Ruth Elkrief et le saucisson Aldi

Ruth Elkrief et le saucisson Aldi

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  • Les mêmes qui s’excitent sur le protectionnisme sont les premiers à vérifier, au dos des emballages de viande, si la provenance est française. Ils savent qu’un saucisson de Lacaune n’a rien à voir avec un saucisson de synthèse fabriqué en Pologne et assemblé en Allemagne. Chez Aldi à Clermont-Ferrand (1), au rayon charcuterie, très peu de marques de jambon sont estampillées France. Au magasin Carrefour en face de l’Ecole militaire à Paris, la proportion est inverse. Vous aurez du mal à trouver un saucisson « UE ». Une professeur de lettres bien mise, ayant voté Emmanuel Macron au premier tour, me disait qu’elle n’achèterait jamais de la viande chez Aldi. Elle se fournit chez le boucher du quartier de centre ville où elle habite pour un prix quatre fois plus élevé. Le prix du vote Macron.

 

  • Ceux qui payent la mondialisation dans leur assiette, la concurrence intra-européenne dictée par des lois extra nationales, ne sont pas ceux qui en font la promotion à la télévision. Vous ne les croiserez jamais chez Aldi, vous ne discuterez jamais avec eux au rayon fromages. Il y a trois ans, à Troyes, devant ce même rayon, je discutais avec un ouvrier français d’origine algérienne de la fabrication d’un Chaource « UE ». Il m’expliqua les cadences, la provenance « UE » des produits, les conditions de travail indignes jusqu’à l’estampillage final « UE » en bout de chaîne. C’est lui qui m’interpella en me conseillant de ne pas acheter ce Chaource là mais d’aller plutôt en fromagerie. Il ajouta que c’était cher, qu’il en mangeait rarement mais que son expérience l’avait dégoûté à vie de la fabrication « UE » du fromage.

 

  • Bien sûr cette petite histoire de Chaource, de saucisson Aldi et d’ouvrier dans l’industrie alimentaire est moins excitante, pour les Ruth Elkrief de tous bords, que les grandes considérations sur la liberté d’entreprendre avec Laurence Parisot ou le dernier philosophe de salon. Qui s’intéresse à ce que mangent les petites gens, qui réfléchit aux conséquences directes de la concurrence intra européenne chez ceux qui n’ont pas les moyens d’y échapper ? Ruth Elkrief ? Non, ceux-là font des leçons à longueur de journée, avec les plus puissants moyens de la diffusion de masse, sur la faute morale de l’abstentionnisme ou du vote populiste. Le dicton du soir :

Chaque fois que tu verras un saucisson UE, c’est la gueule de Ruth Elkrief qui te sautera aux yeux.

 

….

(1) « Macron va voir la France rurale, il va à Clermont-Ferrand demain » (BFMTV, le 27 avril).

 

Le front républicain de trop

Le front républicain de trop

chirac[1]

  • Je ne voterai pas le 7 mai. Le pire n’est jamais exclu ? C’est tout à fait vrai.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, à la sortie de l’isoloir, que je devrais, quinze ans après, voter pour une baudruche montée de toutes pièces par une presse aux ordres pour faire barrage à la fille de Jean-Marie Le Pen, je serais certainement aller chercher à la hache mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, que les Etats-Unis allaient envahir l’Irak sur des preuves frauduleuses, dévaster toute une région du monde, mais que je devrais tout de même choisir, contre le Mal,  le pantin de Jacques Attali, grand manitou du gouvernement mondial, je serais aller chercher en hurlant mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, qu’une crise financière allait ruiner, par la cupidité de super millionnaires, des millions d’hommes et de femmes, que l’on allait ensuite renflouer les responsables avec de l’argent public, mais que je devrais tout de même donner ma voix, contre le Mal, à un énarque financier, je serais aller chercher à grands coups de tatanes mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, que l’école publique distribuerait des flyers expliquant aux élèves, dans un langage de boîte de com, qu’ils pourront désormais avoir le bac en six ans, mais que je devrais faire élire, contre le Mal, un pur produit de la com, je serais aller chercher à la masse d’arme mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, que la politique serait réduite à une émission de téléréalité abrutissante, que des helpers outsiders marcheurs gonfleraient dans ce vide abyssal, mais que je devrais tout même voter, contre le Mal, pour leur super manager télé évangéliste, je serais aller chercher à la scie sauteuse mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit, en 2002, que le paysage politique français se résumerait à marcher au centre avec une armée de communicants faisant la promotion du meilleur des mondes pour faire barrage au Mal, je serais aller chercher avec de gros parpaings mon bulletin Chirac dans l’urne.

 

  • Si on m’avait dit enfin, en 2002, que je serais réduit à gueuler ma colère sur un site internet personnel tant le niveau intellectuel de la presse nationale et de l’édition recule aussi vite que la mer monte, je ne m’en serais peut-être jamais remis.

HB

Le silence de Jean-Luc Mélenchon

Le silence de Jean-Luc Mélenchon

La_Loi_du_silence[1]

……………

  • Il est toujours souhaitable de se poser les bonnes questions. Pour quelle raison le silence de Jean-Luc Mélenchon, en vue du second tour de la présidentielle, suscite autant de considérations morales et si peu d’analyses politiques ? C’est que la morale est compatible avec la logique économique en cours. La politique, beaucoup moins. Là encore, nous suivons le modèle américain. A intervalles réguliers, de grandes purges morales médiatiques réactivent l’implacable logique de domination économique et financière. Pour des raisons d’arithmétiques électorales, d’histoire contemporaine, de matraquage médiatique,  de démonologie et j’en passe, post-it Macron est déjà président de la République et il le sait. J’entends aussitôt le philosophe de salon, ton suave et œil de biche :  – vous vous arrangez avec votre conscience. En choisissant de ne pas choisir, ce qui est un choix (relisez Sartre), vous laissez faire à d’autres ce que vous n’assumez pas de faire vous-même. Autrui aux mains sales vous permet de garder votre belle âme propre. D’ailleurs, si tout le monde faisait comme vous, Marine Le Pen, ce que vous ne souhaitez manifestement pas, homme de mauvaise foi, serait élue le 7 mai. Cela contredirait en passant votre premier constat.

