La librairie des frères Floury

La librairie des frères Floury

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  • Je ne peux que remercier Hervé et Eric Floury pour leur accueil hier soir. Depuis quelques temps, les représentants de la maison Hachette ne passent plus dans cette librairie. Ces marchands de papier, dont la seule logique consiste à saturer les étals de productions clonées sur le modèle économique et lessivant de Procter & Gamble, ne sont pas les bienvenus dans cette librairie de quartier qui résiste tant bien que mal aux stratégies concentrationnaires de la distribution du livre. Mon travail, le leur, celui de L’Echappée et d’autres maisons d’édition qui sauvent ce qui doit l’être – ou ce qui peut l’être encore – est une guerre. Plutôt une guérilla. Cela fait déjà un moment que la pensée (que j’appelle par usage et abus d’usage « critique ») a pris le maquis. Cette résistance a un coût. Libérer les étals pour y glisser quelques travaux artisanaux – dont ne parlent jamais ceux qui ont les micros et s’offrent pourtant le luxe de pester contre le déclin de l’esprit – se paye en pourcentages de ventes. Pour un libraire, avoir une politique éditoriale n’est jamais sans conséquence économique.

 

  • Il y a dix ans, un libraire, chez qui je souhaitais laisser en dépôt une lecture critique de Michel Onfray (devenu depuis une entreprise nationale d’épandage livresque d’opinions « philosophiques » avec l’assentiment de certains hebdomadaires à la botte), me dit ceci : « Monsieur, on ne tire pas sur la vache à lait. J’ai des lecteurs d’Onfray ». Il refusa tout net de prendre les livres en question. J’essayais de lui expliquer le bien fonder de l’entreprise. Peine perdue. En quittant sa boutique, sans savoir s’il consommait lui-même le beurre produit par la vache, je me souviens avoir ruminé cette phrase, mon pack « d’Onfray » à la main : « on ne tire pas sur la vache à lait ». Dans l’armée, l’origine de l’ordre ne fait pas question. Il vient d’en-haut, d’un grand Sujet. Mais ici ? Ce libraire n’a-il aucune curiosité, celle de jeter un œil sur le livre afin d’en évaluer les forces et les faiblesses ? En quoi consiste au juste son travail ? Poser mécaniquement des livres sur ses étals surchargés sous les ordres du kapo d’Hachette Procter & Gamble ? Quelle fierté lui reste-t-il ? Quelle idée se fait-t-il de lui-même ? En quoi cette dérisoire insoumission économique a-t-elle une quelconque incidence sur son commerce ?

 

  • Cette expérience, autrement plus instructive que la lecture des graphomanes qui associent des mots à la chaîne en fonction de l’air vicié du temps, me fit comprendre une chose simple. En bout de chaîne, qu’il s’agisse de journalisme, d’édition, de diffusion, de création intellectuelle nous avons toujours affaire à des hommes et à des femmes situés. Des hommes et des femmes qui font le choix de se soumettre ou de résister, de se coucher ou d’être fidèles à quelques convictions irréductibles. Des hommes et des femmes qu’on peut acheter ou qui ont suffisamment de fierté pour savoir ce qu’ils font et ce qu’ils se doivent à eux-mêmes. La finance, le CAC 40, l’économie mondialisée, le pouvoir de l’argent, qu’est-ce que ceci ? Des escrocs font commerce de la dénonciation de ces méchants mots sur les plateaux télé de l’identique à perte de vue.

 

  • Nietzsche l’a écrit dans son Zarathoustra. Il n’est plus temps, mes amis, de se morfondre, de pleurnicher sur la décadence de l’Occident dans des zéniths de province, de critiquer le tapin des faiseurs d’opinion philosophique en général mais de parler à la fierté des hommes. Toi, oui toi le libraire, toi qui te pique de mots et de littérature, quelle est la hauteur de ta servilité en face des vaches à lait ? Toi, oui toi le philosophe, après quelle défaite acceptes-tu de te prostituer pour vendre une palette de plus ? Toi, oui toi le médiatique, quel renoncement t’habite ? Je parlerai à la fierté des hommes, écrit Nietzsche, quitte à passer pour un fou ou un cadavre dans « la ville de la vache tachetée ». Dans la petite salle de la librairie des frères Floury, hier soir à Toulouse, je n’ai pas vu de fans, de groupies, de spectateurs dociles et des moutons suiveurs mais une poignée d’hommes et de femmes que l’on n’achète pas. Il y avait du Beckett, du Ionesco et une forme de mélancolie critique dans cette rencontre. Quelques idées rayonnantes aussi. L’envers de la « start-up nation » du président des ombres.

 

 

 

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