LA PROFONDEUR DE LA REVOLTE

LA PROFONDEUR DE LA REVOLTE

(Victor Hugo, Dessin)

  • Il suffit de s’attarder sur les réseaux sociaux en sortant de son cercle d’amis pour évaluer la profondeur de la révolte qui monte en France, de discuter au quotidien avec le postier, d’échanger quelques mots avec le pompier réserviste, le maître d’école, l’interne en médecine, la retraitée au bistrot ou le maire de la commune. Une colère sourde, désarticulée mais une révolte profonde, quotidiennement nourrie par la mise en spectacle d’un pouvoir autiste. Emmanuel Macron n’a jamais eu de mandat local, il n’a aucune racine, il est hors sol. C’est une abstraction, le produit d’un monde sans dehors qui octroie des privilèges exorbitants à quelques-uns en faisant la leçon à tous. Qui peut s’identifier à lui hormis ceux qui n’ont pas d’attaches, les flottants, ces bouchons de liège de la pensée-Europe-monde qui vivent bien au milieu du vide qu’ils entretiennent par intérêts.

 

  • Pensez à Christophe Barbier, sourire au coin des lèvres, qui faisait il y a quelques mois le malin avec une plante verte dans les bureaux de l’Express avant de partir en vacances, expliquant aux français qu’ils devaient renoncer à la cinquième semaine de congés payés, aux RTT. Pensez à Ruth Elkrief, mielleuse de complaisance avec les puissants, maîtresse d’école avec tous les autres, irréelle majorette de l’ordre derrière son pupitre en plexiglas et ses rictus figés. Pensez à Bruno Jeudy qui délivre ses conseils aux smicards pour des milliers d’euros avec des certitudes idiotes et des slogans de téléphonie mobile. Pensez à tous les autres, les médiatiques télévisuels, payés par une machine à abrutir qui écrase et humilie en toute bonne conscience. Emmanuel Macron était leur fils prodigue, la promesse de dix belles années de morgue.  Cette clique représente, à juste titre, un ennemi objectif pour une majorité de français. Elle est responsable d’une partie non négligeable de la révolte qui monte. A tort, elle résume toute une profession : journaliste.

 

  • Les journalistes de Paris, ceux que l’on rencontre l’été au festival de Couthures près de Marmande, ceux qui comptent dans le milieu de la presse nationale, ne sont pas tous éditocrates. Loin s’en faut. Plutôt jeunes, sympas, mal payés, louvoyants entre piges et terrains, ils cherchent à vivre d’un métier que le numérique a profondément bouleversé. Ils acceptent à peu près tout, se fondent dans un moule, barbottent dans les mêmes univers. Formés dans des écoles de commerce spécialisées, ils subissent les rapports de pouvoir et les petites humiliations. Plenel en haut, le pigiste tout en bas. Ces soldats de l’actualité ne sont pas toujours sans idées, certains connaissent très bien la France rurale, la France des provinces, les banlieues pauvres. Tout cela est pourtant anecdotique : l’employeur qui les paie décidera des cadres de leur liberté intellectuelle et de l’épaisseur de leur marge. Ils ne peuvent pas se révolter contre ceux qui leur pourrissent le travail en renvoyant d’eux-mêmes une image abîmée aux français. Ils sont enchaînés à un système médiatique qui les suce jusqu’à la moelle. A la fin de cet effrayant bizutage, lessivés, quinze ans passés, ils seront payés en pouvant faire payer aux nouveaux arrivants les stigmates de leur soumission.

 

  • Le gavage par l’information est une désinformation massive, un abrutissement collectif. La presse écrite, réflexive et documentée, s’apparente au latin. Une langue morte. Elle n’est d’ailleurs plus une presse de combat mais de contemplation. Reportages léchés, illustrations à la mode, formats décalés, prix conséquents, ces revues sont inaccessibles au peuple qui lit peu. Elles satisfont une bourgeoisie culturelle qui s’informe en jouissant avec émotion et empathie du spectacle du monde. Le peuple, lui, écoute en gueulant la majorette en cire à l’heure des repas. Les moins morts nourrissent leur haine sur des sites qui dénoncent les saletés qu’ils ont massivement sous les yeux. Le néant des images matraquées et des slogans économiques qui humilient, agrémentés d’un peu de logos viril, suffiront à former une impitoyable vision du monde avec la guerre pour horizon.

La morgue d’une caste nourrit la révolte d’un peuple. Ce qui se passe au milieu, la bonne volonté humaniste des pigistes mondialisés, ne fait pas le poids. L’histoire de la brioche aux français est connue, la fin aussi.

 

  • Français, encore un effort pour être totalement abrutis. Voilà ce qu’exige aujourd’hui le pouvoir d’Etat qui trahit la grandeur de la République. Gilets jaunes, populisme, gasoil, les marottes du moment n’expliqueront rien. Sans justice et sans vergogne, un peuple est ingouvernable, aujourd’hui comme hier. Relisez, je vous en prie, les sottises de Régis Debray après l’élection d’Emmanuel Macron, les inepties de Brice Couturier, les précieuses divagations sur son rapport à Ricoeur, les articles copiés sans une once de critique d’un site à l’autre. Des Playmobil des chaînes d’information aux intellectuels de salons, des animateurs de sites d’actualité aux relais dépolitisés de l’information de masse, relisez les archives, consultez les sites, vous ne trouverez rien sur l’implacable logique des mécanismes qui jettent un peuple dans la rue.

 

  • Sur la question Qu’est-ce que la politique ?, vous trouverez des mètres de rayonnage, des dizaines de causeries généralistes, des fiches sciences po à la tonne. Les questions Qu’est-ce qu’un vrai politique ? Qu’est-ce qu’un vrai philosophe ? Qu’est-ce qu’un vrai intellectuel ? sont nettement plus confidentielles. Un vrai politique par exemple, c’est un homme qui assume publiquement la partialité de ses vues et de ses valeurs. Pour cela, il a des ennemis et des partisans. En face de lui, il a des opposants. Il s’expose en portant une parole devant le peuple. C’est un homme avec des convictions, un homme prêt à les risquer dans l’arène. Contrairement à lui, le faux politique refuse le combat et l’affrontement, c’est une anguille, un malin, une limande de salons. Il est de tous les côtés en même temps, philosophe et banquier pourquoi pas, il est insituable. Ne sachant pas d’où il parle, il est impossible d’attribuer à sa parole une valeur.

 

  • Il y a de moins en moins de politiques, comme il y a de moins en moins de critiques, car les hommes capables de se situer et de tenir un point réel s’effacent, se résignent, renoncent. Tout est fait évidemment pour les décourager. Le travail de l’esprit sérieux, appliqué, informé est marginalisé, relégué dans des replis quasiment invisibles. Une parole critique et politique construite est empêchée ou écrasée par la machine à broyer l’intelligence qu’est l’actu. Pas simplement celle des sans voix, comme les appelait Pierre Bourdieu, mais de tous ceux capables d’articuler politiquement la conflictualité sociale, de faire des liens puissants et effectifs, de comprendre dans le détail par où circulent aujourd’hui les pouvoirs de représentation.

 

  • C’est, il faut le dire, un travail titanesque. Des petits marquis de la culture, improductifs quant au fond, sont devenus en une vingtaine d’années, les roitelets de la forme. Ils ont un réel pouvoir de  nuisance, un pouvoir de sélection, un pouvoir d’exclusion. Nous serons plus malins qu’eux, plus fins, plus rusés, plus vicieux que leurs propres vices s’il le faut. Ce que Jean Baudrillard, un véritable penseur folklorisé dans le seul simulacre,  nommait l’intelligence du mal. Ils sont méchants mais nous sommes beaucoup plus méchants qu’eux. Nous les nommerons, nous ciblerons leurs discours, nous mettrons à jour les réseaux qui les soutiennent, nous séduirons leurs auditeurs. Travail subtil, inaccessible aux entendements bornés des bourrins qui consomment de la vidéo complotiste en grosses quantités. Là encore, cette histoire de complotisme intellectuel est à dénoncer sans pitié.

