Lettre ouverte à Adèle Van Reeth d’un professeur de philosophie de l’Etat français
(Istana Hôtel, Kuala Lumpur)
Chère Adèle Van Reeth,
- Le 16 novembre 2018, France Culture et vous-même aviez rendez-vous à l’UNESCO Paris pour, je vous cite, « une nuit entière de philosophie! » Point d’exclamation de rigueur. Un rendez-vous parisien pour des parisiens qui n’auront pas à se lever trop tôt le lendemain matin pour aller travailler – ou faire cours à leur classe de philosophie à Dijon ou à Morlaix, qui sait. Un rendez-vous que vous avez largement relayé sur les différents réseaux de communication de France Culture. Le même jour, ou peu s’en faut, le World Philosophy Day (expression planétaire ad hoc) se tenait à Kuala Lumpur à l’Istana Hôtel (photo jointe ci-dessus). La chambre des amoureux certainement. Laissons ces coûteuses frivolités de côté.
- Vous n’êtes pas sans savoir qu’une réforme est en cours dans l’éducation nationale. J’avoue que la chose est moins affriolante que des questions comme Qu’est-ce que la philosophie africaine ? ou Pourquoi philosopher en Inde peut-il conduire à la mort ? Une autre question me vient à l’esprit Pourquoi, en France, l’enseignement de la philosophie (au choix) est menacé de mort dans l’institution scolaire ? A cette question s’en ajoute une autre : Comment se fait-il que cette menace bien réelle ne trouve pas, pour l’heure, dans votre grille des programmes, le quart de la moitié du volume horaire que vous consacrez aux philosophies du monde ? A cette question, je ne vois que trois réponses possibles. Je reste, il va de soi, disposé à en recevoir une quatrième de votre part. Elle sera relayée et lue par des intéressés que vous ne croiserez pas forcément le jour de la World Philosophy Day à Paris ou à Kuala Lumpur, soyez en sûre.
- Première réponse, vous ne voyez pas le problème. La philosophie se porte bien. Podcast, audience, nuit de la philosophie, World Philosophy Day etc. Tout cela est magnifique mais ne concerne en rien la philosophie dans l’institution. Il s’agit d’autre chose, d’un nouveau marché pour être très précis, un marché culturel, une offre qui répond à une demande. D’ailleurs vous parlez rarement du métier de professeur de philosophie, de la réalité de sa condition, de son avenir incertain, de ses dépressions parfois, de son courage souvent. Ce n’est pas un objet de pensée pour vous. Vous lui préférez « le métier de philosophe » ce qui est tout à fait différent Adèle Van Reeth. Ecrivains médiatiques, spécialistes de la communication philosophique, éditeurs, producteurs, universitaires en fin de carrière, mondains. Le philosophe de métier à quelque chose à vendre, il est sur un marché. Ce déplacement, du professeur de philosophie au métier de philosophe, est fondamental. Vous liquidez ainsi la fonction du professeur de philosophie au sein de l’Etat français en faisant accroire que le lieu de la parole philosophique est indifférent à son contenu. Je pense exactement le contraire. Il y a tout un monde entre un cours de philosophie au lycée et une émission sur France culture, entre un travail sur des textes de 14h à 15h entre un cours d’anglais et un cours d’histoire-géographie et une nuit à l’UNESCO entre amis. Disons qu’entre les deux, tout un monde, celui de l’école, disparaît par magie. Bien sûr, vous êtes, comme moi, un produit de l’école. Elle vous a formé et plutôt bien. Nous sommes de bons élèves. Vous en gardez sûrement de beaux souvenirs, une nostalgie peut-être. Mais la question de savoir qui elle formera demain ne fait pas problème pour vous. La finesse et la force des enjeux vous échappent. A moins, je n’ose l’écrire au féminin, que vous ne soyez comme le salaud de Sartre, de mauvaise foi.
