Sous les pavés, le dressage
- Histoire mondiale, avenir de l’homme, homo sapiens, homo deus… la période raffole de ces gros pavés planétaires. A la miniaturisation, à l’éclatement de l’esprit dans le flux incessant de micro données insignifiantes répond ainsi une demande – ou une offre étant donné que les deux se confondent désormais dans les démocraties marchandes – de visions globales. A grands coups de godets, les tractopelles de la synthèse produisent régulièrement des sommes gigantesques. Assurance d’avoir dans son panier rentrée, pour une vingtaine d’euros, une vision planétaire de la situation de l’homme. La prophétie se mélange avec l’histoire. Quelques pages brassent des siècles, une poignée de chapitres pour remonter de l’IPhone à l’homo habilis, autant pour redescendre l’échelle du mésozoïque à l’Amérique de Donald Trump. Le cœur bien accroché, le lecteur de synthèse embrasse le tout, enlace l’humain version sapiens, deus ou cosmos. En terme de surface à couvrir, la peinture globalisante tient ses promesses dès la première couche.
- Dans son livre Propagandes (1), Jacques Ellul écrit : « C’est pour avoir subi, senti, analysé en moi l’impact de ces puissances, pour en avoir été, pour en être toujours à nouveau l’objet, que je veux parler de cette menace, et dire qu’il s’agit d’une menace sur le tout de l’homme. » Ellul fait allusion à une demande de cohérence d’autant plus forte qu’elle répond, en miroir, à l’émiettement de l’esprit errant désormais, hagard, dans le kaléidoscope des flux numérisés. Le facteur déterminant de notre histoire récente, à savoir la transformation tératologique des moyens techniques, a placé l’homme dans un état de sidération avancée. Le délabrement de nos repères symboliques les mieux établis, en quelques décennies seulement, laisse un vide béant dans lequel s’engouffre les nouveaux muthologoï – faiseurs de mythes. L’exigence rationnelle et l’attention aux détails signifiants se trouvent ainsi ensevelies sous une production de discours soliloquant sur le tout de l’homme. Ces sommes gigantesques se situent dans un espace des discours acritique, irréfutable à cette échelle. Mais il s’agit moins d’une menace sur le tout de l’homme, comme l’écrivait Ellul à la suite de son constat lucide, que d’une modélisation de l’homme qui empêchera, à terme, la conscience située (à la fois historiquement, géographiquement, culturellement) de se penser à l’écart de la totalité. A quoi bon discuter telle thèse marginale, critiquer tel propagandiste national, observer tel jeu de langage, pour quelle raison prêter encore attention aux détails quand les enjeux de l’homme se situent à des échelles incommensurablement plus hautes et plus globales. S’en suit une double capitulation de l’esprit, un dressage.
- La première consiste à intérioriser des échelles de significations mondialisées totalement dissociées de notre vie quotidienne. Plus les discours planétaires et globalisés s’imposent – y compris chez des intellectuels qui peuvent aussi critiquer ce mouvement général mais dans un langage lui-même globalisé – moins nous seront capables d’imaginer un avenir qui ne soit pas simplement une extension des états de fait présents. Somnambules, à force de répéter les mêmes mantras sur l’Europe, la mondialisation, l’humanité dans son tout, nous intériorisons des représentations mentales qui nous désarment intellectuellement plus sûrement que n’importe quelle idéologie. L’essentiel est que nous reproduisons le code et la forme des discours dans lesquels les marchands du monde prospèrent au détriment des spécificités historiques, géographiques et culturelles de chacun, au détriment du sens singulier que nous pouvons donner à notre finitude toujours située, à notre vie.
- La seconde consiste, plus simplement, à rendre insignifiant tout ce qui ne se situe pas à une échelle globale, planétaire. Le pavé planétoïde écrase les micro différences, la diversité des appréhensions de l’homme, les nuances et les finesses de l’esprit sans lesquels il n’y a plus de culture sensée. Stupéfaits, nous acceptons mollement des modèles de pensée sans pour autant les reconnaître comme vrais. Nous pouvons être massivement contre une situation politique tout en ne trouvant plus de raisons de lutter contre elle. Le langage tout autant que les raisons se dérobent sous nos pieds. Cette inhibition est évidemment le résultat d’un travail de sape qui consiste à écraser les états de conscience sous un matraquage constant de visions globales (Global planet, positive world, good planet etc.) qui prophétisent et constatent en même temps. Cette précession des modèles de représentations globalisées est d’une violence sans égale pour l’esprit. Elle nécessite le concours constant de ce que Pierre Bourdieu appelait les « intellectuels organiques ». Organiques au sens où ils sont solidaires, qu’ils le sachent ou non d’ailleurs – la question des niveaux de conscience de soumission est souvent sans objet – d’un mouvement dont ils sont aussi les agents utiles. Ils préparent la pâte indistincte, la bouillie totale qui pulvérisera les restes de discernement sans lesquels nous serons incapables de savoir où nous en sommes désormais.
…….
(1) Jacques Ellul, Propagandes, Economica, 1990.