Mort à la tragédie

Mort à la tragédie

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  • Vivre, c’est accepter de tout perdre : essence de la tragédie. Un mystère subsiste dans cette histoire d’Empire du Bien ou de moindre Mal, dans ce règne sans partage de positivité et d’éviction du négatif. Comme si l’homme des sociétés de simulation avancée, les nôtres,  avait pris une décision métaphysique, une décision sur lui-même, sur sa propre réalité. Une décision étrange car il est incapable de dire quand et pourquoi, dans quel matin blafard il a décidé de s’accrocher au moindre être. Il ne le sait pas lui-même, il ne veut plus le savoir. Ne le démoralisez pas, ne le jugez pas, laissez le faire sa nuit en toute inconscience. C’est déjà suffisamment dur pour ne pas en rajouter. Le fardeau serait bien trop lourd : toute une vie de post-logique, de post-critique, de post-politique, de post-humain à porter avec la conscience aiguë d’avoir tout perdu – logique, critique, politique, humanité. Les simulacres sont acceptables à condition de n’être confrontés qu’à eux-mêmes. Cela suppose que la perte de réalité qu’ils accompagnent soit aussi un gain, un gain colossal pour tous, un gain messianique, notre salut : la mort de la tragédie. Si la vie tragique accepte de tout perdre, la mort algorithmique refuse de perdre quoi que ce soit.

 

  • Quelque chose en nous est en train de mourir, d’une mort mauvaise, une mort par exténuation, prolifération virale et hyper positivité. Une mort sans agonie ; une mort de l’agonie. La recherche par l’homme d’une grande délivrance n’est pas une quête inédite mais les solutions trouvées dans les machines n’ont pas d’égal dans l’histoire humaine. De quel mal souffrent ceux qui luttent contre la mort algorithmique de la positivité intégrale, qu’est-ce qui les ronge, que cherchent-t-ils à révéler sans pouvoir être pleinement compris ? Non pas la mort algorithmique en elle-même, elle sera fatale. Une partie de l’humanité (la limite intrinsèque de nos ressources énergétiques délimitera sa taille) parviendra à s’abolir elle-même, à ne plus porter son pesant fardeau. Ce qui angoisse les critiques de la mort algorithmique nous le lisons déjà dans La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. Le jeune moujik qui le saigne est le seul à mettre le doigt sur le mal qui ronge Ivan Illitch, le mensonge autour de l’imminence de sa mort : « Il souffrait de ce qu’on ne voulût pas admettre ce que tous voyaient fort bien, ainsi que lui-même, de ce qu’on mentît en l’obligeant lui-même de prendre part à cette tromperie. Ce mensonge qu’on commettait à son sujet ; la veille de sa mort, ce mensonge qui rabaissait l’acte formidable et solennel de sa mort au niveau de leur vie sociale, était atrocement pénible à Ivan Ilitch. » La conscience de ne pas pouvoir être à la hauteur d’une disparition, la sienne en l’occurrence, est une idée autrement plus sérieuse et angoissante que la ridicule illusion de croire y échapper.

 

  • La mort de la tragédie que nous sommes en train de vivre, littéralement engloutis sous les réseaux de l’insignifiance, les flux numériques du clonage intégral et de la simulation de tout (politique, critique, philosophie etc.) pourrait être encore un sujet de littérature, de création, le moyen au plus haut point stimulant d’un ultime dépassement. Une puissante force de vie si nous étions capables d’être à la hauteur de ce qui nous arrive. Hélas, comme Ivan Illitch en son temps, nous voilà coincés entre les geignards (c’était mieux hier) et les ballons sondes (en marche vers demain). Les uns nous assomment, les autres nous anesthésient. A tous, Ivan Ilitch lance, face au mur, un dernier « laissez-moi mourir en paix ! » Il ne les critique pas pour s’en sortir, pour trouver une solution à son agonie mais pour être à la hauteur de cet acte formidable qu’est sa mort imminente. Il chasse comme de vilaines mouches ceux qui veulent lui voler sa mort, la rabattre sur une quotidienneté, en faire une suite logique de l’ordre des choses pour justement mieux passer à autre chose.

 

  • Les critiques d’un temps, habiles ou malhabiles, obsédés par le non, sont des agonisants qui ne veulent pas s’ignorer. Ils cherchent à être à la hauteur en faisant quelque chose de leur sortie. Ils écrivent la seule tragédie qui vaille, la leur, quand une kyrielle d’insignifiants comiques cherchent à les divertir, à les détourner dans de vaines convenances. Nous sommes en train de rapetisser, l’homme rapetisse de toute part mais silence, ne dites rien, faites comme les autres, ne criez pas trop fort. Philippe Ariès, dans son excellent livre Essais sur l’histoire de la mort en Occident parle à propos de la mort d’Ivan Ilitch de « l’embarrassingly graceless dying, dont Glaser et Strauss nous disent qu’elle est redoutée par les équipes soignantes des hôpitaux. » (1) Un essai sur l’histoire du simulacre en Occident arriverait sûrement à la même conclusion. L’embarrassingly graceless critical est redouté par les thanatopracteurs du spectacle. Critiquer le simulacre oui, mais avec convenance, dans des formes point trop violentes. Ayez le bon goût de cacher cette mort algorithmique qui nous concerne tous, cette mort à la tragédie.

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Philippe Ariès, Essais sur la mort en Occident du moyen âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 206.

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