- C’est le sens de ma seconde réponse. Oui, vous voyez le problème, vous n’êtes pas à ce point naïve sur les valeurs de l’époque. Vous savez tout cela très bien. Vous en avez même pleinement conscience mais vous ne pouvez rien y faire. Votre métier d’animatrice, d’écrivain, de philosophe à plein temps ne vous laisse pas le loisir de vous pencher sur ce sujet grisâtre. Après tout, quel rapport existe-t-il entre le World Philosophy Day et la condition réelle du professeur de philosophie en France dans ses classes, en terminale littéraire par exemple, celle qui va disparaître avec la réforme en cours ? Quelle relation peut-on sincèrement établir entre les interventions des philosophes de métier au MEDEF ou à l’UNESCO et un texte de Platon sur les sophistes qui parlent toujours près « des comptoirs des banquiers » (1), un texte étudié pour l’oral du second groupe du baccalauréat bientôt remplacé par une validation automatique et un grand oral bidon par des communicants sans dimension. La mauvaise foi n’est pas qu’un concept sartrien, Adèle Van Reeth, ou une référence à glisser entre deux jingles sympathiques. C’est un comportement humain qui apparaît souvent quand les bénéfices de conformité sont plus forts que tout le reste ou que la culture n’est plus qu’une dépendance du pouvoir.
- C’est évidemment le sens de ma troisième réponse. Il m’a suffit d’observer la construction du « président philosophe » pour comprendre clairement où était aujourd’hui le pouvoir. Financier bien sûr, c’est une banalité de base aurait dit Guy Debord. Mais pas seulement. C’est le milieu culturel français qui produit aujourd’hui les représentations légitimes, qui trace une ligne nette entre le dicible et l’indicible, entre l’acceptable et l’inacceptable. La finance – c’est là une forme de naïveté qui peut émailler les discours insoumis – n’a pas la capacité de former ou de modifier le symbolique. Elle a besoin de l’appui d’une forme nouvelle d’intellectuels. Non pas des idéologues au sens strict (il y en a bien sûr) mais des animateurs capables brillamment de noyer le poisson, de substituer à la virulence de la pensée politique une pâte édulcorée plaisante aux oreilles. Parfois brillante et cultivée, là n’est pas la question. Ce qui est en jeu, c’est l’éviction de la critique politique de la culture. Le drame de la gauche divine, souvenez-vous. C’est pour cette raison que France culture se tient à l’écart des questions de réforme pourtant fondamentales pour l’avenir des professeurs de philosophie dans l’Etat français. (2) La culture sans la France en somme. Non pas simplement pour l’avenir des professeurs d’ailleurs mais pour celui de leurs élèves, du type d’enseignement qu’ils recevront demain, de la formation intellectuelle qu’ils ne recevront plus. Au fond, je sais que vous n’êtes pas libre Adèle Van Reeth, vous n’avez pas la possibilité de vous exprimer comme je le fais ici. C’est impossible. Vous vous tenez au milieu d’un maillage complexe, à la fois culturel et économique, qui a contribué symboliquement à faire élire « le président philosophe » et ses réformistes aux petits pieds.
- Il n’y a plus d’intellectuels critiques de la taille de Pierre Bourdieu pour faire valoir dans la presse un autre son de cloche. De toute façon, les stratégies sont devenues trop fines pour son appareillage conceptuel coûteux. Pierre Bourdieu ne disait-il pas de lui-même avec le sourire de l’intelligence : « Bourdieu n’est pas un artiste ». Alors nous allons créer une force de résistance critique avec une ligne simple : la République et la probité. Jaurès et Nietzsche pour les références. Un mélange à la hauteur de notre époque. Un intellectuel collectif roué aux techniques que maîtrisent les communicants mais avec une toute autre densité intellectuelle. Nous ne pouvons pas décemment, Adèle Van Reeth, nous faire marcher sur les pieds par les mondains, les marchands et les marcheurs sans réagir, sans proposer une forme honnête de combat.
Salutations,
HB
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(1) Platon, Hippias Mineur. Faire toute une série d’émissions radiophoniques sur Platon, oui. Penser l’inactualité des magnifiques analyses de Platon sur les rapports de force dans la cité, non.
(2) Je laisse de côté l’émission du grain à moudre qui porte parfaitement son nom. A aucun moment, dans cette émission du 24 octobre 2018, le problème de fond fut posé. Regrettable. Pouvait-il en être autrement en face du communicant Pierre Mathiot et de sa liqueur ?