 

Les stratégies de pouvoir consistent aujourd’hui à isoler la critique authentique en en faisant une dépendance de la paranoïa. Nous allons, en conséquence, rendre fous nos psychiatres.

 

  • Il faudra faire de cette nouvelle pratique une résistance critique collective. Isolée, la critique est impuissante. La solitude est pourtant le lieu indéfectible de son énonciation. La critique est un acte solitaire qui a une portée collective incomparable. On ne peut pas tenir un pouvoir sur le règne sans partage de la fausseté. On ne peut pas à ce point liquider le rapport philosophiquement essentiel, platonicien, entre la réalité et la vérité sans en payer le prix humain. L’indifférence affichée envers le vrai, le juste et le bien ne peut pas durer très longtemps, à moins, ce qui est d’ailleurs en jeu aujourd’hui, de reconfigurer l’homme pour qu’il soit désormais indifférent à ces valeurs fondamentales.

 

  • L’abrutissement fonctionne aussi longtemps que le marché peut anesthésier les masses ; il cesse d’être opérant quand sa marche folle ne fait plus qu’engraisser une élite parfois tout aussi abrutie que les abrutissements qu’elle promeut. Nous en sommes là. Nous retrouvons Platon pour la philosophie ; Karl Schmidt pour la politique. Les problèmes posés par l’un et l’autre sont aujourd’hui refoulés. Il nous faut les exhumer. Bref, après la léthargie insensée des deux dernières décennies, nous pensons et agissons enfin.

 

  • En 1999 sortait à la NRF Le nouvel esprit du capitalisme, un fort livre de 900 pages : la force de la critique, le rôle de la critique, la logique de la critique, la critique sociale, la critique artiste, l’empêchement de la critique, le renouveau de la critique etc. Mon coude droit est actuellement posé sur cette somme (1). Depuis, on ne compte plus les productions critiques, les textes critiques, les sommes critiques. Ma bibliothèque en est remplie. Le dernier volume en date : Le désert de la critique, déconstruction et politique (2). Par déformation intellectuelle, je m’empresse de consulter ces textes dès leur sortie mais je les achète de moins en moins car ma question est toujours la même : qui dérangent-ils ?

 

  • J’ai eu un temps le projet de rédiger une thèse à ce sujet à l’EHESS : dialectique de la critique, un titre de ce genre. Je me suis ravisé après deux années d’écriture. J’étais en train d’ajouter ma glose à une glose déjà fort conséquente. Les rapports contrariés que j’ai eu avec ce qu’on appelle le monde de l’édition ont eu raison de mes dernières velléités dans ce domaine. L’idée est simple : vous pouvez publier et diffuser toute la critique théorique que vous voulez à condition de ne déranger aucun pouvoir, de ne viser personne en propre, de laisser le monde à la sortie de votre critique dans le même état que vous l’avez trouvé en y entrant. La critique s’adresse ainsi à une petite frange de la population, formée à l’école, capable de comprendre des distinctions structurelles (critique artistique, critique sociale) car elle a les moyens d’attacher un contenu à ces concepts mais qui n’a aucun intérêt objectif à remettre en question sa raison sociale à partir d’eux.

 

  • Longtemps, je me suis dit (qui ignore la naïveté des esprits formés au contact des textes philosophiques ?) que l’empilement d’arguments et d’analyses aurait raison de cet état de fait. Qu’il suffisait de démonter quelques logiques élémentaires pour lever ce gros lièvre. Hélas, je sous-estimais la puissance de la dénégation et la force d’une raison fort peu raisonnable :  la raison sociale.

 

  • Celui qui tient un magistère ou un micro (le second s’étant progressivement substitué au premier) a des intérêts objectifs particuliers à défendre. J’ai moi-même des intérêts objectifs particuliers à défendre lorsque je me bats contre le massacre programmé de la réflexion critique à l’école. La question est de savoir si ces intérêts objectifs particuliers vont dans le sens de l’intérêt général, autrement dit si ce que je défends vaut au-delà de moi-même. Là encore, sur ce seul critère déterminant, j’ai compris (j’avoue qu’il m’a fallu un peu de temps tout de même) que les éditeurs de cette fameuse culture (critique pourquoi pas) ne raisonnaient pas du tout de cette façon. Pour eux, la critique est un objet d’édition, de publication, un objet culturel qui doit rencontrer un marché. Avant de faire œuvre critique, il est donc essentiel d’identifier le marché. L’intérêt particulier objectif doit s’accorder avec d’autres intérêts particuliers. L’intérêt général ? Mais de quoi parlez-vous ?

 

  • Critiquer la dépolitisation des discours sur la politique à France culture, à la suite de ce qu’a pu faire Pierre Bourdieu, ce n’est pas simplement émettre une critique, c’est déranger des intérêts objectifs particuliers qui n’ont que faire de l’intérêt général. C’est ici que vous retrouvez pleinement le sens de la très belle phrase de Bakounine mise en avant par Pierre Bourdieu dont il ne faut pas tout de même sous-estimer la dimension anarchiste :

 

« Les aristocrates de l’intelligence trouvent qu’il est des vérités qu’il n’est pas bon de dire au peuple. » Je pense, vous l’avez compris, l’inverse : toutes les vérités sont bonnes à dire au peuple.

 

  • Evidemment, les fines manœuvres de France culture ou du Monde pour exclure du débat public des intellectuels qui ne cirent pas les pompes du pouvoir sont invisibles pour les désormais fameux gilets jaunes.  Invisibles mais pas inaudibles, c’est cela que vous devez comprendre désormais, vous et toutes les fausses queues de la culture mondaine qui œuvrent à placer au pouvoir des hommes qui n’ont que faire de l’intérêt général et qui fracturent profondément la République. Bien sûr, vous pouvez marginaliser l’affaire, la minorer, l’exclure du champ des débats. Bref, nous prendre pour des cons. Je le comprends, c’est de bonne guerre. A votre place d’ailleurs, avec la même raison sociale, je ferais peut-être de même. L’homme est aussi faible et facilement corruptible. Cela ne signifie pas pour autant que le mobile de l’action critique soit le ressentiment ou la jalousie. Cette psychologisation n’honore personne et ne grandit pas la pensée, encore moins la politique. Il se trouve que certaines positions sociales nous rendent plus attentifs à la question de l’intérêt général que d’autres. Enseigner toute une vie dans l’école publique – et pas seulement deux ans en ZEP pour avoir la médaille Télérama –  vous rend forcément plus sensible aux questions républicaines. Soigner à l’hôpital, déplacer des hommes et des femmes au quotidien, nourrir en cultivant sainement la terre etc. Si cette sensibilité s’accompagne, en outre, d’une affinité pour l’anarchie et la liberté radicale, vous vous orientez logiquement vers une forme de critique qui dérange un peu plus que celle de L’Obs, de Libé, de France culture, du Monde, de Télérama.

 

  • Tout cela a-t-il un coût ? Oui, si l’on raisonne dans les cadres du mondain et de l’arrivisme qui tiennent lieu aujourd’hui de mesure de la créativité et de la réussite ou de la soumission, c’est tout un.  Cela dit, que tout le monde se rassure, rien de très nouveau sous le soleil. Vous n’aurez jamais la gloriole facile au festival d’Avignon. Jamais on dira de vous, entre deux petits- fours  sous un bon soleil : ah Madame, quel auteur iconoclaste, subversif, impertinent. Quel homme entier peut se satisfaire de cela, je vous le demande ? Quelle femme libre peut accepter de pareilles miettes ? (3) Au fond, c’est un vieux problème que je pose là, un problème décisif pour qui va au-delà.