 

  • Vous noterez à quel point cette causerie morale nous écarte de la question politique. Jean-Luc Mélenchon ne fait pas la morale de l’info, il n’a rien d’un curé déguisé sous le  maquillage moderniste du philosophe dans le vent ou de l’économiste en vue. Les deux se tiennent aujourd’hui la main pour fournir aux post-it macronisés du nouveau monde leur assise idéologique. Jean-Luc Mélenchon fait de la politique. Cela signifie qu’il cherche à peser, comme d’autres,  sur l’institution de la société, sur ses choix fondamentaux auxquels, abstentionnistes ou pas, nous devrons nous plier car il feront demain – plus sûrement cet été en douce – force de loi. Comme tout politique, il a lu, avec post-it Macron, son Machiavel. Il est aussi stratège. Quelle est donc la meilleure stratégie politique à adopter afin de sortir du jeu de dupe qui consiste à brandir, à intervalles réguliers, l’épouvantail Front national, ce diable utile, afin de ne surtout rien changer (1) ? A côté de cette réflexion politique, virile au sens machiavélien,  les considérations des perruches morales philosophes et autres courtisanes économistes sont de peu de poids. Derrière Jean-Luc Mélenchon, sept millions d’électeurs qui n’ont choisi ni le Front national ni la bouillie Macron servie à des citoyens en coma festif dépassé. Que cette masse d’électeurs soit hétérogène est une chose – toutes les masses le sont – qu’elle puisse être réduite à une broderie morale en est une autre.

 

  • Libération, le lendemain du premier tour, page 3, étale sur une demi page, en gros caractère : « MACRON UN CENTRE ANTI-POISON. Dernier rempart contre le Front national de Marine Le Pen, la météorite d’En marche réussit son pari de se placer au-dessus du clivage gauche-droite. Benoît Hamon et François Fillon ont déjà appelé à faire barrage. » (2) Météorite pour Libération ; fusée pour le Nouvel Obs. La conquête spatiale de Jacques Cheminade n’est finalement pas si loin. Voilà ce que le journalisme « critique » dit de gauche, dans ses pages Idées et Rebonds, propose aujourd’hui à ses tous derniers lecteurs. Mais cette indigence politique et stratégique peut encore compter sur le renfort des perruches philosophes et des courtisanes économistes. Télévision, radio, Internet, show, prime, punchline, tout est bon pour venir au secours d’une presse moribonde.

Le centre anti-poison Macron recrute tous ceux qui feront demain barrage au Mal et aux extrêmes.

 

  • Dans ce contexte, le silence de Jean-Luc Mélenchon est certainement le seul acte politique de cette campagne électorale. Dans cet étau, entre économisme et moraline, toute la difficulté consiste à créer un espace politique autonome. Nombreux seront les fins esprits, armés de quelques arguments, qui railleront cette tentative. Jean-Luc Mélenchon, l’ancien du PS et son gros ego holographique. Les urbains insoumis branchés et leur vote tendance. La horde de cyber activistes et leurs jeux vidéos en ligne. Autant de portraits qui pourraient avoir leur pertinence s’ils n’étaient pas aussi les alliés objectifs d’un processus de dépolitisation en cours, processus qui laisse les mains libres aux pires salopards. Ceux-là ne veulent surtout pas de politique et de la critique qui vient à sa suite. Encore moins d’une philosophie qui fournirait des armes intellectuelles aux âmes perdues de la grande cause mondialiste. Ils veulent, sur toutes les chaînes et à toutes les heures, des moralistes philosophes, ces curés du nouveau monde, et des experts économistes pour faire passer les plats des soubrettes financières au pouvoir. Ils veulent dépasser les vieux clivages, les anciens conflits. Ils veulent la paix des commerces, la soumission  du plus grand nombre et des petites bougies les soirs d’attentat. Marine Le Pen, qui ne brille tout de même pas par son intelligence, est leur allier objectif. Ce sera encore le cas le 7 mai.

 

  • Il est donc temps de savoir ce que nous voulons. Sauver le Bien ou faire de la politique. Baratiner à la radio avec des bribes de Jean-Paul Sartre ou résister tant bien que mal au processus de liquidation en cours en pensant un peu. Faire les malins ou sauver notre peau. On me demandera peut-être quel est mon intérêt, en quoi suis-je concerné par cette résistance, moi qui suis professeur de philosophie dans l’Education nationale. La réponse tient en peu de lignes. Il existe un rapport très étroit entre la philosophie et le politique, un rapport essentiel. Post-it Macron ne me contredira d’ailleurs pas sur ce point, lui qui est passé d’un mémoire sur Machiavel à la commission Attali, d’une pseudo collaboration avec Paul Ricœur au ministère de l’économie et des finances.

 

Sans politique, la philosophie est la morale des curés ; sans philosophie, la politique est l’état de fait des salopards.

……..

(1) Dans la novlangue politique, « en marche » est un jingle pour annoncer la prochaine saison. « A suivre… » marche aussi.

(2) Libération, 24 avril 2017. Pour faire barrage, n’oubliez pas de consulter le Lexique de lepénologie pour le second tour.

 

 

 

La pari des soumis

Le pari des soumis

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  • Après son passage par la commission Attali, cet incontournable gourou de la libéralisation du marché à la sauce américaine, post-it Macron devient, en 2012, membre de la French-American Foundation France. Qu’est-ce donc que cette chose ? En bref, économie dérégulée, mondialisation heureuse et réseaux politico-financiers sur le modèle américain. Commençons par le vote à l’américaine suite à un concours de télé réalité, immense show fait de punchline, de battle et de prime. Organisation d’un spectacle politique intégral et abrutissant, très au-delà des pires cauchemars de Guy Debord. Vient ensuite l’école américaine publique où seuls les établissements performants obtiennent des aides fédérales. Système particulièrement inique qui repose exclusivement sur l’inégalité de richesses des Etats et des villes. La rentabilisation à tous les niveaux. Dois-je rappeler qu’en France des primes sont accordées aux chefs d’établissement « performants » sur des critères aussi aberrants que le taux de redoublement. Vient ensuite la promotion d’une bouillie œcuménique qui ne dérange pas le commerce. Ai-je besoin de rappeler que le Times pris soin de flouter le dessin de Cabu fraîchement assassiné avec ses amis écrivains et dessinateurs dans son journal ? Ce modèle est l’ennemi de ce que nous mettons en valeur lorsque nous parlons de laïcité en France. Peu probable que vous ayez une quelconque analyse du post-it Macron sur ce sujet dans un délai raisonnable. L’usage de mots creux avec des ballons, oui ; la mise en pratique des contradictions que cache cette vacuité, non. J’épargne au lecteur les considérations sur le rapport à la langue, à la culture, à la nourriture qui n’ajoutent rien à l’évidence du constat. Les Macron de tous bords se caractérisent par l’absence totale de critique à l’égard de ce qui vient. Il marchent.  Mais soyez sûrs d’une chose, ce ne sont pas eux qui consommeront en priorité la merde de demain.

