esprit du capitalisme, un fort livre de 900 pages : la force de la critique, le rôle de la critique, la logique de la critique, la critique sociale, la critique artiste, l’empêchement de la critique, le renouveau de la critique etc. Mon coude droit est actuellement posé sur cette somme (1). Depuis, on ne compte plus les productions critiques, les textes critiques, les sommes critiques. Ma bibliothèque en est remplie. Le dernier volume en date : Le désert de la critique, déconstruction et politique (2). Par déformation intellectuelle, je m’empresse de consulter ces textes dès leur sortie mais je les achète de moins en moins car ma question est toujours la même : qui dérangent-ils ?
- J’ai eu un temps le projet de rédiger une thèse à ce sujet à l’EHESS : dialectique de la critique, un titre de ce genre. Je me suis ravisé après deux années d’écriture. J’étais en train d’ajouter ma glose à une glose déjà fort conséquente. Les rapports contrariés que j’ai eu avec ce qu’on appelle le monde de l’édition ont eu raison de mes dernières velléités dans ce domaine. L’idée est simple : vous pouvez publier et diffuser toute la critique théorique que vous voulez à condition de ne déranger aucun pouvoir, de ne viser personne en propre, de laisser le monde à la sortie de votre critique dans le même état que vous l’avez trouvé en y entrant. La critique s’adresse ainsi à une petite frange de la population, formée à l’école, capable de comprendre des distinctions structurelles (critique artistique, critique sociale) car elle a les moyens d’attacher un contenu à ces concepts mais qui n’a aucun intérêt objectif à remettre en question sa raison sociale à partir d’eux.
- Longtemps, je me suis dit (qui ignore la naïveté des esprits formés au contact des textes philosophiques ?) que l’empilement d’arguments et d’analyses aurait raison de cet état de fait. Qu’il suffisait de démonter quelques logiques élémentaires pour lever ce gros lièvre. Hélas, je sous-estimais la puissance de la dénégation et la force d’une raison fort peu raisonnable : la raison sociale.
- Celui qui tient un magistère ou un micro (le second s’étant progressivement substitué au premier) a des intérêts objectifs particuliers à défendre. J’ai moi-même des intérêts objectifs particuliers à défendre lorsque je me bats contre le massacre programmé de la réflexion critique à l’école. La question est de savoir si ces intérêts objectifs particuliers vont dans le sens de l’intérêt général, autrement dit si ce que je défends vaut au-delà de moi-même. Là encore, sur ce seul critère déterminant, j’ai compris (j’avoue qu’il m’a fallu un peu de temps tout de même) que les éditeurs de cette fameuse culture (critique pourquoi pas) ne raisonnaient pas du tout de cette façon. Pour eux, la critique est un objet d’édition, de publication, un objet culturel qui doit rencontrer un marché. Avant de faire œuvre critique, il est donc essentiel d’identifier le marché. L’intérêt particulier objectif doit s’accorder avec d’autres intérêts particuliers. L’intérêt général ? Mais de quoi parlez-vous ?
- Critiquer la dépolitisation des discours sur la politique à France culture, à la suite de ce qu’a pu faire Pierre Bourdieu, ce n’est pas simplement émettre une critique, c’est déranger des intérêts objectifs particuliers qui n’ont que faire de l’intérêt général. C’est ici que vous retrouvez pleinement le sens de la très belle phrase de Bakounine mise en avant par Pierre Bourdieu dont il ne faut pas tout de même sous-estimer la dimension anarchiste :
« Les aristocrates de l’intelligence trouvent qu’il est des vérités qu’il n’est pas bon de dire au peuple. » Je pense, vous l’avez compris, l’inverse : toutes les vérités sont bonnes à dire au peuple.