 

  • Je n’ai pas brûlé de pneus hier, je n’ai pas non plus hurlé « Macron démission » mais le cœur y est. J’ai un vieux diesel (350000 km, Ford Focus, 2003), je suis propriétaire, un crédit sur le dos et pour 25 ans, professeur agrégé de philosophie dans l’école publique. Je gagne 3000 euros net par mois en moyenne, je suis à l’échelon 9. Les grilles sont publiques contrairement aux salaires de ceux qui font la morale au peuple à la télévision ou à la radio. J’aime la réflexion et les idées. Ma critique est située, limitée, incarnée. J’ai eu la chance de naître dans un milieu formé, de trouver ma voie dans le labyrinthe des études supérieurs. Pour une raison qui m’échappe encore, je hais les faisans qui oppriment l’esprit en toute bonne conscience, les faquins, les fausses queues, les demi habiles. Emmanuel Macron représente pour moi, et je ne suis pas le seul, une sorte d’anti-monde, une réalité qui à la fois m’échappe complétement (je ne comprends pas que l’on puisse se satisfaire de sa vie) et me dégoûte en tant qu’elle oppresse les autres. J’ai les moyens de structurer ce dégoût, d’en faire quelque chose, de le penser et par conséquent de m’en libérer.

C’est cela qu’il faut donner aux enfants de la République : les moyens effectifs de se libérer du dégoût que suscite un monde sans âme à la liberté factice.

….……………………

(1) Pratiquement, pour un droitier, il est utile de surélever le coude gauche pour taper sur le clavier.

(2) Editions Echappée, 2015. Un livre intelligent et fin, théorique, mais de mon point de vue inefficient. Qui dérange-t-il ?

(3) Voici exposé en une ligne mon féminisme.

La France ne sera jamais l’Amérique

La France ne sera jamais l’Amérique

« On ne veut bien que ce qu’on imagine richement, ce qu’on couvre de beautés projetées. »

G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté.

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  • « Le gallo-ricain », le Macron de Régis Debray, ce pratico-théoricien embourgeoisé, ce révolutionnaire désabusé de la carafe et du verre d’eau, est en train de boire le bouillon. Et ce n’est que le début. On peut bien sûr s’asseoir sur l’histoire des peuples, sur l’étrangeté d’une culture, sur sa résistance. On peut monter sur une estrade en toc en levant les bras au ciel,  faire le malin avec une bande de jeunes adaptés aussi transparents qu’un calque de collégien, appeler le président des Etats-Unis en clignant de l’œil devant des faiseurs d’images à genoux. On peut même avec tout ça et bien d’autres tours de foire gagner une élection présidentielle. Mais on ne peut pas transformer la France par caprice.

 

  • C’est qu’il y a là-dedans des vieilles âmes, une gouaille qui n’est pas encore totalement vaincue par l’entreprise de démolition en cours, un esprit de révolte qui n’est pas entièrement soluble dans la mauvaise tisane des politologues des chaînes à abrutir. C’est cela aussi que j’ai vu sur les ronds points, au barrage de l’A 10, à Angoulême, à Poitier, sur le pont d’Aquitaine. On peut bien sûr se dire que ce n’est rien, que ces hommes et ces femmes ne sont que des beaufs sans culture générale sur le bas côté de la grande marche de l’Occident mondialisé. Que l’Allemagne a une autre discipline. On peut faire le malin sur les extrêmes, les rouges et les bruns, les fesses bien au chaud dans son appartement du 14eme. On peut même avec tout ça passer pour un philosophe ou un homme de lettres. Mais on ne peut pas soumettre la France par décrets.

 

  • Nous avons une langue, des mots, des charrettes d’images pour labourer le vide qu’on nous offre quotidiennement à bouffer. Et nous allons labourer. La France a une consistance, une densité, une histoire. On peut bien sûr ne voir là que réaction stérile et poussière séchée. On peut préférer à ces vieilles lunes la disruption et le changement perpétuel. On peut même bousiller cet imaginaire au nom de la dénonciation du fantasme nationaliste et du sang versé dans les tranchées de Verdun. On peut faire parler les morts quand on ne sait plus parler soi-même. Mais on ne peut nier la France par cynisme.

 

  • Le bouillon sera salé et il y en aura des litres. Les pires représentants de ma génération, flottante et stérile, nés dans le désert de l’histoire, vont chuter lourdement de l’estrade. Ce triste épisode n’aura été au fond qu’une parenthèse. L’homme qui se croyait nouveau, le kid de la modernité tardive, la baudruche du marché sans terre, va donner à la France l’occasion d’un réveil. C’est déjà le cas. N’attendez pas de ce premier sursaut des envolées lyriques sur les barricades de Paris. La cuite des quarante dernières années, l’âge du gallo-ricain de Debray,  a laissé des traces sûrement irréversibles, une balafre profonde dans l’esprit d’un peuple. Nous avons cédé du terrain mais la France ne sera jamais l’Amérique. Le gallo-ricain va perdre bruyamment le second terme de la charrette dans le bouillon d’un peuple qu’il ne connaît pas.

 

 

 

La profondeur de la révolte – III – Les critiques

La profondeur de la révolte – III – Les critiques

(Victor Hugo, Dessin)

  • En 1999 sortait à la NRF Le nouvel esprit du capitalisme, un fort livre de 900 pages : la force de la critique, le rôle de la critique, la logique de la critique, la critique sociale, la critique artiste, l’empêchement de la critique, le renouveau de la critique etc. Mon coude droit est actuellement posé sur cette somme (1). Depuis, on ne compte plus les productions critiques, les textes critiques, les sommes critiques. Ma bibliothèque en est remplie. Le dernier volume en date : Le désert de la critique, déconstruction et politique (2). Par déformation intellectuelle, je m’empresse de consulter ces textes dès leur sortie mais je les achète de moins en moins car ma question est toujours la même : qui dérangent-ils ?

 

  • J’ai eu un temps le projet de rédiger une thèse à ce sujet à l’EHESS : dialectique de la critique, un titre de ce genre. Je me suis ravisé après deux années d’écriture. J’étais en train d’ajouter ma glose à une glose déjà fort conséquente. Les rapports contrariés que j’ai eu avec ce qu’on appelle le monde de l’édition ont eu raison de mes dernières velléités dans ce domaine. L’idée est simple : vous pouvez publier et diffuser toute la critique théorique que vous voulez à condition de ne déranger aucun pouvoir, de ne viser personne en propre, de laisser le monde à la sortie de votre critique dans le même état que vous l’avez trouvé en y entrant. La critique s’adresse ainsi à une petite frange de la population, formée à l’école, capable de comprendre des distinctions structurelles (critique artistique, critique sociale) car elle a les moyens d’attacher un contenu à ces concepts mais qui n’a aucun intérêt objectif à remettre en question sa raison sociale à partir d’eux. C’est évidemment le cas de France culture.  

 

  • Longtemps, je me suis dit (qui ignore la naïveté des esprits formés au contact des textes philosophiques ?) que l’empilement d’arguments et d’analyses aurait raison de cet état de fait. Qu’il suffisait de démonter quelques logiques élémentaires pour lever ce gros lièvre. Hélas, je sous-estimais la puissance de la dénégation et la force d’une raison fort peu raisonnable :  la raison sociale.

 

  • Celui qui tient un magistère ou un micro (le second s’étant progressivement substitué au premier) a des intérêts objectifs particuliers à défendre. J’ai moi-même des intérêts objectifs particuliers à défendre lorsque je me bats contre le massacre programmé de la réflexion critique à l’école. La question est de savoir si ces intérêts objectifs particuliers vont dans le sens de l’intérêt général, autrement dit si ce que je défends vaut au-delà de moi-même. Là encore, sur ce seul critère déterminant, j’ai compris (j’avoue qu’il m’a fallu un peu de temps tout de même) que les éditeurs de cette fameuse culture (critique pourquoi pas) ne raisonnaient pas du tout de cette façon. Pour eux, la critique est un objet d’édition, de publication, un objet culturel qui doit rencontrer un marché. Avant de faire œuvre critique, il est donc essentiel d’identifier le marché. L’intérêt particulier objectif doit s’accorder avec d’autres intérêts particuliers. L’intérêt général ? Mais de quoi parlez-vous ?

