Epreuve de philosophie du samedi matin – Jean-Jacques Rousseau ou Paul Ricoeur

Epreuve de philosophie du samedi matin – Jean-Jacques Rousseau ou Paul Ricoeur

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« Toujours le souverain tend à escroquer la souveraineté ; c’est le mal politique essentiel. Aucun Etat n’existe sans un gouvernement, une administration, une police ; aussi ce phénomène de l’aliénation politique traverse-t-il tout les régimes, à travers toutes les formes constitutionnelles ; c’est la société politique qui comporte cette contradiction externe entre une sphère idéale des rapports de droit et une sphère réelle des rapports communautaires, – et cette contradiction interne entre la souveraineté et le souverain, entre la constitution et le pouvoir, à la limite la police. Nous rêvons d’un Etat où serait résolue la contradiction radicale qui existe entre l’universalité visée par l’Etat et la particularité et l’arbitraire qui l’affecte en réalité ; le mal, c’est que ce rêve est hors d’atteinte. »

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Ed. Seuil, coll. Esprit, 1987, p.273.

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  • Alors que les élèves sont en train de plancher sur ce texte (la fameuse épreuve du samedi matin entre effluves de café et bâillements collectifs), je m’y colle aussi. Après tout, peut-on exiger des autres ce que l’on est incapable se s’imposer à soi-même ? Mais c’est un autre sujet… Un texte de Paul Ricoeur, donc, extrait d’Histoire et Vérité agrémenté (au choix) d’un sujet de dissertation : La politique peut-elle disparaître ? Je rappelle en passant que nous avons en France (pour combien de temps encore ?) la possibilité de faire cogiter de jeunes esprits sur des questions essentielles  pour la vie de la Cité – et pas du CAC 40 ou du Medef, autant d’intérêts particuliers, de brigues aurait écrit Jean-Jacques Rousseau. Il va de soi que ma lecture du texte ne saurait faire office de « corrigé ». La lecture critique n’est pas un effort de réconciliation entre une essence (celle du texte) et une interprétation (la mienne). Ce n’est pas Paul Ricoeur qui me contredira sur ce point, encore moins Brice Couturier et son Macron philosophe (je reste disposé, il va de soi, à confronter mes vues aux siennes sur le sujet si le courage lui en dit).

 

  • La première phrase du texte est essentielle : « Toujours le souverain tend à escroquer la souveraineté. » Commencer par une fausse évidence n’est jamais très bon. La souveraineté ne serait-elle pas souveraine ? Etrange non ? Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social (1762), nous avait pourtant mis en garde : si l’on veut rendre la République légitime, se donner un corps politique qui ne soit plus sujet du Prince, force est de distinguer le souverain et le monarque, le souverain et le roi, le souverain et les représentants de l’Etat. Le souverain c’est le peuple, ni plus, ni moins. Toujours le monarque tend à escroquer la souveraineté, je veux bien. Toujours le roitelet tend à escroquer la souveraineté passe encore. Toujours le patron du CAC 40 tend à escroquer la souveraineté, la chose est certaine. Par contre, que le peuple souverain tende à s’escroquer lui-même me laisse perplexe. A fortiori quand cette escroquerie est présentée par le philosophe Paul Ricoeur comme « le mal essentiel. » Mon interprétation prend d’emblée ses quartiers : le mal essentiel d’une République qui prétend fonder sa souveraineté sur le peuple et non sur le fait du Prince, c’est de croire qu’il existe encore des souverains. Il va de soi que si l’on accepte la distinction entre « souverain » et « souveraineté », distinction que ruine Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social, la contradiction est insurmontable et le « mal politique » irréductible.

 

  • La contradiction interne entre le « souverain » et la « souveraineté », Paul Ricoeur la retrouve (on retrouve souvent ce que l’on crée) entre la particularité des gouvernements et « l’universalité visée par l’Etat. » Autrement formulé, en situant la critique, Paul Ricoeur nous explique sereinement que vouloir abolir la contradiction entre l’intérêt général (celui de la souveraineté) et l’intérêt particulier (celui du souverain) est un mauvais rêve, celui de Jean-Jacques Rousseau par exemple avant de devenir le cauchemar du communisme d’Etat – ce que Paul Ricoeur nomme, un peu plus loin dans le texte, avec quelques distances, « L’Etat  socialiste« . Fort de cette contradiction insurmontable, Paul Ricoeur pourra conclure que « l’Etat bourgeois » exerce un contrôle moins vigilant, laissant plus de place à l’improvisation et au hasard que « l’Etat socialiste » et ses rêves cauchemardesques de réconciliation de la souveraineté et du souverain. Mais pour quelle raison nommer « rêve » ce qui relève de l’exigence politique, à savoir faire en sorte que la souveraineté n’échappe pas au peuple, que l’expression de la souveraineté (les lois) ne soit pas édictée dans l’intérêt particulier de brigues (lobbies, grands argentiers, magnats et autres potentats) mais en visant l’intérêt général ?

 

  • Donnant droit d’emblée à une « contradiction autonome » entre souverain et souveraineté, Paul Ricoeur, comme tous ces philosophes qui écartent la critique politique, élimine la conflictualité. Il fait passer en contrebande, sous le vocabulaire policé qu’affectionnent les philosophes de salons qui ne dérangent personne, les antagonismes réels d’une société politique comme autant de conséquences irréductibles de « l’Etat bourgeois » nettement moins chimérique de son point de vue que « l’Etat socialiste ». En un sens très précis, il fait de sa pensée philosophique du politique une entreprise de dépolitisation de la philosophie. Le philosophe n’est plus, comme c’est le cas avec Jean-Jacques Rousseau, celui qui s’efforce de corriger les états de fait avec des exigences normatives (la souveraineté doit être du peuple et de lui seul). Il devient le champion de la justification conceptuelle de ce qui est (il y a une contradiction « autonome » entre la visée universelle de l’Etat et les pratiques effectives du pouvoir).

 

  • La différence entre Jean-Jacques Rousseau et Paul Ricoeur tient par conséquent en une phrase. Pour l’auteur révolutionnaire de Du contrat social : le mal politique essentiel est la dépossession de la souveraineté d’elle-même. Il est par conséquent logique de convoquer aujourd’hui Paul Ricoeur dans une situation de délabrement avancé de la critique politique, quand la souveraineté du peuple n’est plus qu’une ombre. Contrairement à ce que pense Régis Debray, nous sommes loin des fantaisies néo-protestantistes mais au plus près d’une immense résignation politique, celle qui consiste à accepter que le souverain roitelet, l’histrion de rien, escroque la souveraineté en son nom et au nom des brigues qui l’ont fait. Il est encore logique de voir si peu de philosophes prendre le parti de Jean-Jacques Rousseau aujourd’hui dans un affrontement philosophique essentiel pour l’avenir et la légitimité de la République française. Combien de résignés lisent les textes philosophiques comme ils consomment de la culture, l’œil bas, sans âme ? Combien ont renoncé à ce qui animait Jean-Jacques Rousseau ? Cela dit, les confusions des marcheurs grégaires ont toujours été plus rentables que les confessions des promeneurs solitaires.

 

  • 10h22. La classe s’agite. Allez mes amis, encore une heure et demi à tenir. Penser, c’est résister, avec ou sans Rousseau.

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