Lettre à un ami philosophe dans la tourmente

Lettre à un ami philosophe dans la tourmente pawn[1]

Cher Philippe,

  • Quelque part vers la fin, nous enseignons tous deux la philosophie dans des lycées publics français. Nous partageons le goût des textes et de la dispute. Nous nous confrontons tous deux aux vertiges tragi-comiques de la transmission des idées dans une institution qui consume à petit feu ce qui reste de résistance spirituelle. Je dis bien spirituelle, oui. Tu as raison, nous n’aurons pas mené « une vie de tricheurs, de fossoyeurs de l’esprit, de vendeurs de pacotille, de girouettes sans épine dorsale, de ventriloques de la doxa. » Il y a, je te l’accorde, plusieurs façons de résister. La critique n’a aucun privilège en ce domaine.

 

  • Coincés, victimes et complices de la perfectibilité de l’homme, que pouvons nous faire si ce n’est repousser l’heure de l’écrasement ? L’heure viendra mais avant nous aurons fait passer l’essentiel en contrebande. La philosophie comme patrimoine n’existe pas. Chaque époque doit réinventer les moyens de sa lutte, celle de l’esprit contre la matière. Peu importe l’échec. Il fait partie de la transmission. Rien d’inédit. Ceux qui transmettent veulent aussi leur propre fin. Pour cette raison, il sont inaccessibles à ceux que tu appelles « les nabots serviles du consentement ». Ceux-là partiront avec eux-mêmes.

 

  • Le grand mépris et le grand rire. Le grand mépris pour les mauvais lecteurs qui ne savent pas lire entre les lignes. Ils ignorent que les voies de l’homme passent toujours dans leur dos. Le grand mépris pour les âmes grises qui affectent la gravité pour masquer leur impuissance. Ils oublient que nous les quitterons en souriant. Le plus grand mépris pour les satisfaits et les établis. Je les vois déjà pourrir sur pieds. Aux échecs, tu m’as appris que pour créer du jeu il fallait lâcher du matériel. Que pouvons-nous offrir sans lâcher ? Réputations, honneurs et contentement de soi ? La plus belle partie serait de lâcher tous les pions.

 

  • Te voilà sommer de répondre devant des sourds. Deviens sourd toi-même. Nous encaissons les coups pour préserver ceux qui les donnent. Il faut aussi aider le faible. Combien de fois ai-je retenu mes mots. Je savais qu’en face il n’y avait déjà plus un homme mais une ombre qui se dissiperait au premier rayon de soleil. Il faut aussi savoir utiliser les ressources cosmiques. C’est sagesse. Continue de faire ce que tu fais, une ironie plus loin, avec un pion de moins encore. Continue de lâcher du matériel.

 

  • Réjouissons-nous plutôt de pouvoir encore révéler la bêtise, cette vulgarité que Jacques Brel appelait la mauvaise fée du monde. Le jour où cette vilaine sorcière nous épargnera, il sera temps de prendre congé. Ce jour, la matière aura eu raison de nous. D’autres viendront. Ma seule obsession, la tienne, c’est de les mettre en garde contre eux-mêmes. Les sans esprits, tous les autres, sont la matière de notre plus grand rire. Et ce n’est pas fini.

 

  • Courage cher Philippe, après des siècles de génuflexions, nous sommes enfin redevenus grecs mais ils ne le savent pas encore.

 

 

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