 

  • Critiquer la dépolitisation des discours sur la politique à France culture, à la suite de ce qu’a pu faire Pierre Bourdieu, ce n’est pas simplement émettre une critique, c’est déranger des intérêts objectifs particuliers qui n’ont que faire de l’intérêt général. C’est ici que vous retrouvez pleinement le sens de la très belle phrase de Bakounine mise en avant par Pierre Bourdieu dont il ne faut pas tout de même sous-estimer la dimension anarchiste : « Les aristocrates de l’intelligence trouvent qu’il est des vérités qu’il n’est pas bon de dire au peuple. » Je pense, vous l’avez compris, l’inverse : toutes les vérités sont bonnes à dire au peuple.

 

  • Evidemment, chère Adèle Van Reeth, cher Nicolas Truong, les fines manœuvres de France culture ou du Monde pour exclure du débat public des intellectuels qui ne cirent pas les pompes du pouvoir sont invisibles pour les désormais fameux gilets jaunes.  Invisibles mais pas inaudibles, c’est cela que vous devez comprendre désormais, vous et toutes les fausses queues de la culture mondaine qui œuvrent à placer au pouvoir des hommes qui n’ont que faire de l’intérêt général et qui fracturent profondément la République. Bien sûr, vous pouvez marginaliser l’affaire, la minorer, l’exclure du champ des débats. Bref, nous prendre pour des cons. Je le comprends, c’est de bonne guerre. A votre place d’ailleurs, avec la même raison sociale, je ferais peut-être de même. L’homme est aussi faible et facilement corruptible. Cela ne signifie pas pour autant que le mobile de l’action critique soit le ressentiment ou la jalousie. Cette psychologisation n’honore personne et ne grandit pas la pensée, encore moins la politique. Il se trouve que certaines positions sociales nous rendent plus attentifs à la question de l’intérêt général que d’autres. Enseigner toute une vie dans l’école publique – et pas seulement deux ans en ZEP pour avoir la médaille Télérama –  vous rend forcément plus sensible aux questions républicaines. Soigner à l’hôpital, déplacer des hommes et des femmes au quotidien, nourrir en cultivant sainement la terre etc. Si cette sensibilité s’accompagne, en outre, d’une affinité pour l’anarchie et la liberté radicale, vous vous orientez logiquement vers une forme de critique qui dérange un peu plus que celle de L’Obs, de Libé, de France culture, du Monde, de Télérama.

 

  • Tout cela a-t-il un coût ? Oui, si l’on raisonne dans les cadres du mondain et de l’arrivisme qui tiennent lieu aujourd’hui de mesure de la créativité et de la réussite ou de la soumission, c’est tout un.  Cela dit, que tout le monde se rassure, rien de très nouveau sous le soleil. Vous n’aurez jamais la gloriole facile au festival d’Avignon. Jamais on dira de vous, entre deux petits- fours  sous un bon soleil : ah Madame, quel auteur iconoclaste, subversif, impertinent. Quel homme entier peut se satisfaire de cela, je vous le demande ? Quelle femme libre peut accepter de pareilles miettes ? (3) Au fond, c’est un vieux problème que je pose là, un problème décisif pour qui va au-delà.

 

  • Je n’ai pas brûlé de pneus hier, je n’ai pas non plus hurlé « Macron démission » mais le cœur y est. J’ai un vieux diesel (350000 km, Ford Focus, 2003), je suis propriétaire, un crédit sur le dos et pour 25 ans, professeur agrégé de philosophie dans l’école publique. Je gagne 3000 euros net par mois en moyenne, je suis à l’échelon 9. Les grilles sont publiques contrairement aux salaires de ceux qui font la morale au peuple à la télévision ou à la radio. J’aime la réflexion et les idées. Ma critique est située, limitée, incarnée. J’ai eu la chance de naître dans un milieu formé, de trouver ma voie dans le labyrinthe des études supérieurs. Pour une raison qui m’échappe encore, je hais les faisans qui oppriment l’esprit en toute bonne conscience, les faquins, les fausses queues, les demi habiles. Emmanuel Macron représente pour moi, et je ne suis pas le seul, une sorte d’anti-monde, une réalité qui à la fois m’échappe complétement (je ne comprends pas que l’on puisse se satisfaire de sa vie) et me dégoûte en tant qu’elle oppresse les autres. J’ai les moyens de structurer ce dégoût, d’en faire quelque chose, de le penser et par conséquent de m’en libérer.

C’est cela qu’il faut donner aux enfants de la République : les moyens effectifs de se libérer du dégoût que suscite un monde sans âme à la liberté factice.

 

 

(1) Pratiquement, pour un droitier, il est utile de surélever le coude gauche pour taper sur le clavier.

(2) Editions Echappée, 2015. Un livre intelligent et fin, théorique, mais de mon point de vue inefficient. Qui dérange-t-il ?

(3) Voici exposé en une ligne mon féminisme, Eugénie Bastié. (#metoo)

BFMTV, petite variation sur la terreur

BFMTV, petite variation sur la terreur

  • BFMTV, une chaîne de merde – veuillez excuser mon langage grivois mais il existe en langue française des mots usuels pour désigner certains états de la matière décomposée – diffusa pour la première fois à la fin de l’année 2005. Plus de trois siècles avant, Descartes commence son Discours de la méthode par ceci : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Le bon sens autrement dit les lumières naturelles. C’est peut-être pour cette raison, dans un monde qui en compte de moins en moins (à l’exception des bougies en fin d’année) qu’il était de première nécessité, en ce début de siècle, de pourrir massivement les esprits. BFMTV ou le pourrissement du bon sens 24h/24h, 7j/7, partout en France

 

  • La machine à javelliser la jugeote, présentée par une équipe de Playmobil, diffuse en continu son matraquage sonore. Du Kebab de Saumur au PMU de Lons-le-Saunier en passant par le Royal Burger d’Aurillac, vous pourrez, à toute heure, remplir votre âme des immondices stroboscopiques mais planétaires du clip de la chaîne qui revient à intervalles réguliers. Une fois cet odieux  supplice passé (il revient tous les quart d’heures, rassurez-vous), deux poupées de cire, l’une mâle, l’autre femelle, vous guideront dans votre sidération cathodique. Des bandeaux latéraux permettent aux débiles légers de suivre le fil de l’info. La chaîne d’Etat laisse parfois la place à un gueulant encadré par un cardon sanitaire de trois spécialistes de rien du tout aux rictus figés. Deux formules rituelles annoncent et clôturent ce droit de parole : démocratie et extrêmes.

 

  • En ces lieux désertés par la saine intelligence, commune à tous avant d’être massacrée au début du siècle par de telles offres télévisuelles en bouquets, inutile d’exercer votre sens critique. C’est à prendre ou à laisser. Soit vous fuyez, soit vous vous abrutissez. Principe du tiers exclu des chaînes d’info. Tout est à prendre ou à jeter. Soit vous avalez le cacheton, soit vous le jetez à la poubelle. C’est comme cela que commence la terreur.

 

la profondeur de la révolte – II – Les faux politiques, les faux intellectuels, les faux philosophes etc…

La profondeur de la révolte – II – Les faux politiques, les faux intellectuels, les faux philosophes etc…

#24novembre

  • Sur la question Qu’est-ce que la politique ?, vous trouverez des mètres de rayonnage, des dizaines de causeries généralistes, des fiches sciences po à la tonne. Les questions Qu’est-ce qu’un vrai politique ? Qu’est-ce qu’un vrai philosophe ? Qu’est-ce qu’un vrai intellectuel ? sont nettement plus confidentielles. Un vrai politique par exemple, c’est un homme qui assume publiquement la partialité de ses vues et de ses valeurs. Pour cela, il a des ennemis et des partisans. En face de lui, il a des opposants. Il s’expose en portant une parole devant le peuple. C’est un homme avec des convictions, un homme prêt à les risquer dans l’arène. Contrairement à lui, le faux politique refuse le combat et l’affrontement, c’est une anguille, un malin, une limande de salons. Il est de tous les côtés en même temps, philosophe et banquier pourquoi pas, il est insituable. Ne sachant pas d’où il parle, il est impossible d’attribuer à sa parole une valeur.