 

  • Post-it Macron, sur le modèle de Barack Obama, pourrait durer dix ans. Son charisme de gant de toilette, sa morgue vaselinaire, l’état du corps social risque cependant de poser rapidement problème à la baudruche anesthésiante et à sa suite. A la différence de Jacques Attali, grand chaman des commissions d’actionnaires, je ne prédis pas l’avenir. En particulier quand cet avenir dépend aussi de mon voisin de palier qui prend tous les risques pour transporter de la nourriture sur son vélo branlant pour une poignée d’euros ou de celles de mon ami interne en médecine exploité comme un chien dans des services saturés. Une chose par contre me paraît certaine,

 

Macron sera le président des ignares dominés et des cyniques dominants.

 

  • Toute la question est de savoir si nous nous contentons d’un constat lucide mais désabusé en attendant de nous faire tondre. Je ne parle pas simplement d’une tonte financière. J’ai à l’esprit le mot de Rousseau dans du Contrat social (1762) : « Donnez de l’argent et vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave. » Ce qui pousse un homme à réagir, à lutter, à se dresser ce n’est pas simplement sa feuille de paye. Difficile de savoir si nous sommes individuellement des soumis ou des insoumis. Placer le verbe trop haut, c’est risquer de déchoir dans la pratique.  Cela ne nous empêche pas d’avoir une exigence qualitative en révélant l’imposture là où elle se trouve. Macron est certainement l’imposture la plus manifeste de ces trente dernières années. Ce n’est pas peu dire. Son élection nous renseigne aussi bien sur la déliquescence bien connue de la représentation politique que sur l’efficacité des moyens promotionnels mis en place pour que ça dure. Mais si je devais faire une gueule à mon pire ennemi, cette gueule ne ressemblerait pas à Emmanuel Macron mais à ceux qui n’ont plus de narines pour sentir la mauvaise odeur sous leurs chaussures.

 

  • Le chantage à la conscience qui fleurit ici ou là – votez Macron pour éviter le pire – au-delà de son caractère paternaliste et comique, oublie que la conscience est une infatigable ironie. Les mêmes faux culs qui font des petites chroniques à la radio ou à la télévision pour mettre en garde les imbéciles contre la montée des autocrates, espèrent aujourd’hui que le champion du vide qui les fait vivre sera élu avec un score de dictateur et une participation stratosphérique. Eux animent sans trop y croire la grande dépression collective. Pendant ce temps, d’autres tentent joyeusement des coups. C’est à se demander qui parie sur le pire.

L’indigence spirituelle des « élites » du nouveau monde

L’indigence spirituelle des « élites » du nouveau monde

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  • Le vote de classe économique en faveur d’Emmanuel Macron est synonyme de misère pour les uns, d’indigence spirituelle pour les autres. Le cadrisme – à ne surtout pas confondre avec le castrisme – consiste à s’adresser à une frange de la population qui, sans être pauvre, se sent menacée par une néopaupérisation, la paupérisation des pas encore pauvres. David Brooks, auteur de Bobos In Paradise: The New Upper Class and How They Got There, dans un article du New York Times du 12 janvier 2003, Pourquoi les classes moyennes votent comme les gens riches, relate un sondage commis par le Times Magazine. A la question posée de savoir si l’individu questionné fait partie des 1% les plus riches, 19 % répondent par l’affirmative et encore 20% pensent y parvenir un jour. Voilà pour le vivier électoral du micro post-Obama et l’étrange leçon d’arithmétique.

 

  • Ce qui compte finalement, c’est de penser qu’on y est ou qu’on va y être quitte à se soumettre aux pires servilités du travail performance. C’est ainsi que la représentation induite par 1% des plus riches mobilise environ 40% de l’électorat, un coussinet confortable nourri par l’indigence intellectuelle des cadres elle-même entretenue par un système de formation rempli d’air. En clair : pour se sentir moins pauvre, il faut toujours aller dans le sens des plus riches. Se sentir et non pas être. Il en va de tout un imaginaire matérialiste dégradé  qui oriente en profondeur les affects politiques. Le cadrisme fonctionne selon les lois éprouvées de la fricologie : plus y a de fric pour les uns, plus y aurait de fric à venir pour les autres. Le cadrisme et son espoir de SMIC cadre, salaire minimum d’insertion cadriste.

 

  • Ne reste plus au cadriste qu’à allumer son ordinateur le matin en rêvant de faire bientôt partie des 1%. Lucide et réaliste, vous entendrez son rire de hyène affamée lorsqu’ils entend le mot utopie. La réalité est moins réjouissante. Encore faut-il, dans l’attente d’en être, qu’il supporte le souffle d’air qui traverse sa boîte de com, qu’il résiste aux monceaux de vacuité qui le font vivre. Son ennui à l’after work, sa conscience parfois lucide de dépressif communicant, tout cela bien sûr n’entre pas en considération dans la grande marche vaine d’Emmanuel Macron. Mais le monde est bien fait. L’excroissance tératologique de sa liberté cybernétique, la contemplation onanistique de ses performances et la pauvreté de sa culture suffiront à le faire tenir encore un peu.

 

  • Je laisse notre bonhomme à sa marche infernale vers le vide pour en revenir au fond du problème. Si vous additionnez toute la glose journalistique sur les dangers d’un castrisme à la française ce dernier mois, vous sauriez pris de nausée. La progression de Jean-Luc Mélenchon dans les différentes sondées fut en cela un révélateur ironique de cette doxa défensive. Vertige du copier-coller. En comparaison, rien ou si peu sur le cadrisme dont les effets sur nos vies sont autrement plus inquiétants. Mais avant de crier au complot, réfléchissons bien à la convergence aujourd’hui des cursus de formation des cadres, des journalistes, des décideurs, de cette fameuse « élite ». Alain Finkielkraut, illisible pour une large majorité de ces sous-éduqués, a raison de porter le fer contre ce que devient l’école et l’université, cette crise de la culture qui, à défaut d’être sérieusement pensée, revient à intervalles réguliers comme sujet d’animation et de causeries mondaines.

