Belzébuth dit l’extrême

Belzébuth dit l’extrême

1200px-Court_jester_stockholm[1]« Tel est l’ordre de bataille que je donnerai à la brigade de gauche, c’est-à-dire à la moitié de l’armée. »

Nicolas Machiavel, L’art de la guerre.

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  • Toutes les extrémités se ressemblent. C’est bien connu. Ne vois-tu pas pourtant quelques différences, Ruth Elkrief, entre le gros orteil et les narines, le majeur et le bout du gland, la pointe des seins et les vilains cors aux pieds ? Les extrêmes ratissent large  : gauches extrêmes, mesures extrêmes, positions extrêmes, politiques extrêmes, décisions extrêmes, droites extrêmes. Critiques extrêmes ? Le mot magique délimite une géographie du mal aux antipodes de toute bienséance moderniste. Forcé d’abjurer ses péchés devant le grand inquisiteur, Bernardo Gui, Remigio de Varagine, dans le Nom de la rose, en appelle aux démons et à tous les princes de l’enfer, écume aux lèvres. Les moines se bouchent alors les oreilles et se tournent ensemble vers Dieu. Il est vrai, nos démons bavent moins que ceux d’hier. On appelle cela sécularisation et progrès. Mais Belzébuth est toujours dans le langage, Belzébuth dit l’extrême.

 

  • Parler des extrêmes, dans cette démonologie à peine voilée, peut effrayer les modérés. Qu’est-ce qu’un modéré ? Un honnête démocrate qui n’aime pas, au Sud,  les régimes totalitaires et dénonce, au Nord, les dictateurs pourchassant les homosexuels. Un démocrate honnête qui se méfie des grandes utopies et défend la liberté de la presse à l’étranger. Un progressiste démocrate qui poursuit le rêve des Lumières et condamne les forces obscures. Un démocrate progressiste qui est sensible à la condition animale sans oublier, bien sûr, celle des pauvres gens dans le métro. Inutile de modérer les curés de campagne ; les curés modérés sont déjà dans nos villes.

 

  • Les modérés hochent la tête face aux extrêmes. Ranger serpillères et minerves braves gens, la sécularisation nous dispense de la bave et du ciel. Pour les modérés du nouveau monde, l’histoire bariolée est une longue marche vers le marron, la couleur du grand mélange tempéré. Oui, mon ami, la merde a de l’avenir. Par-delà le beau et le laid, le sublime ? Par-delà le vrai et le faux, le vérace ? Par-delà le bon et le mal, le fécond ? Mais de quelles extrémités me parles-tu ? Non, par-delà le glacé et le brulant, le tiède. Les saints bouillonnent dans des bains d’huile et les démons glacent les sangs. Les curés modérés aiment, eux, les bains à température ambiante. Ni trop chaud ni trop froid. Ne sont-ils pas des médias tempérés ?

 

  • Un plasticien pourrait, s’il arrive par miracle à échapper aux subventions  de la région Nouvelle Aquitaine, créer une porte de l’extrême sur le modèle de la porte de l’enfer de Rodin. Nous retrouverions alors toutes les figures actuelles de diableries qui font hocher la tête des gens biens, honnêtes modérés et nonettes mondaines. Dans un excellent livre, acheté deux euros sur un marché aux puces, Daniel Arasse constate que le portrait du diable répond, au XV siècle, à des critères très précis inspirés d’éléments variés, des êtres de l’antiquité aux monstres moyen-orientaux en passant par les marginalia médiévaux. Mais il s’agit avant tout d’ordonner le chaos, de lui donner une chair. Le portrait du diable a ainsi une fonction mnémotechnique : se souvenir de ce qu’il faut faire pour éviter l’horreur sacrée. C’est ainsi que le rejet des extrêmes passera toujours par le spectacle exacerbé de sa mise en scène. Combien de reportages, de documentaires, de romans, de bandes dessinées, de politiques fictions sur la montée de l’extrême droite et du fanatisme islamiste ? Autant de diableries à conjurer par le bûcher tiédasse de la modération démocratique et citoyenne. « L’Eglise veut enfin que l’image peinte apprenne au fidèle ce qu’il doit faire. La leçon qu’apporte la figure du diable est aussi paradoxale qu’optimiste  : quelque terrible que soit le Démon, tout chrétien peut le vaincre. »(1) Quelques terribles que soient les extrêmes, tout démocrate modéré peut les rejeter. Car on ne vainc plus, c’est bien trop pénible ; on rejette.

 

  • La montée des extrêmes se mesure à grands coups de sondées. Les pittoresques diableries passent en effet dans les pourcentages. C’est alors qu’apparaît le danger des extrêmes et la cohorte quotidienne des spécialistes experts du grand mal. L’encensoir du vote utile n’est jamais très loin.  Savoir reconnaître au premier coup d’œil un discours extrême fait partie des prérequis pour tout impétrant journaliste. Cela dit, quel organe de presse tempéré aurait l’idée d’envoyer à notre Dame-des-Landes ou à Hénin-Beaumont de jeunes novices incapables de reconnaître la possession de l’extrême là où elle se trouve ? Les démons de l’extrême, comme jadis ceux de Loudun, menacent aujourd’hui la France. Pétitions en ligne, collectifs d’experts, cénacles de curés modérés s’unissent pour lancer des appels à l’exorcisme. J’ai ouï dire que les extrêmes étaient déjà dans Paris. Quelle diablerie !

 

  • Tel est le chemin de croix des nouveaux démocrates : défaire les extrêmes en renonçant à eux-mêmes. La réélection de Jacques Chirac en 2002, avec un score albanais, restera, à ce titre, dans les annales de l’exorcisme. « Votez escroc, pas facho ». La divine prière montait de partout, du fond de la terre, avait l’odeur du foin et du bitume, du cœur aux urnes. Les pourcentages finirent par expulser temporairement le malin. Daniel Arasse note à ce propos : « Le chrétien est quotidiennement confronté à ce choix où la défaite du Diable dépend de sa seule volonté ; chaque jour, le chrétien est, tel Hercule, à la croisée des chemins. » (2) Le modéré démocrate, ce chrétien qui s’ignore, se doit de faire pénitence, d’oublier sa colère, sa vie merdique, ses désirs avortés, d’oublier aussi l’obscène richesse des curés tempérés qui lui servent la messe médiatique à température ambiante. Il doit rentrer en conclave avec lui-même, trouver la force herculéenne et dominicale de repousser, une fois encore, la tentation des extrêmes.  Pour son bien et celui de la nation. Sous peine de souffrir mille maux, il choisira le lieu qui lui ressemble, repoussant le mal plus au Sud, non plus au Nord, enfin bref aux confins du monde. Plutôt accepter d’avaler toutes les couleuvres que de tenter le diable, n’est-ce pas?

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(1) Daniel Arasse, Le portrait du diable, Editions Arkhê, 2009.

(2) Loc. cit.