 

  • Il y a de moins en moins de politiques, comme il y a de moins en moins de critiques, car les hommes capables de se situer et de tenir un point réel s’effacent, se résignent, renoncent. Tout est fait évidemment pour les décourager. Le travail de l’esprit sérieux, appliqué, informé est marginalisé, relégué dans des replis quasiment invisibles. Une parole critique et politique construite est empêchée ou écrasée par la machine à broyer l’intelligence qu’est l’actu. Pas simplement celle des sans voix, comme les appelait Pierre Bourdieu, mais de tous ceux capables d’articuler politiquement la conflictualité sociale, de faire des liens puissants et effectifs, de comprendre dans le détail par où circulent aujourd’hui les pouvoirs de représentation.

 

  • C’est, il faut le dire, un travail titanesque. Des petits marquis de la culture, improductifs quant au fond, sont devenus en une vingtaine d’années, les roitelets de la forme. Ils ont un réel pouvoir de  nuisance, un pouvoir de sélection, un pouvoir d’exclusion. Nous serons plus malins qu’eux, plus fins, plus rusés, plus vicieux que leurs propres vices s’il le faut. Ce que Jean Baudrillard, un véritable penseur folklorisé dans le seul simulacre,  nommait l’intelligence du mal. Ils sont méchants mais nous sommes beaucoup plus méchants qu’eux. Nous les nommerons, nous ciblerons leurs discours, nous mettrons à jour les réseaux qui les soutiennent, nous séduirons leurs auditeurs. Travail subtil, inaccessible aux entendements bornés des bourrins qui consomment de la vidéo complotiste en grosses quantités. Là encore, cette histoire de complotisme intellectuel est à dénoncer sans pitié. Les stratégies de pouvoir consistent aujourd’hui à isoler la critique authentique en en faisant une dépendance de la paranoïa. Nous allons en conséquence rendre fous nos psychiatres.

 

  • Il faudra faire de cette nouvelle pratique une résistance critique collective. Isolée, la critique est impuissante. La solitude est pourtant le lieu indéfectible de son énonciation. La critique est un acte solitaire qui a une portée collective incomparable. On ne peut pas tenir un pouvoir sur le règne sans partage de la fausseté. On ne peut pas à ce point liquider le rapport philosophiquement essentiel, platonicien (1), entre la réalité et la vérité sans en payer le prix humain. L’indifférence affichée envers le vrai, le juste et le bien ne peut pas durer très longtemps, à moins, ce qui est d’ailleurs en jeu aujourd’hui, de reconfigurer l’homme pour qu’il soit désormais indifférent à ces valeurs fondamentales.

 

  • L’abrutissement fonctionne aussi longtemps que le marché peut anesthésier les masses ; il cesse d’être opérant quand sa marche folle ne fait plus qu’engraisser une élite parfois tout aussi abrutie que les abrutissements qu’elle promeut. Nous en sommes là. Nous retrouvons Platon pour la philosophie ; Karl Schmidt pour la politique. Les problèmes posés par l’un et l’autre sont aujourd’hui refoulés. Il nous faut les exhumer. Bref, après la léthargie insensée des deux dernières décennies, nous pensons et agissons enfin.

 

(1) Contrairement aux sophistes de la, modernité tardive, je m’efforce d’être cohérent dans ma lecture de Platon.

 

Lettre ouverte à Nicolas Truong, responsable des pages débats et opinions du Monde

Lettre ouverte à Nicolas Truong, responsable des pages débats et opinions du Monde

  • Monsieur,
    L’équipe des pages Débats a bien reçu votre point de vue. Nous l’avons lu attentivement et nous vous remercions de l’intérêt que vous portez au journal Le Monde.
    Malheureusement, il ne nous sera pas possible de le publier compte tenu de l’afflux de propositions que nous recevons pour un espace limité.

    Recevez, Monsieur, l’assurance de toute notre considération.

    L’équipe des Débats

Cher Nicolas Truong,

  • Le texte que vous voyez ci-dessus est la réponse envoyée ce jour par l’équipe des débats du Monde dont vous avez la responsabilité. Quelle est la nature du « point de vue » en question ? Une tribune (1) signée par le département de philosophie de l’université de Bordeaux-Montaigne, par l’ESPE-Bordeaux, par l’APPEP (association des professeurs de philosophie de Gironde) et par l’association des étudiants de la faculté de Bordeaux-Montaigne. D’autres signataires (373 à ce jour en ligne) dont Monsieur Fichant, universitaire faisant autorité dans notre discipline, qui donna d’ailleurs son nom au programme actuel de philosophie des classes terminales, ont paraphé le texte. La formule « point de vue » par conséquent Monsieur Truong, employée dans la réponse de votre équipe, vous en conviendrez certainement, ne me paraît pas à la hauteur exacte de la demande formulée.

 

  • Je me suis permis, n’y voyez pas ombrage, de mettre en lumière une de vos productions. Les lecteurs auxquels je m’adresse connaissent certainement mieux les travaux de Monsieur Fichant sur Leibniz que vos interviews. Ils pourront ainsi mieux connaître votre œuvre et mettre un visage derrière votre nom. Un débat, Monsieur Truong, démocratique comme vous les aimez certainement avec moi, devrait avoir lieu en France relativement à l’avenir de la philosophie au lycée. Ce débat doit être contradictoire et contradictoirement mené. Certains, rarement professeurs dans le secondaire, pensent que cette réforme préserve la philosophie au lycée ; d’autres, le plus souvent professeurs dans le secondaire, c’est étonnant, pensent le contraire.

 

  • Il se trouve, Monsieur Truong, que ce débat n’a pas encore lieu. Le Monde a déjà commencé à parler des programmes (2) mais pas de ceux de philosophie, ou plutôt, devrais-je dire, de celui de « culture générale » en première (HLP), le reste nous étant encore inconnu. C’est le sens de la tribune sérieuse et informée soumise à votre équipe. Le Monde étant un phare Monsieur, j’imagine, évidemment, que l’afflux de tribunes signées par des universitaires, dont certains, c’est le cas de Monsieur Fichant, ont rédigé les anciens programmes, embouteille vos colonnes. Je comprends, étant donné la qualité et le sérieux des débats intellectuels animés par la presse française sur la réforme de Monsieur le Ministre Blanquer, que vous soyez affairé. C’est ainsi que je comprends encore et mieux votre « afflux de propositions ». Curieux, comme il se doit – ne sommes-nous pas un peu philosophes ? – je vais m’efforcer bien sûr de comprendre la nature de votre refus en comparant la tribune soumise à celles privilégiées par votre équipe. « L’afflux de propositions » et « l’espace limite » ne font pas un choix. Au grand marché par exemple, avec mon petit sac Monsieur Truong, je m’efforce de choisir les meilleurs fruits. Je me vois mal glisser une pomme pourrie dans le cabas sous prétexte d’afflux et de place limitée. Vous me comprenez sûrement.

 

  • Heureusement, France culture, le phare des phares, le Créach de la France, a programmé une émission sur le sujet. Nous avons eu confirmation par Adèle Van Reeth. La chose est dite et sera suivie.  Peut-être aurons-nous, à cette occasion, la chance de faire connaître aux auditeurs nos « points de vue » Monsieur Truong.

Recevez, Monsieur, l’assurance de toute ma considération.

HB

 

….….