 

  • Les rencontres que j’ai pu faire avec cette soi-disant « élite » m’ont plus instruit que la lecture de Karl Marx. Pressée par le temps, sommée de répondre instantanément à la médiocrité marchande dans des délais toujours plus improbables, constamment greffée aux machines, cette classe assez disparate quant à la condition économique – ne confondons pas le pigiste esclave du maître patron de presse – barbotte dans un bain idéologique somme toute assez homogène. Cela n’exclut pas les singularités, elles existent, mais on ne pense pas avec des portraits chinois. L’indigence spirituelle de ce bain est flagrante. Ce « cyber bétail de la neurocratie » (1) est plus ou moins riche, plus ou moins visible, plus ou moins bankable – mot abjecte qui résume à lui seul toute l’étendue de la misère. Il n’en reste pas moins vrai qu’il accepte de se soumettre – y compris dans ses couches les plus hautes. A ceux qui verront dans Emmanuel Macron un vainqueur, n’oubliez pas le degré de soumission et de servilité morale dont il faut faire preuve pour représenter aussi vite les intérêts d’une telle « élite ».

Macron n’est autre que le You Porn du politique. Rien de plus.

 

  • Mais l’enthousiasme pour la soumission s’effrite. Tout d’abord chez ceux dont la marche en  avant est simplement synonyme de misère sociale et économique. Ces hommes et ces femmes sont pris dans un avenir collectif détruit par la volonté des cas particuliers de l’espèce. Lucidement, la souffrance restant un chemin assez sûr pour accéder au vrai, ils quittent l’indigente marche en s’accrochant politiquement à ce qu’il trouve dans ce grand naufrage de l’homme. Condamneriez-vous celui qui s’accroche à une branche pourrie à défaut de trouver une embarcation digne de ce nom ? Mais l’enthousiasme disparaît aussi chez ceux qui ne veulent plus du travail performance, ceux qui respirent de la merde, mangent du plastique, refusent de lire des  crétineries bankable et de voir leurs enfants éduqués par des imbéciles en marche qui communiquent. S’il s’agit là de votre définition du bobo utopiste qui n’a pas encore entendu parler de la fin de l’Histoire, j’en suis. Et après, on fait quoi ?

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  • Les français peints par eux-mêmes fut un des grands succès de librairie au XIX eme siècle. Ce réalisme social n’est pas exempt de cruauté. La peinture y est féroce, les illustrations magnifiques. Les merdeux en marche cyber connectés figureraient en bonne place dans un projet qui pourrait s’inspirer de ce grand travail de peinture sociale.  Je lance l’idée. Une bonne plume pourrait même croquer leur vide spirituelle, leur soumission moderniste et leur néo-servilité dans un même trait.  Le texte pourrait être réjouissant. Voici la première bulle :

« Le choix de notre génération, c’est de poursuivre le rêve des Lumières parce qu’il est menacé. »

Macron, 19 avril 2017, Nantes.

…….

(Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, 1998)

La critique insoumise

La critique insoumise

l empire du bien_phillipe_muray[1]

« L’Empire du Bien triomphe. Il est urgent de le saboter. »

Philippe Muray

…….

Dimanche 23 avril, 23h54

  • Le sentez-vous gonfler, le sentez-vous s’agréger de toutes les bonnes volontés, de toutes ces petites bougies qui scintillent. Regardez-le s’épandre, se rassembler le plus largement possible pour une belle victoire le 4 mai 2017. Chacune et chacun y aura sa place. Aucun perdant. Considérez maintenant cette évidence : le choix du Bien et de son Empire.

 

  • Jean-Luc Mélenchon n’appelle  pas, ce soir, à voter Emmanuel Macron contre Marine Le Pen. Outrage. Les mêmes qui le désignaient comme nouveau tribun populiste sud américain la veille s’insurgent, le lendemain, contre ses silences coupables quand il s’agit de dire à la masse ce qu’elle doit penser. Le journaliste insiste :  – « on notera que Jean-Luc Mélenchon n’appelle pas à voter pour Emmanuel Macron ». L’intéressé c’était pourtant exprimé sur le sujet quelques jours avant : « Une chaise ou un banc serait mieux élue qu’elle dans ce pays ». Marine Le Pen ne sera pas élue dans quinze jours. Elle sera nettement battue et tout le monde le sait. Je veux dire tous ceux qui savent comment ça marche. Le journaliste qui note le propos coupable de Jean-Luc Mélenchon, propos qui ne changera strictement rien au résultat final, en fait partie lui aussi.

 

  • Par conséquent, la seule question un peu sérieuse à se poser ce soir, la question que s’est peut-être posée Jean-Luc Mélenchon en rédigeant son allocution, est très simple. Comment combattre l’Empire du Bien ?  Avec elle, cette autre : comment exister dans un espace critique et politique qui réduit toute pensée à un choix binaire ? Une troisième question, liée aux deux autres : que faut-il faire face aux robots journalistes qui vous somment en direct de prendre le parti du Bien ? Jean-Luc Mélenchon ne peut pas dire que l’élection est réglée. S’il le faisait, c’est-à-dire s’il disait tout haut ce que tout le monde sait ce soir, il deviendrait aussitôt l’ennemi, y compris pour une partie de son mouvement politique. Il détruirait le pacte tacite, le jeu de dupe qui consiste à rappeler en toute circonstance que nous devons défendre le Bien et combattre le Mal.