- Evidemment, les fines manœuvres de France culture ou du Monde pour exclure du débat public des intellectuels qui ne cirent pas les pompes du pouvoir sont invisibles pour les désormais fameux gilets jaunes. Invisibles mais pas inaudibles, c’est cela que vous devez comprendre désormais, vous et toutes les fausses queues de la culture mondaine qui œuvrent à placer au pouvoir des hommes qui n’ont que faire de l’intérêt général et qui fracturent profondément la République. Bien sûr, vous pouvez marginaliser l’affaire, la minorer, l’exclure du champ des débats. Bref, nous prendre pour des cons. Je le comprends, c’est de bonne guerre. A votre place d’ailleurs, avec la même raison sociale, je ferais peut-être de même. L’homme est aussi faible et facilement corruptible. Cela ne signifie pas pour autant que le mobile de l’action critique soit le ressentiment ou la jalousie. Cette psychologisation n’honore personne et ne grandit pas la pensée, encore moins la politique. Il se trouve que certaines positions sociales nous rendent plus attentifs à la question de l’intérêt général que d’autres. Enseigner toute une vie dans l’école publique – et pas seulement deux ans en ZEP pour avoir la médaille Télérama – vous rend forcément plus sensible aux questions républicaines. Soigner à l’hôpital, déplacer des hommes et des femmes au quotidien, nourrir en cultivant sainement la terre etc. Si cette sensibilité s’accompagne, en outre, d’une affinité pour l’anarchie et la liberté radicale, vous vous orientez logiquement vers une forme de critique qui dérange un peu plus que celle de L’Obs, de Libé, de France culture, du Monde, de Télérama.
- Tout cela a-t-il un coût ? Oui, si l’on raisonne dans les cadres du mondain et de l’arrivisme qui tiennent lieu aujourd’hui de mesure de la créativité et de la réussite ou de la soumission, c’est tout un. Cela dit, que tout le monde se rassure, rien de très nouveau sous le soleil. Vous n’aurez jamais la gloriole facile au festival d’Avignon. Jamais on dira de vous, entre deux petits- fours sous un bon soleil : ah Madame, quel auteur iconoclaste, subversif, impertinent. Quel homme entier peut se satisfaire de cela, je vous le demande ? Quelle femme libre peut accepter de pareilles miettes ? (3) Au fond, c’est un vieux problème que je pose là, un problème décisif pour qui va au-delà.
- Je n’ai pas brûlé de pneus hier, je n’ai pas non plus hurlé « Macron démission » mais le cœur y est. J’ai un vieux diesel (350000 km, Ford Focus, 2003), je suis propriétaire, un crédit sur le dos et pour 25 ans, professeur agrégé de philosophie dans l’école publique. Je gagne 3000 euros net par mois en moyenne, je suis à l’échelon 9. Les grilles sont publiques contrairement aux salaires de ceux qui font la morale au peuple à la télévision ou à la radio. J’aime la réflexion et les idées. Ma critique est située, limitée, incarnée. J’ai eu la chance de naître dans un milieu formé, de trouver ma voie dans le labyrinthe des études supérieurs. Pour une raison qui m’échappe encore, je hais les faisans qui oppriment l’esprit en toute bonne conscience, les faquins, les fausses queues, les demi habiles. Emmanuel Macron représente pour moi, et je ne suis pas le seul, une sorte d’anti-monde, une réalité qui à la fois m’échappe complétement (je ne comprends pas que l’on puisse se satisfaire de sa vie) et me dégoûte en tant qu’elle oppresse les autres. J’ai les moyens de structurer ce dégoût, d’en faire quelque chose, de le penser et par conséquent de m’en libérer.
C’est cela qu’il faut donner aux enfants de la République : les moyens effectifs de se libérer du dégoût que suscite un monde sans âme à la liberté factice.
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(1) Pratiquement, pour un droitier, il est utile de surélever le coude gauche pour taper sur le clavier.
(2) Editions Echappée, 2015. Un livre intelligent et fin, théorique, mais de mon point de vue inefficient. Qui dérange-t-il ?
(3) Voici exposé en une ligne mon féminisme.