(1) https://www.change.org/p/mi-hlp-chronique-d-une-mort-annonc%C3%A9e-de-la-philosophie

(2) https://www.lemonde.fr/education/article/2018/11/21/programmes-du-lycee-ce-que-disent-les-professeurs-des-projets-presentes_5386454_1473685.html

 

 

La profondeur de la révolte – 1 – Les journalistes

La profondeur de la révolte

1. Les journalistes

 

(Victor Hugo, Dessin)

  • Il suffit de s’attarder sur les réseaux sociaux en sortant de son cercle d’amis pour évaluer la profondeur de la révolte qui monte en France, de discuter au quotidien avec le postier, d’échanger quelques mots avec le pompier réserviste, le maître d’école, l’interne en médecine, la retraitée au bistrot ou le maire de la commune. Une colère sourde, désarticulée mais une révolte profonde, quotidiennement nourrie par la mise en spectacle d’un pouvoir autiste. Emmanuel Macron n’a jamais eu de mandat local, il n’a aucune racine, il est hors sol. C’est une abstraction, le produit d’un monde sans dehors qui octroie des privilèges exorbitants à quelques-uns en faisant la leçon à tous. Qui peut s’identifier à lui hormis ceux qui n’ont pas d’attaches, les flottants, ces bouchons de liège de la pensée-Europe-monde qui vivent bien au milieu du vide qu’ils entretiennent par intérêts.

 

  • Pensez à Christophe Barbier, sourire au coin des lèvres, qui faisait il y a quelques mois le malin avec une plante verte dans les bureaux de l’Express avant de partir en vacances, expliquant aux français qu’ils devaient renoncer à la cinquième semaine de congés payés, aux RTT. Pensez à Ruth Elkrief, mielleuse de complaisance avec les puissants, maîtresse d’école avec tous les autres, irréelle majorette de l’ordre derrière son pupitre en plexiglas et ses rictus figés. Pensez à Bruno Jeudy qui délivre ses conseils aux smicards pour des milliers d’euros avec des certitudes idiotes et des slogans de téléphonie mobile. Pensez à tous les autres, les médiatiques télévisuels, payés par une machine à abrutir qui écrase et humilie en toute bonne conscience. Emmanuel Macron était leur fils prodigue, la promesse de dix belles années de morgue.  Cette clique représente, à juste titre, un ennemi objectif pour une majorité de français. Elle est responsable d’une partie non négligeable de la révolte qui monte. A tort, elle résume toute une profession : journaliste.

 

  • Les journalistes de Paris, ceux que l’on rencontre l’été au festival de Couthures près de Marmande, ceux qui comptent dans le milieu de la presse nationale, ne sont pas tous éditocrates. Loin s’en faut. Plutôt jeunes, sympas, mal payés, louvoyants entre piges et terrains, ils cherchent à vivre d’un métier que le numérique a profondément bouleversé. Ils acceptent à peu près tout, se fondent dans un moule, barbottent dans les mêmes univers. Formés dans des écoles de commerce spécialisées, ils subissent les rapports de pouvoir et les petites humiliations. Plenel en haut, le pigiste tout en bas. Ces soldats de l’actualité ne sont pas toujours sans idées, certains connaissent très bien la France rurale, la France des provinces, les banlieues pauvres. Tout cela est pourtant anecdotique : l’employeur qui les paie décidera des cadres de leur liberté intellectuelle et de l’épaisseur de leur marge. Ils ne peuvent pas se révolter contre ceux qui leur pourrissent le travail en renvoyant d’eux-mêmes une image abîmée aux français. Ils sont enchaînés à un système médiatique qui les suce jusqu’à la moelle. A la fin de cet effrayant bizutage, lessivés, quinze ans passés, ils seront payés en pouvant faire payer aux nouveaux arrivants les stigmates de leur soumission.

 

  • Le gavage par l’information est une désinformation massive, un abrutissement collectif. La presse écrite, réflexive et documentée, s’apparente au latin. Une langue morte. Elle n’est d’ailleurs plus une presse de combat mais de contemplation. Reportages léchés, illustrations à la mode, formats décalés, prix conséquents, ces revues sont inaccessibles au peuple qui lit peu. Elles satisfont une bourgeoisie culturelle qui s’informe en jouissant avec émotion et empathie du spectacle du monde. Le peuple, lui, écoute en gueulant la majorette en cire à l’heure des repas. Les moins morts nourrissent leur haine sur des sites qui dénoncent les saletés qu’ils ont massivement sous les yeux. Le néant des images matraquées et des slogans économiques qui humilient, agrémentés d’un peu de logos viril, suffiront à former une impitoyable vision du monde avec la guerre pour horizon. La morgue d’une caste nourrit la révolte d’un peuple. Ce qui se passe au milieu, la bonne volonté humaniste des pigistes mondialisés, ne fait pas le poids. L’histoire de la brioche aux français est connue, la fin aussi.

 

  • Français, encore un effort pour être totalement abrutis. Voilà ce qu’exige aujourd’hui le pouvoir d’Etat qui trahit la grandeur de la République. Gilets jaunes, populisme, gasoil, les marottes du moment n’expliqueront rien. Sans justice et sans vergogne, un peuple est ingouvernable, aujourd’hui comme hier. Relisez, je vous en prie, les sottises de Régis Debray après l’élection d’Emmanuel Macron, les inepties de Brice Couturier, les précieuses divagations sur son rapport à Ricoeur, les articles copiés sans une once de critique d’un site à l’autre. Des Playmobil des chaînes d’information aux intellectuels de salons, des animateurs de sites d’actualité aux relais dépolitisés de l’information de masse, relisez les archives, consultez les sites, vous ne trouverez rien sur l’implacable logique des mécanismes qui jettent un peuple dans la rue.

 

La critique est un art premier

La critique est un art premier

  • On ne peut pas porter les coups et faire de la pédagogie bonasse en même temps. On ne peut pas attaquer et se justifier de porter l’estocade, là où on la porte, dans un même geste. Pour comprendre, il est bon d’avoir en tête la globalité du travail, sa cohérence, sa logique. De prendre son temps face à ses motifs. L’arbitraire, dans un travail critique, ne devrait pas exister. Chaque démontage devrait répondre à une nécessité interne, chaque caillou déposé dans les babouches de la bonne conscience prendre une juste place dans l’édifice. C’est cela qui différencie radicalement le bavardage mondain (je rappelle que ce terme est aussi un concept qui obéit à une exigence de réflexion) et le travail de la pensée. C’est justement cela qu’il est éprouvant de faire au milieu des pires divertissements de l’époque.

 

  • Il n’est pas non plus question d’opinions comme dans les pages débats des journaux. Ne pas avoir d’opinion, bonne ou mauvaise, sur les discours que l’on prend pour objet. Observer, par contre, leur insertion dans des tissus relationnels inapparents dont ils tissent des réseaux de sens qui autorisent ou empêchent d’autres discours. Mettre à jour un maillage pour comprendre pourquoi les choses se passent de cette façon et pas d’une autre. Ce travail exige une absolue liberté. Il ne peut dépendre des intérêts d’un journal, d’une radio, d’une chaîne de télévision, d’un média, d’une maison d’édition aussi scrupuleuse soit-elle.

 

  • Nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir faire ce travail librement et de le diffuser sans passer par de nombreuses médiations. En ce sens, il est brut et ressort peut-être des arts premiers. Nous sommes au cœur d’une agora qui n’a rien de virtuelle. Nous sommes lus tel quel pour évoquer le nom d’une revue et d’une époque dont il ne reste presque rien de l’irrévérence et de la folie. En avance sur la leur, certains adaptés, ce qu’on appelle aujourd’hui des vidéastes, ont saisi très tôt la puissance inédite de cette forme nouvelle de rencontre des esprits et des perceptions. Il ont les images mais la lettre leur fait défaut. Sans autre filtre que les limites de leur probité, ils causent à tous. Les pires immondices sont ici accessibles en un instant, les séductions les plus néfastes, les constructions intellectuelles les plus délirantes. Entre deux scories, l’intelligence émerge, le talent avec elle. La puissance critique de ce dispositif serait faramineuse ; les résultats sont tout à fait désolants.