 

  • A côté de Marine Le Pen, la téléréalité politique, c’est le Bien. La fabrication expresse d’une baudruche médiatique, c’est encore le Bien. Les robots journalistes, le Bien. L’information en continue des zombies communicants, le Bien, encore le Bien. La continuation des ordres de domination, c’est toujours le Bien. Alors Jean-Luc Mélenchon, toujours sommé de répondre, s’en remet à une consultation fumeuse sur une plateforme d’échanges, une énième participation interactive. Ce en quoi il retombe dans la logique de l’Empire du Bien en ratant la cible. Non pas qu’il ne sache pas exactement où elle se trouve mais parce que sa position de politique lui interdit de la viser. Limite de ce qu’il peut. Le problème n’est pas de faire barrage au front national avec tous les petits castors serviles de l’information politique. Le Bien d’un côté, autrement dit ce qui doit être ; le Mal de l’autre, autant dire ce qui ne sera jamais. Car l’astuce consiste justement à faire croire que le Mal est ailleurs, potentiel, toujours différé. Imaginez un instant que Jean-Luc Mélenchon ait pris la parole mais en ces termes :

« Les gens, nous savons, vous et moi, qu’Emmanuel Macron sera le prochain président de la République française. La question de savoir si je vais donner une consigne de vote est une farce dont je vous dispense. Que je le fasse ou pas, Emmanuel Macron est déjà président de la République. Pensez-vous une seule seconde, les gens, qu’une logique promotionnelle capable de créer en un an de toute pièce un Emmanuel Macron ait besoin de mes consignes de vote pour triompher dans quinze jours ?

La question est plutôt de savoir pourquoi demain les castors serviles de l’information politique, de sous-entendus en accusations franches, me déverseront, sans autres formes de procès, dans le camp du Mal ? Répondre à cette question, c’est aussi comprendre comment une baudruche ventriloque peut devenir en France, pays supposé de la liberté de pensée et de la critique, président en un an. Répondre à cette question, c’est faire de la politique au sens noble.

Quinze ans après, nous en sommes toujours au même point. Après la énième crise financière – la suivante étant toujours plus raide que la précédente -, après l’invasion américaine de l’Iraq jusqu’à la cancérisation du terrorisme islamiste, les centaines de morts, après Uber and co : choisir le parti du Bien pour faire barrage au parti du Mal. A ce chantage inventé par la gauche divine, à cette même gauche divine qui a choisi son champion, nous ne pouvons répondre que par le mépris.

Vous connaissez Philippe Muray ? Ecoutez : « Le Bien a toujours eu besoin de Mal, mais aujourd’hui plus que jamais. Le faux Bien a besoin d’épouvantails ; moins pour les liquider, d’ailleurs, que pour anéantir, à travers eux ou au-delà d’eux, ce qu’il pourrait rester encore, de part le monde, d’irrégularités inquiétantes, d’exceptions, de bizarreries insupportables, enfin les vrais dangers qui le menacent, quoique l’on en parle pas. » Qu’en pensez-vous ? Je dois vous dire que ce Muray est étiqueté réactionnaire de droite et qu’il est devenu, juste après sa mort- comme de juste – un amuse-bouche critique pour les mondains qui font barrage au Mal avec tous les petits castors. Et alors ? Cet Empire du Bien qui fait tant de mal aux irrégularités inquiétantes a trouvé hier soir une nouvelle baudruche en la personne d’Emmanuel Macron. Une nouvelle baudruche et une multitude de petits robots pour lui donner un corps politique. Alors que faire ? Se résigner, accepter de ne pas juger et de marcher avec les zombies du Bien ?  Ou mettre en place des stratégies critiques et politiques de sabotages ? » 

  • Ceux qui dénoncent le système médiatique dans son ensemble font fausse route. Les rusés sont assez habiles pour démontrer qu’un tel système n’existe pas. Non, ce qu’il faut c’est poursuivre le travail et montrer concrètement qu’un certain type de discours ne trouve aucun relais chez ceux qui fabriquent l’opinion de l’homme moyen. De ce point de vue, ma génération, que je connais sur le bout du clavier, a totalement démissionné. Soit elle se vautre dans la communication d’ambiance, soit elle cultive son petit jardin égotique, soit elle regarde d’un œil cynique la catastrophe en cours. Une autre voie est possible, celle de la résistance, le maquis puisque nous sommes à l’heure des clins d’œil nationaux. Philippe Muray avait compris une chose très simple mais douloureuse. Face à l’Empire du Bien, notre destin sera le terrorisme spirituel. Lui appelait cela ses exorcismes. Par la seule force de l’esprit, l’idée consistera à créer des relais critiques sur lesquels d’autres pourront trouver la force de s’appuyer. Nous ne serons pas payés en honneurs dans le grand barnum du spectacle. Et alors ? Nous serons quasi imperceptibles mais lus avec l’attention de ceux qui restent une fois la lessive essorée.

 

  • Jean-Luc Mélenchon s’arrête en chemin. Non pas qu’il soit défaillant mais pour la simple raison qu’il ne peut pas faire seul le chemin qui mène de la contestation politique d’un ordre de domination au renversement de cet ordre. A moins de se muer en autocrate. Il lui faut des relais intellectuels et pas simplement des gamers qui le mettent en scène dans un jeu vidéo. S’il y avait sur les plateaux de télévision, dans les médias, dans les différents organes de presse des journalistes, des critiques, des intellectuels libres d’écrire et de penser, le discours fictionnel que je viens de rédiger serait accessible au plus grand nombre et les thèses de Philippe Muray ou de Jean Baudrillard ne seraient pas simplement réservées à une petite élite parisienne (1) qui, s’en être dupe, n’a aucun intérêt à éventer ses petits secrets de fabrication, sa cuisine maison. Oui, c’est aussi à toi que je m’adresse Raphaël Enthoven, toi qui cite Muray dans ton dernier livre.

Il va de soi que dans cet autre monde, un Emmanuel Macron n’aurait aucune chance d’accéder à la présidence de la République.

………….

(1) Résultats à (97% des bulletins dépouillés) : 35% 26% 19,5% 10% 5%

Lettre à un ami philosophe dans la tourmente

Lettre à un ami philosophe dans la tourmente pawn[1]

Cher Philippe,

  • Quelque part vers la fin, nous enseignons tous deux la philosophie dans des lycées publics français. Nous partageons le goût des textes et de la dispute. Nous nous confrontons tous deux aux vertiges tragi-comiques de la transmission des idées dans une institution qui consume à petit feu ce qui reste de résistance spirituelle. Je dis bien spirituelle, oui. Tu as raison, nous n’aurons pas mené « une vie de tricheurs, de fossoyeurs de l’esprit, de vendeurs de pacotille, de girouettes sans épine dorsale, de ventriloques de la doxa. » Il y a, je te l’accorde, plusieurs façons de résister. La critique n’a aucun privilège en ce domaine.

