La critique est un art premier
- On ne peut pas porter les coups et faire de la pédagogie bonasse en même temps. On ne peut pas attaquer et se justifier de porter l’estocade, là où on la porte, dans un même geste. Pour comprendre, il est bon d’avoir en tête la globalité du travail, sa cohérence, sa logique. De prendre son temps face à ses motifs. L’arbitraire, dans un travail critique, ne devrait pas exister. Chaque démontage devrait répondre à une nécessité interne, chaque caillou déposé dans les babouches de la bonne conscience prendre une juste place dans l’édifice. C’est cela qui différencie radicalement le bavardage mondain (je rappelle que ce terme est aussi un concept qui obéit à une exigence de réflexion) et le travail de la pensée. C’est justement cela qu’il est éprouvant de faire au milieu des pires divertissements de l’époque.
- Il n’est pas non plus question d’opinions comme dans les pages débats des journaux. Ne pas avoir d’opinion, bonne ou mauvaise, sur les discours que l’on prend pour objet. Observer, par contre, leur insertion dans des tissus relationnels inapparents dont ils tissent des réseaux de sens qui autorisent ou empêchent d’autres discours. Mettre à jour un maillage pour comprendre pourquoi les choses se passent de cette façon et pas d’une autre. Ce travail exige une absolue liberté. Il ne peut dépendre des intérêts d’un journal, d’une radio, d’une chaîne de télévision, d’un média, d’une maison d’édition aussi scrupuleuse soit-elle.
- Nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir faire ce travail librement et de le diffuser sans passer par de nombreuses médiations. En ce sens, il est brut et ressort peut-être des arts premiers. Nous sommes au cœur d’une agora qui n’a rien de virtuelle. Nous sommes lus tel quel pour évoquer le nom d’une revue et d’une époque dont il ne reste presque rien de l’irrévérence et de la folie. En avance sur la leur, certains adaptés, ce qu’on appelle aujourd’hui des vidéastes, ont saisi très tôt la puissance inédite de cette forme nouvelle de rencontre des esprits et des perceptions. Il ont les images mais la lettre leur fait défaut. Sans autre filtre que les limites de leur probité, ils causent à tous. Les pires immondices sont ici accessibles en un instant, les séductions les plus néfastes, les constructions intellectuelles les plus délirantes. Entre deux scories, l’intelligence émerge, le talent avec elle. La puissance critique de ce dispositif serait faramineuse ; les résultats sont tout à fait désolants.
- C’est que l’éducation est ailleurs. Elle a besoin d’un toit, de l’institution d’un ordre et d’une organisation signifiante. Ici, c’est le chaos, un flux ininterrompu de signes, des vidéos stroboscopiques, des bribes de phrases, des jingles, des moignons de discours, des cris de déments. Les enfants morts nés de la raison se disputent le haut de la place. D’illusoires notoriétés, demain englouties par le flux qu’elles charrient malgré elles, font l’affiche et le spectacle. Un néant stérile remet tous les jours les compteurs à zéro. Dans cette marée opaque, le critique est un chasseur. Il produit, comme les australiens décrits par Ernst Grosse dans Les débuts de l’art, à partir de ce qu’il trouve au sol. « La production est le phénomène primaire de toute civilisation. »
- Jamais nous avons eu à notre disposition une telle quantité de signes pour produire. Il est évident que les assises de notre civilisation s’en trouvent justement ébranlées. Cela ne signifie pas que nous changions les cordonnées fondamentales de notre culture mais cela implique que nous soyons à la hauteur d’un grand bouleversement. En partie, nos cadres de pensée retrouvent une primarité ensevelie sous les dogmes séculaires. Il faudra que nous réapprenions à être primitifs.
- Nous portons une violence qui est celle du monde. Nous devons la lui rendre symboliquement. Il le faudra pour habiter encore la terre. Peut-être y parviendrons-nous en dessinant les mailles du grand filet qui nous étouffe, en desserrant la saturation de tous les genres, en créant des petits espaces de vide dans la réalisation intégrale du tout. Nous ne sommes qu’au commencement. L’esprit ne peut encore qu’adhérer, la puissance contraignante est trop forte, mais nous comprenons confusément ce qui se joue de réel dans la critique, une déflagration de force et d’énergie, un contre-don irrécupérable, une puissance fatale. D’aucuns sont terrifiés par ce qui se joue là. Ils s’accrochent piteusement à leurs territoires quantifiables. La création est ailleurs. Elle l’a toujours été. Elle est brutale.