 

  • C’est que l’éducation est ailleurs. Elle a besoin d’un toit, de l’institution d’un ordre et d’une organisation signifiante. Ici, c’est le chaos, un flux ininterrompu de signes, des vidéos stroboscopiques, des bribes de phrases, des jingles, des moignons de discours, des cris de déments. Les enfants morts nés de la raison se disputent le haut de la place. D’illusoires  notoriétés, demain englouties par le flux qu’elles charrient malgré elles, font l’affiche et le spectacle. Un néant stérile remet tous les jours les compteurs à zéro. Dans cette marée opaque, le critique est un chasseur. Il produit, comme les australiens décrits par Ernst Grosse dans Les débuts de l’art, à partir de ce qu’il trouve au sol. « La production est le phénomène primaire de toute civilisation. » 

 

  • Jamais nous avons eu à notre disposition une telle quantité de signes pour produire. Il est évident que les assises de notre civilisation s’en trouvent justement ébranlées. Cela ne signifie pas que nous changions les cordonnées fondamentales de notre culture mais cela implique que nous soyons à la hauteur d’un grand bouleversement. En partie, nos cadres de pensée retrouvent une primarité ensevelie sous les dogmes séculaires. Il faudra que nous réapprenions à être primitifs.

 

  • Nous portons une violence qui est celle du monde. Nous devons la lui rendre symboliquement. Il le faudra pour habiter encore la terre. Peut-être y parviendrons-nous en dessinant les mailles du grand filet qui nous étouffe, en desserrant la saturation de tous les genres, en créant des petits espaces de vide dans la réalisation intégrale du tout. Nous ne sommes qu’au commencement. L’esprit ne peut encore qu’adhérer, la puissance contraignante est trop forte, mais nous comprenons confusément ce qui se joue de réel dans la critique, une déflagration de force et d’énergie, un contre-don irrécupérable, une puissance fatale. D’aucuns sont terrifiés par ce qui se joue là. Ils s’accrochent piteusement à leurs territoires quantifiables. La création est ailleurs. Elle l’a toujours été. Elle est brutale.

 

La République et l’anarchie

La République et l’anarchie

  • Qu’est-ce que la culture sans le peuple ? Une caste. Qu’est-ce que le peuple sans la République ? Le marché. J’ai longtemps cru que la révolte viendrait de la force individuelle. J’ai compris avec le temps que cette force, pour naître, devait être protégée par des institutions justes et droites. Pour faire des Nietzsche, il faut des Jaurès. Pour faire des artistes, il faut des éducateurs. Pour faire des maîtres, il faut des maîtres. Etre anarchiste et défendre la République, nous en sommes bien là. Relisez Bakounine. L’idée est belle, la réalisation beaucoup moins. La destruction de l’Etat ? Nous y sommes. Est-ce l’intérêt des prolétaires ? Certainement pas. De Macron le petit  ? Beaucoup plus.

 

  • Nous devons repenser l’Etat, l’affranchir des parasites qui usent de la force publique pour aggraver la spoliation des peuples. Nous devons le défendre là où il flanche, là où il s’effondre, là où il est attaqué. De l’intérieur, nous devons l’étayer. L’Etat comme force de contrôle, usant des moyens tératologiques de l’information pour étendre son empire, n’a jamais été aussi fort. L’Etat comme République, visant une justice commune et une défense du peuple, n’a jamais été aussi faible. Dénonçant le premier, nous affaiblissons le second ; soutenant le second, nous affrontons le premier. Big Brother ou le Contrat social, il vous faudra choisir.

 

  • Les totalitarismes du siècle passé nous empêchent encore de poser clairement le problème. Nous fantasmons une révolution libertaire qui n’aura jamais lieu, nous délirons l’émancipation des individus et la liberté de penser alors que les lieux de formation de l’esprit et les pratiques effectives de nos libertés disparaissent uns à uns. Nous sommes hantés par des mythes d’un autre siècle. En un mot, nous nous trompons d’époque. Le marché pulvérisera tout car telle est sa logique, sa pulsion de destruction écrivait le défunt Bernard Maris avant d’être rattrapé par la lucidité de son analyse dans les locaux de Charlie Hebdo, assassiné par les produits déshumanisés d’un marché sans tête. Le marché aujourd’hui pille les symboles de la révolte, les recycle jusqu’à la nausée, abâtardit l’homme en lui volant les mots de sa colère, en contaminant son imaginaire, en le privant des moyens symboliques pour se dire. Il cannibalise tout ce sur quoi il peut extraire de la valeur et fera son dernier billet sur le cadavre de l’homme.

 

  • Nous avons, justement en France, une tradition de pensée puissante et républicaine aujourd’hui attaquée de toute part. Les destructeurs du vide flattent le public en leur vendant une liberté formelle qui n’est que soumission. En marche, émancipez-vous des vieux carcans, telle est leur devise. Devenez des zombies sans âmes, voilà leur réalisation. La République c’est avant tout un espace et une garantie. Espace préservé de la violence du marché, garantie d’un lieu qui s’extrait de la concurrence folle qui ruine les vies des plus faibles et balaye les vaincus.

 

  • Je ne vois plus d’anarchistes mais des hommes dressés par une liberté factice ; je ne vois plus de républicains mais des apologues d’un monde sans limites. Le marché ne forme personne. Il produit des consommateurs car il en a besoin. Les anarchistes naissent dans les petits plis de la République ; les libertaires libéraux dans les grandes surfaces de la consommation. Combien d’ordre, de discipline, d’ascèse, de maîtrise collective pour faire naître un authentique révolté ? Combien de démissions, de sottises, de laxismes imbéciles pour accoucher d’un démocrate de pacotille ?

 

  • Anarchie, République : la contradiction n’est qu’apparente. Le grand naufrage  de la critique libertaire trouve ici ses racines. La République lui fait horreur. « C’est la chine, c’est Mao », s’exclamait il y a peu la vache à lait libertaire chez Mollat, un ami du marchand de sottises. Ce sujet n’est pas porteur chez les anars de posture. La question de l’école est pourtant un nœud. Grande valeur de la gauche républicaine, elle a glissé aux mains des défenseurs de la nation du sang et des thuriféraires de la République. Les maurassiens revisitent Jules Ferry. Sans parler de Houellebecq, un sans force, un anémié de la modernité tardive, pour qui « la République n’est pas un absolu ».  Au fond, tout le monde s’accorde : la liberté est ailleurs. Elle sera donc nulle part. Pour ces hommes indifférents à l’intérêt collectif, l’autorité de l’Etat est un pis-aller qu’il faut limiter hormis dans ses fonctions de contrôle et de police. La liberté en préservant l’essentiel, la paix de leurs commerces.

 

  • Etre anarchiste, c’est être souverain pour soi ; être républicain, c’est vouloir la souveraineté pour tous. Transformer les inspecteurs de l’éducation nationale en gestionnaires des ressources humaines n’est un gain de liberté pour personne. Georges Canguilhem obligeait les professeurs de philosophie qu’il inspectait à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il était du côté de l’exigence qui élève. Il protégeait l’école de l’ignorance du maître et rappelait au maître la dignité de sa fonction. C’est cela la République, le contraire du marché qui flatte pour exploiter, qui leurre pour vendre, qui égalise pour anéantir, qui triche pour soumettre, qui ment pour dominer.

 

  • La liquidation programmée des penseurs les plus critiques des cursus scolaires, au lycée, montre à quel point le principe anarchique n’est pas incompatible avec l’école républicaine qui préserve les pensées qui ne préservent rien. Bien au contraire. La liberté de l’esprit est antinomique avec celle du marché. Vous êtes libres, venez comme vous êtes, avec votre religion en bandoulière, vos préjugés indiscutables, vos expériences sacralisées, vos opinions du jour, votre connerie s’il vous plait : voilà ce que veulent les ennemis de la République. Ils ne veulent rien entendre de la formation aux hiérarchies de valeur, de la nature de l’humus qui fait naître les grandes âmes, celles qui aspirent à la souveraineté de tous pour vouloir leur propre souveraineté.

HB pour Résistance critique

Lettre ouverte à Adèle Van Reeth d’un professeur de philosophie de l’Etat français.