 

  • Coincés, victimes et complices de la perfectibilité de l’homme, que pouvons nous faire si ce n’est repousser l’heure de l’écrasement ? L’heure viendra mais avant nous aurons fait passer l’essentiel en contrebande. La philosophie comme patrimoine n’existe pas. Chaque époque doit réinventer les moyens de sa lutte, celle de l’esprit contre la matière. Peu importe l’échec. Il fait partie de la transmission. Rien d’inédit. Ceux qui transmettent veulent aussi leur propre fin. Pour cette raison, il sont inaccessibles à ceux que tu appelles « les nabots serviles du consentement ». Ceux-là partiront avec eux-mêmes.

 

  • Le grand mépris et le grand rire. Le grand mépris pour les mauvais lecteurs qui ne savent pas lire entre les lignes. Ils ignorent que les voies de l’homme passent toujours dans leur dos. Le grand mépris pour les âmes grises qui affectent la gravité pour masquer leur impuissance. Ils oublient que nous les quitterons en souriant. Le plus grand mépris pour les satisfaits et les établis. Je les vois déjà pourrir sur pieds. Aux échecs, tu m’as appris que pour créer du jeu il fallait lâcher du matériel. Que pouvons-nous offrir sans lâcher ? Réputations, honneurs et contentement de soi ? La plus belle partie serait de lâcher tous les pions.

 

  • Te voilà sommer de répondre devant des sourds. Deviens sourd toi-même. Nous encaissons les coups pour préserver ceux qui les donnent. Il faut aussi aider le faible. Combien de fois ai-je retenu mes mots. Je savais qu’en face il n’y avait déjà plus un homme mais une ombre qui se dissiperait au premier rayon de soleil. Il faut aussi savoir utiliser les ressources cosmiques. C’est sagesse. Continue de faire ce que tu fais, une ironie plus loin, avec un pion de moins encore. Continue de lâcher du matériel.

 

  • Réjouissons-nous plutôt de pouvoir encore révéler la bêtise, cette vulgarité que Jacques Brel appelait la mauvaise fée du monde. Le jour où cette vilaine sorcière nous épargnera, il sera temps de prendre congé. Ce jour, la matière aura eu raison de nous. D’autres viendront. Ma seule obsession, la tienne, c’est de les mettre en garde contre eux-mêmes. Les sans esprits, tous les autres, sont la matière de notre plus grand rire. Et ce n’est pas fini.

 

  • Courage cher Philippe, après des siècles de génuflexions, nous sommes enfin redevenus grecs mais ils ne le savent pas encore.

 

 

La jouissance terroriste

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« Face au totalitarisme islamiste, il faut construire un mur intellectuel et moral. »

François Fillon, 21 avril 2017

………….

  • Un esprit athée ou agnostique, indifférent au sens large, aura toujours du mal à saisir ce que peut la croyance en Dieu. Celle-ci n’est à ses yeux qu’une illusion. Rapportés à ses catégories de jugement, les décrets divins ne pèsent pas lourd. Les croyances témoignent pour lui de la faiblesse humaine, certainement pas de sa puissance. Sa tolérance est une grâce adressée à la crédulité. Le combat a été mené de longue date et l’obscure divagation réduite à une place circonscrite encadrée par la loi. L’explication ? Frustration, compensation, impuissance.  Les analyses sont connues, les critiques philosophiques disponibles en livres de poche. Evidence de la théorie devenue une somme de lieux communs. Qui a encore envie de lire une critique des croyances en Dieu, de radoter cent fois les mêmes poncifs éculés ? Je ne vois que l’hédoniste de grandes surfaces et son lectorat d’arrière-garde. Dieu est la projection de l’homme dans le ciel, Dieu est la compensation d’un délaissement infantile, Dieu est le shit du peuple etc.

 

  • Une certaine vulgate marxiste prospère encore. La frustration se développe sur les inégalités sociales et économiques. Les hommes compenseraient leur impuissance réelle en se tournant vers des fétiches. Apparition du sentiment religieux et de ses illusions maléfiques. Conclusion : augmentez le PIB de deux points et vous verrez aussitôt reculer les fous de Dieu. Illustration de l’économisme ambiant que décrivait parfaitement Bernard Maris assassiné le 7 janvier 2015. Le pouvoir d’achat et la croissance, solutions contre le terrorisme ? Oye mes braves. La logique du terrorisme serait parfaitement soluble dans notre mode de développement économique. Mieux, la preuve absolue que le travail reste à faire, qu’il faut aller plus loin encore. C’est donc à nous – analystes, économistes, philosophes, critiques, intellectuels, journalistes, sociologues, écrivains, bonnes âmes – de lui donner un sens, de l’intégrer. L’intégriste ne laisse rien sur le bord du chemin, il ramasse et assimile tout. C’est justement ce que fait le processus de globalisation en cours : il avale et digère. Aucune signification ne doit pouvoir lui résister. Terrorisme compris.

 

  • Les terroristes promettent la mort. « Nous aimerons plus la mort que vous aimez la vie ». La preuve, nous sommes prêts à mourir pour elle. Nihiliste celui qui croit aux valeurs toutes faites comme s’il existait un stock de valeurs disponibles à restaurer. D’où la sotte idée quantitative, le vain projet : remettons des valeurs au cœur de la République, au centre de l’école. Logique de capitalisation et d’exploitation du patrimoine national, accumulation de valeurs, de plus-value axiologique, chaises musicales de la quantité. 300 heures de valeurs supplémentaires dans le parcours de l’élève citoyen pour replâtrer, avec « un mur intellectuel et moral », la conscience nihiliste de ces jeunes de France en mal de repères. Une éducation en béton armé nous est promise.

