Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ?

Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ?

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  • Jean Baudrillard (1929-2007), qui en faisait un art, a disparu une fois de plus il y a dix ans. Il est un des rares écrivains à être capable de nous délivrer du sortilège des tautologies pathétiques de notre temps. Rien n’est plus étranger à sa pensée excentrique que le recopiage à l’identique des mêmes indignations vertueuses, ces grandes messes cathodiques et désormais internétiques du même. La morale des chiens de garde est bien mal nommée : moraline des moutons bien gardés est plus juste. Jean Baudrillard, comme beaucoup d’esprits puissants, est le penseur d’une idée : la liquidation est derrière nous. On ferme ? Non, c’est fermé et ouvert à la fois. La fermeture est indécidable. La fin est devenue excentrique à elle-même. Faut-il critiquer radicalement le monde ou le monde se critique-t-il radicalement lui-même sans qu’il faille en rajouter ? Plus étonnant encore : votre critique n’est-elle pas une défense ironique de ce qu’elle vise ? Une citation de Donald Trump sur la politique ou d’Emmanuel Macron sur la philosophie ne suffit-elle pas à nous montrer, sans autre ajout critique, que nous sommes passés au-delà de la politique ou en-deçà de la philosophie ? A moins, réversion ironique, que ce ne soit justement l’inverse – cette vérité étant prise dans un jeu de miroirs et de spéculations indécidables.

 

  • Ce qui est en jeu par conséquent n’est autre que notre capacité, dans un univers réversible comme peut l’être l’anneau de Moebius, à injecter encore du négatif, autant dire de la critique, quand nous sommes dessaisis de la fin  (fin du politique, de la philosophie, de la pensée critique elle-même). Comment mettre en échec cette solution finale du négatif. L’image embrumée de Philippe Muray est ici des plus éclairantes : « L’humanité avançait dans le brouillard, et c’est pour cela qu’elle avançait. » (1) Image à laquelle Jean Baudrillard oppose une autre : comme la mouche nous nous cognons désormais à une paroi transparente incapable de savoir ce qui nous éloigne du monde. La transparence intégrale, la perfection de l’apparence, la précession des simulacres, la scénarisation du monde, le design du futur sont autant de catastrophes que nous ne pouvons plus critiquer de front. La saturation de positivité fonctionne en effet comme une opération de dissuasion. Quand tout est déjà dit, déjà pensé, déjà scénarisé, déjà vu, déjà anticipé, déjà calculé et rentabilisé, comment échapper au funeste destin de la duplication, au sortilège des tautologies ? Comment s’en sortir ?

 

  • Jean Baudrillard, que l’on accuse parfois de nihilisme au théâtre guignol du rien de pensée, cherche à s’en sortir. Non pas qu’il ait pour l’humanité de grands projets d’émancipation, de libération ou de révolution quand ces mots lessivés deviennent l’antichambre des pouvoirs les plus conformes. Jean Baudrillard n’est pas un homme de programme comme on dit aujourd’hui. S’en sortir, autant dire se libérer radicalement, et en premier lieu du chantage à la liberté. Se libérer de la liberté en somme ! Proposition qui renoue avec une pataphysique autrement plus lucide et jubilatoire que les messes insipides (2) d’une critique « progressiste » gauche et peu adroite.

 

  • Jean Baudrillard, qui possédait une bergerie au pays cathare, estimait, dans la dernière période de sa vie, la plus stimulante intellectuellement, qu’il fallait tout faire pour préserver une « dualité irréversible, irréconciliable. »(3) En un mot qu’il affectionnait, une dualité fatale. Seul un manichéisme ironique peut encore répondre au monstre doux de l’entente aplatissante, de la mièvre communication et du chantage au Bien. Hérétique au pays des orthodoxes ? Plutôt métaleptique au pays des doxodoxes. Art de la permutation à l’ère du plein et de la saturation de tous les genres.  Forme de pensée qui ne peut pas faire école (de là sa postérité contrariée) tout en posant un problème fondamentale à la pensée critique : comment fuir encore ? La réponse à cette question ne peut plus être pour lui une énième théorie critique qui se fracassera à tous coups sur le mur de verre qui lui fait face, prisonnière du sortilège des tautologies théoriques. La tâche que nous assigne l’œuvre de Jean Baudrillard, pour ceux qui respirent encore, sera plutôt de souffler sur la paroi de verre pour faire apparaître une fine buée, preuve que nous ne sommes pas si irréels que ça.

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(1) Philippe Muray, « Le mystère de la Désincarnation », in L’Herne, Baudrillard, Paris, 2004.

(2) « Le presbytère sans le latin a perdu de son charme… Sans le latin la messe nous emmerde. » Georges Brassens, Tempête dans un bénitier.

(3) Jean Baudrillard, Mots de passe.

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