Lettre ouverte à Adèle Van Reeth d’un professeur de philosophie de l’Etat français

(Istana Hôtel, Kuala Lumpur)

Chère Adèle Van Reeth,

  • Le 16 novembre 2018, France Culture et vous-même aviez rendez-vous à l’UNESCO Paris pour, je vous cite, « une nuit entière de philosophie! » Point d’exclamation de rigueur. Un rendez-vous parisien pour des parisiens qui n’auront pas à se lever trop tôt le lendemain matin pour aller travailler – ou faire cours à leur classe de philosophie à Dijon ou à Morlaix, qui sait. Un rendez-vous que vous avez largement relayé sur les différents réseaux de communication de France Culture. Le même jour, ou peu s’en faut, le World Philosophy Day (expression planétaire ad hoc) se tenait à Kuala Lumpur à l’Istana Hôtel (photo jointe ci-dessus). La chambre des amoureux certainement. Laissons ces coûteuses frivolités de côté.

 

  • Vous n’êtes pas sans savoir qu’une réforme est en cours dans l’éducation nationale. J’avoue que la chose est moins affriolante que des questions comme Qu’est-ce que la philosophie africaine ? ou Pourquoi philosopher en Inde peut-il conduire à la mort ? Une autre question me vient à l’esprit Pourquoi, en France, l’enseignement de la philosophie (au choix) est menacé de mort dans l’institution scolaire ? A cette question s’en ajoute une autre : Comment se fait-il que cette menace bien réelle ne trouve pas, pour l’heure, dans votre grille des programmes, le quart de la moitié du volume horaire que vous consacrez aux philosophies du monde ? A cette question, je ne vois que trois réponses possibles. Je reste, il va de soi, disposé à en recevoir une quatrième de votre part. Elle sera relayée et lue par des intéressés que vous ne croiserez pas forcément le jour de la World Philosophy Day à Paris ou à Kuala Lumpur, soyez en sûre.

 

  • Première réponse, vous ne voyez pas le problème. La philosophie se porte bien. Podcast, audience, nuit de la philosophie, World Philosophy Day etc. Tout cela est magnifique mais ne concerne en rien la philosophie dans l’institution. Il s’agit d’autre chose, d’un nouveau marché pour être très précis, un marché culturel, une offre qui répond à une demande. D’ailleurs vous parlez rarement du métier de professeur de philosophie, de la réalité de sa condition, de son avenir incertain, de ses dépressions parfois, de son courage souvent. Ce n’est pas un objet de pensée pour vous. Vous lui préférez « le métier de philosophe » ce qui est tout à fait différent Adèle Van Reeth. Ecrivains médiatiques, spécialistes de la communication philosophique, éditeurs, producteurs, universitaires en fin de carrière, mondains. Le philosophe de métier à quelque chose à vendre, il est sur un marché. Ce déplacement, du professeur de philosophie au métier de philosophe, est fondamental.  Vous liquidez ainsi la fonction du professeur de philosophie au sein de l’Etat français en faisant accroire que le lieu de la parole philosophique est indifférent à son contenu. Je pense exactement le contraire. Il y a tout un monde entre un cours de philosophie au lycée et une émission sur France culture, entre un travail sur des textes de 14h à 15h entre un cours d’anglais et un cours d’histoire-géographie et une nuit à l’UNESCO entre amis. Disons qu’entre les deux, tout un monde, celui de l’école, disparaît par magie. Bien sûr, vous êtes, comme moi, un produit de l’école. Elle vous a formé et plutôt bien. Nous sommes de bons élèves. Vous en gardez sûrement de beaux souvenirs, une nostalgie peut-être. Mais la question de savoir qui elle formera demain ne fait pas problème pour vous. La finesse et la force des enjeux vous échappent. A moins, je n’ose l’écrire au féminin, que vous ne soyez comme le salaud de Sartre, de mauvaise foi.

 

  • C’est le sens de ma seconde réponse. Oui, vous voyez le problème, vous n’êtes pas à ce point naïve sur les valeurs de l’époque. Vous savez tout cela très bien. Vous en avez même pleinement conscience mais vous ne pouvez rien y faire. Votre métier d’animatrice, d’écrivain, de philosophe à plein temps ne vous laisse pas le loisir de vous pencher sur ce sujet grisâtre. Après tout, quel rapport existe-t-il entre le World Philosophy Day et la condition réelle du professeur de philosophie en France dans ses classes, en terminale littéraire par exemple, celle qui va disparaître avec la réforme en cours ? Quelle relation peut-on sincèrement établir entre les interventions des philosophes de métier au MEDEF ou à l’UNESCO et un texte de Platon sur les sophistes qui parlent toujours près « des comptoirs des banquiers » (1), un texte étudié pour l’oral du second groupe du baccalauréat bientôt remplacé par une validation automatique et un grand oral bidon par des communicants sans dimension. La mauvaise foi n’est pas qu’un concept sartrien, Adèle Van Reeth, ou une référence à glisser entre deux jingles sympathiques. C’est un comportement humain qui apparaît souvent quand les bénéfices de conformité sont plus forts que tout le reste ou que la culture n’est plus qu’une dépendance du pouvoir.

 

  • C’est évidemment le sens de ma troisième réponse. Il m’a suffit d’observer la construction du « président philosophe » pour comprendre clairement où était aujourd’hui le pouvoir. Financier bien sûr, c’est une banalité de base aurait dit Guy Debord. Mais pas seulement. C’est le milieu culturel français qui produit aujourd’hui les représentations légitimes, qui trace une ligne nette entre le dicible et l’indicible, entre l’acceptable et l’inacceptable. La finance – c’est là une forme de naïveté qui peut émailler les discours insoumis – n’a pas la capacité de former ou de modifier le symbolique. Elle a besoin de l’appui d’une forme nouvelle d’intellectuels. Non pas des idéologues au sens strict (il y en a bien sûr) mais des animateurs capables brillamment de noyer le poisson, de substituer à la virulence de la pensée politique une pâte édulcorée plaisante aux oreilles. Parfois brillante et cultivée, là n’est pas la question. Ce qui est en jeu, c’est l’éviction de la critique politique de la culture. Le drame de la gauche divine, souvenez-vous. C’est pour cette raison que France culture se tient à l’écart des questions de réforme pourtant fondamentales pour l’avenir des professeurs de philosophie dans l’Etat français. (2) La culture sans la France en somme. Non pas simplement pour l’avenir des professeurs d’ailleurs mais pour celui de leurs élèves, du type d’enseignement qu’ils recevront demain, de la formation intellectuelle qu’ils ne recevront plus. Au fond, je sais que vous n’êtes pas libre Adèle Van Reeth, vous n’avez pas la possibilité de vous exprimer comme je le fais ici. C’est impossible. Vous vous tenez au milieu d’un maillage complexe, à la fois culturel et économique, qui a contribué symboliquement à faire élire « le président philosophe » et ses réformistes aux petits pieds.

 

  • Il n’y a plus d’intellectuels critiques de la taille de Pierre Bourdieu pour faire valoir dans la presse un autre son de cloche. De toute façon, les stratégies sont devenues trop fines pour son appareillage conceptuel coûteux. Pierre Bourdieu ne disait-il pas de lui-même avec le sourire de l’intelligence : « Bourdieu n’est pas un artiste ». Alors nous allons créer une force de résistance critique avec une ligne simple : la République et la probité. Jaurès et Nietzsche pour les références. Un mélange à la hauteur de notre époque. Un intellectuel collectif roué aux techniques que maîtrisent les communicants mais avec une toute autre densité intellectuelle. Nous ne pouvons pas décemment, Adèle Van Reeth, nous faire marcher sur les pieds par les mondains, les marchands et les marcheurs sans réagir, sans proposer une forme honnête de combat.

Salutations,

HB

……..

(1) Platon, Hippias Mineur. Faire toute une série d’émissions radiophoniques sur Platon, oui. Penser l’inactualité des magnifiques analyses de Platon sur les rapports de force dans la cité, non.

(2) Je laisse de côté l’émission du grain à moudre qui porte parfaitement son nom. A aucun moment, dans cette émission du 24 octobre 2018, le problème de fond fut posé. Regrettable. Pouvait-il en être autrement en face du communicant Pierre Mathiot et de sa liqueur ?