 

  • C’est bien plutôt Eros qui est en jeu dans cette logique de mort.  « A la fin de l’histoire, nous banderons encore et pas vous – importance fondamentale de la dimension érectile dans le délire. Nous banderons plus que vous, c’est une certitude. Notre Dieu, et son cri de guerre orgasmique, est bien plus grand que vos godes géants merdeux ». Mourir pour une cause, fut-elle absurde et insensée, transcende la vie. Le discours sur les valeurs arrive toujours trop tard. Les valeurs, les bonnes, sont de notre côté. Nous les avons accumulé avec le temps, nous pouvons les délivrer, les transmettre, les inscrire aux programmes, en faire des autocollants et des vignettes. Journée nationale de la valeur, de la République et de la laïcité, comme il y a la journée du câlin ou de la femme. « Je suis Charlie ». Alors-là, respect mon ami. Les valeurs sont notre richesse et notre patrimoine, comme les toits en ardoises et les pigeonniers méridionaux. Les partager, ensemble, les couper en huit comme on coupe un cake. Pas d’exclus. A chacun sa bonne ration, à égalité avec le voisin. Epicerie citoyenne universelle.

 

  • Comment rendre la vie plus bandante que la mort ? Voilà le grand défi. Cela n’a rien à voir avec la brocante des valeurs, cette quincaillerie philosophique déprimante. Et la question ne se pose pas simplement pour le terrorisme. Anémie, fatigue, morbidité sociale, dépression collective, résignation, démoralisation. La littérature n’y échappe pas. Houellebecq m’emmerde. Ces récits sexuels de dépressif postmoderne m’assomment. Les mémoires de sa bite me dépriment. Je sors de là lessivé, cuis, exténué. Comprendre ainsi que le nihilisme esthétisant est une invention qui a fait son temps, une tocante historique usée. Corbeille. Ce qui arrive nous y oblige. Sous le gode géant avant qu’il ne dégonfle, le petit doigt en l’air et le cul pincé dans Libération : « l’art contemporain a-t-il une valeur? » 

 

  • « Nous aimerons plus la mort que vous aimez la vie ». Il doit certainement être question de volonté de puissance derrière cette formule réduite. Combien de produits cinématographiques, et cela depuis des décennies, se complaisent dans la mort bandante, la tuerie trique, le carnage érectile. Pour les moins phallocrates, le massacre sexy cool. L’ultra-violence ( la formule d’époque)  d’Orange mécanique s’est transformée, avec le temps, en une petite mandarine confite. La jouissance terroriste commence par des films de propagande faisant l’apologie, avec force ralentis et 3D, d’une violence scénarisée sans limite. La décapitation qui horrifie n’est pas une menace mais une page de pub : « regardez mes frères, ici on le fait vraiment, c’est cool. Arrêtez de vous branler sur vos jeux de guerre, de vous exciter la nouille avec vos affiches et vos simulacres, de vous astiquer le manche de la console. Bienvenue dans la vraie vie, celle du passage à l’acte ». Les zombies numérisés sont conviés à en être, suprême fantasme que celui de la réalisation pour les frustrés de la société du spectacle intégral.

 

  • « Bien sûr nous risquons la mort en retour », poursuit l’égorgeur dialecticien, « mais rappelez vous Hegel : celui qui craint la mort est esclave de celui qui ne la craint pas. Nous sommes dialectiquement un cran plus loin que vous, nous réalisons vos simulacres de bas niveaux et de faibles intensités. Et c’est en cela que nous vous castrons radicalement, en vous rappelant que votre jouissance morbide a tout de la saccarine. Crânes rasés, vociférations grégaires, parqués, vous batifolez dans ces jardins d’enfants. Nous vous proposons le désert du réel en lieu et place de vos  parcs à simulacres, de votre quincaillerie irréaliste. Si vous kiffez déjà le pour de faux vous allez surkiffer le pour de vrai. »

 

  • Il va de soi que la promotion de cette jouissance terroriste New Age a remplacé la théorisation par la terrorisation, nettement plus directe et efficace. Nul besoin d’un Hegel pour mettre à jour les ressorts pulsionnels de l’engagement. Cela fait déjà belle lurette que nous faisons l’économie de comprendre ce que nous faisons, de penser ce qui nous arrive. Kiffes-tu Assasin’s Creed PS 3 ? Kiffes-tu Sniper’s World VII ? Tu vas surkiffer le Djihad. Voilà qui est largement suffisant comme mobile. Kiffer vs. surkiffer. Pas besoin de Marx, la vieille buche. D’ailleurs nous le savons tous, des psycho-pédagogues expliquent cela très bien, l’écart entre le simulacre et le réel est immense, infranchissable. La petite mandarine surconfite de l’ultra violence aurait même, paraît-il, une vertu sociale. Elle canaliserait, avec le bon dosage, les pulsions morbides – comme si les pulsions étaient là, identiques à elles-mêmes, de toute éternité, en 1848, 1945, 2017. Nous devons y croire. D’ailleurs, avons-nous vraiment le choix ?

 

  • Il faut être bien peu dialecticien pour penser que l’histoire revient sur ses pas, qu’elle peut faire machine arrière. Cette nouvelle forme de jouissance terroriste, ce pouvoir de séduction aux moyens inédits, ce tropisme morbide qui a fait de l’horreur son média, n’est certainement pas un retour en arrière. Comme si les guerres de religion refaisaient surface. Il s’agit d’un approfondissement non d’une inflexion. Nous sommes simplement un cran plus loin. Rendre la vie plus bandante que la mort ? Que faisons-nous de nos pulsions ? Vieux problème nietzschéen : que devient la volonté de puissance sans discipline ? Discipliner les pulsions plutôt que les déchaîner, ce vieux problème de civilisation. La nôtre en est-elle encore capable ? Quelle discipline ? Proposez-vous un point de vue d’en haut, vertical ? Une éducation pulsionnelle novatrice ? Je crains qu’un tel projet n’entre en contradiction frontale avec notre modèle de développement économique. Si l’Etat a toujours le monopole de la violence légitime, le marché n’a-t-il pas celui de la bandaison légitime ? Une question de croissance.

Belzébuth dit l’extrême

Belzébuth dit l’extrême

1200px-Court_jester_stockholm[1]« Tel est l’ordre de bataille que je donnerai à la brigade de gauche, c’est-à-dire à la moitié de l’armée. »

Nicolas Machiavel, L’art de la guerre.

