Brunch Macron, 8 mai 2017
« Ne perturbez pas les gens, mettez vous à table. »
Karl Kraus, Die Fackel, 1901
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- Réveillez-vous, l’orgie d’optimisme libéral s’étale comme du sirop d’érable. La bonne odeur des croissances économiques gonflent vos narines. Venez faire votre beurre avec un code du travail allégé. Les jus frais des communicants sont servis à volonté. Voluto le dimanche de 16h à 21h ou ristretto le 8 mai de 6h à 12h ? N’oubliez pas le buffet garni : com, audits, outsiders. Dépêchez-vous, les marcheurs du jour font déjà la queue. Chacun son plateau repas, son CDD et sa gamelle. Flexisécurité, flexibrunch.
- Ne dites surtout pas que les hommes sont prêts pour le service, vous risqueriez de choquer les bienheureux. Les lendemains de cuite démocratique sont extatiques. Ambiance feutrée, hymne européen et flute de paon pour la touche musique du monde. Réveil en douceur. Un peu de presse ? Le Monde peut-être ? « Le triomphe de Macron ». Libération ? « Bien joué ». L’Express ? « Le kid ». Les échos ? « La France qui ose ». L’Obs ? « Les 100 avec qui il veut réformer la France. » La télé ? « Bonaparte avait à peine 30 ans ». Un smoothie ?
- On est bien. La reproduction du capital rencontre sereinement la volonté de ses sujets. Ils en veulent ; buffet à volonté. D’aucuns parlent encore de capitalisme en oubliant qu’il est devenu la seconde nature des sujets qu’il produit, qu’il informe et qu’il brunch. Qui peut encore penser le dépassement d’une société donnée quand il barbotte depuis des décennies dans une confiture séculaire tartinée en continu ? Qui peut trouver la force de renoncer en conscience à toutes ces douceurs spirituelles, à tout ce sirop ? Qui veut injecter du négatif dans cette ambiance feutrée, démocratique, libérale, ouverte, tolérante, fraternelle ?
- Pourtant la négativité existe. Elle est là, en chacun de nous, empêchée par des inhibiteurs de dégoût. Une saine nausée, un magnifique reflux de l’âme qui viendrait perturber ce beau buffet libéral. Une joyeuse envie de dégobiller, un glorieux désir de gerbe matinale. N’en parlez pas à votre voisin, il risque d’appeler l’estafette qui ramasse les fous. Aucune folie, aucun délire dans cette saine résistance au brunch Macron. Vous êtes encore en vie dans une époque faite pour votre rejet. Nous n’avons qu’une vie à vivre, l’évidence mérite d’être écrite. Si nous ne choisissons pas les plats du buffet servi, à nous de savoir si nous voulons en être. « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des ressentiments. Chaque silence aussi. » (1)
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(1) Sartre, 1945