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  • Toutes les extrémités se ressemblent. C’est bien connu. Ne vois-tu pas pourtant quelques différences, Ruth Elkrief, entre le gros orteil et les narines, le majeur et le bout du gland, la pointe des seins et les vilains cors aux pieds ? Les extrêmes ratissent large  : gauches extrêmes, mesures extrêmes, positions extrêmes, politiques extrêmes, décisions extrêmes, droites extrêmes. Critiques extrêmes ? Le mot magique délimite une géographie du mal aux antipodes de toute bienséance moderniste. Forcé d’abjurer ses péchés devant le grand inquisiteur, Bernardo Gui, Remigio de Varagine, dans le Nom de la rose, en appelle aux démons et à tous les princes de l’enfer, écume aux lèvres. Les moines se bouchent alors les oreilles et se tournent ensemble vers Dieu. Il est vrai, nos démons bavent moins que ceux d’hier. On appelle cela sécularisation et progrès. Mais Belzébuth est toujours dans le langage, Belzébuth dit l’extrême.

 

  • Parler des extrêmes, dans cette démonologie à peine voilée, peut effrayer les modérés. Qu’est-ce qu’un modéré ? Un honnête démocrate qui n’aime pas, au Sud,  les régimes totalitaires et dénonce, au Nord, les dictateurs pourchassant les homosexuels. Un démocrate honnête qui se méfie des grandes utopies et défend la liberté de la presse à l’étranger. Un progressiste démocrate qui poursuit le rêve des Lumières et condamne les forces obscures. Un démocrate progressiste qui est sensible à la condition animale sans oublier, bien sûr, celle des pauvres gens dans le métro. Inutile de modérer les curés de campagne ; les curés modérés sont déjà dans nos villes.

 

  • Les modérés hochent la tête face aux extrêmes. Ranger serpillères et minerves braves gens, la sécularisation nous dispense de la bave et du ciel. Pour les modérés du nouveau monde, l’histoire bariolée est une longue marche vers le marron, la couleur du grand mélange tempéré. Oui, mon ami, la merde a de l’avenir. Par-delà le beau et le laid, le sublime ? Par-delà le vrai et le faux, le vérace ? Par-delà le bon et le mal, le fécond ? Mais de quelles extrémités me parles-tu ? Non, par-delà le glacé et le brulant, le tiède. Les saints bouillonnent dans des bains d’huile et les démons glacent les sangs. Les curés modérés aiment, eux, les bains à température ambiante. Ni trop chaud ni trop froid. Ne sont-ils pas des médias tempérés ?

 

  • Un plasticien pourrait, s’il arrive par miracle à échapper aux subventions  de la région Nouvelle Aquitaine, créer une porte de l’extrême sur le modèle de la porte de l’enfer de Rodin. Nous retrouverions alors toutes les figures actuelles de diableries qui font hocher la tête des gens biens, honnêtes modérés et nonettes mondaines. Dans un excellent livre, acheté deux euros sur un marché aux puces, Daniel Arasse constate que le portrait du diable répond, au XV siècle, à des critères très précis inspirés d’éléments variés, des êtres de l’antiquité aux monstres moyen-orientaux en passant par les marginalia médiévaux. Mais il s’agit avant tout d’ordonner le chaos, de lui donner une chair. Le portrait du diable a ainsi une fonction mnémotechnique : se souvenir de ce qu’il faut faire pour éviter l’horreur sacrée. C’est ainsi que le rejet des extrêmes passera toujours par le spectacle exacerbé de sa mise en scène. Combien de reportages, de documentaires, de romans, de bandes dessinées, de politiques fictions sur la montée de l’extrême droite et du fanatisme islamiste ? Autant de diableries à conjurer par le bûcher tiédasse de la modération démocratique et citoyenne. « L’Eglise veut enfin que l’image peinte apprenne au fidèle ce qu’il doit faire. La leçon qu’apporte la figure du diable est aussi paradoxale qu’optimiste  : quelque terrible que soit le Démon, tout chrétien peut le vaincre. »(1) Quelques terribles que soient les extrêmes, tout démocrate modéré peut les rejeter. Car on ne vainc plus, c’est bien trop pénible ; on rejette.

 

  • La montée des extrêmes se mesure à grands coups de sondées. Les pittoresques diableries passent en effet dans les pourcentages. C’est alors qu’apparaît le danger des extrêmes et la cohorte quotidienne des spécialistes experts du grand mal. L’encensoir du vote utile n’est jamais très loin.  Savoir reconnaître au premier coup d’œil un discours extrême fait partie des prérequis pour tout impétrant journaliste. Cela dit, quel organe de presse tempéré aurait l’idée d’envoyer à notre Dame-des-Landes ou à Hénin-Beaumont de jeunes novices incapables de reconnaître la possession de l’extrême là où elle se trouve ? Les démons de l’extrême, comme jadis ceux de Loudun, menacent aujourd’hui la France. Pétitions en ligne, collectifs d’experts, cénacles de curés modérés s’unissent pour lancer des appels à l’exorcisme. J’ai ouï dire que les extrêmes étaient déjà dans Paris. Quelle diablerie !

 

  • Tel est le chemin de croix des nouveaux démocrates : défaire les extrêmes en renonçant à eux-mêmes. La réélection de Jacques Chirac en 2002, avec un score albanais, restera, à ce titre, dans les annales de l’exorcisme. « Votez escroc, pas facho ». La divine prière montait de partout, du fond de la terre, avait l’odeur du foin et du bitume, du cœur aux urnes. Les pourcentages finirent par expulser temporairement le malin. Daniel Arasse note à ce propos : « Le chrétien est quotidiennement confronté à ce choix où la défaite du Diable dépend de sa seule volonté ; chaque jour, le chrétien est, tel Hercule, à la croisée des chemins. » (2) Le modéré démocrate, ce chrétien qui s’ignore, se doit de faire pénitence, d’oublier sa colère, sa vie merdique, ses désirs avortés, d’oublier aussi l’obscène richesse des curés tempérés qui lui servent la messe médiatique à température ambiante. Il doit rentrer en conclave avec lui-même, trouver la force herculéenne et dominicale de repousser, une fois encore, la tentation des extrêmes.  Pour son bien et celui de la nation. Sous peine de souffrir mille maux, il choisira le lieu qui lui ressemble, repoussant le mal plus au Sud, non plus au Nord, enfin bref aux confins du monde. Plutôt accepter d’avaler toutes les couleuvres que de tenter le diable, n’est-ce pas?

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(1) Daniel Arasse, Le portrait du diable, Editions Arkhê, 2009.

(2) Loc. cit.