La critique insoumise
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« L’Empire du Bien triomphe. Il est urgent de le saboter. »
Philippe Muray
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Dimanche 23 avril, 23h54
- Le sentez-vous gonfler, le sentez-vous s’agréger de toutes les bonnes volontés, de toutes ces petites bougies qui scintillent. Regardez-le s’épandre, se rassembler le plus largement possible pour une belle victoire le 4 mai 2017. Chacune et chacun y aura sa place. Aucun perdant. Considérez maintenant cette évidence : le choix du Bien et de son Empire.
- Jean-Luc Mélenchon n’appelle pas, ce soir, à voter Emmanuel Macron contre Marine Le Pen. Outrage. Les mêmes qui le désignaient comme nouveau tribun populiste sud américain la veille s’insurgent, le lendemain, contre ses silences coupables quand il s’agit de dire à la masse ce qu’elle doit penser. Le journaliste insiste : – « on notera que Jean-Luc Mélenchon n’appelle pas à voter pour Emmanuel Macron ». L’intéressé c’était pourtant exprimé sur le sujet quelques jours avant : « Une chaise ou un banc serait mieux élue qu’elle dans ce pays ». Marine Le Pen ne sera pas élue dans quinze jours. Elle sera nettement battue et tout le monde le sait. Je veux dire tous ceux qui savent comment ça marche. Le journaliste qui note le propos coupable de Jean-Luc Mélenchon, propos qui ne changera strictement rien au résultat final, en fait partie lui aussi.
- Par conséquent, la seule question un peu sérieuse à se poser ce soir, la question que s’est peut-être posée Jean-Luc Mélenchon en rédigeant son allocution, est très simple. Comment combattre l’Empire du Bien ? Avec elle, cette autre : comment exister dans un espace critique et politique qui réduit toute pensée à un choix binaire ? Une troisième question, liée aux deux autres : que faut-il faire face aux robots journalistes qui vous somment en direct de prendre le parti du Bien ? Jean-Luc Mélenchon ne peut pas dire que l’élection est réglée. S’il le faisait, c’est-à-dire s’il disait tout haut ce que tout le monde sait ce soir, il deviendrait aussitôt l’ennemi, y compris pour une partie de son mouvement politique. Il détruirait le pacte tacite, le jeu de dupe qui consiste à rappeler en toute circonstance que nous devons défendre le Bien et combattre le Mal.
- A côté de Marine Le Pen, la téléréalité politique, c’est le Bien. La fabrication expresse d’une baudruche médiatique, c’est encore le Bien. Les robots journalistes, le Bien. L’information en continue des zombies communicants, le Bien, encore le Bien. La continuation des ordres de domination, c’est toujours le Bien. Alors Jean-Luc Mélenchon, toujours sommé de répondre, s’en remet à une consultation fumeuse sur une plateforme d’échanges, une énième participation interactive. Ce en quoi il retombe dans la logique de l’Empire du Bien en ratant la cible. Non pas qu’il ne sache pas exactement où elle se trouve mais parce que sa position de politique lui interdit de la viser. Limite de ce qu’il peut. Le problème n’est pas de faire barrage au front national avec tous les petits castors serviles de l’information politique. Le Bien d’un côté, autrement dit ce qui doit être ; le Mal de l’autre, autant dire ce qui ne sera jamais. Car l’astuce consiste justement à faire croire que le Mal est ailleurs, potentiel, toujours différé. Imaginez un instant que Jean-Luc Mélenchon ait pris la parole mais en ces termes :
« Les gens, nous savons, vous et moi, qu’Emmanuel Macron sera le prochain président de la République française. La question de savoir si je vais donner une consigne de vote est une farce dont je vous dispense. Que je le fasse ou pas, Emmanuel Macron est déjà président de la République. Pensez-vous une seule seconde, les gens, qu’une logique promotionnelle capable de créer en un an de toute pièce un Emmanuel Macron ait besoin de mes consignes de vote pour triompher dans quinze jours ?
La question est plutôt de savoir pourquoi demain les castors serviles de l’information politique, de sous-entendus en accusations franches, me déverseront, sans autres formes de procès, dans le camp du Mal ? Répondre à cette question, c’est aussi comprendre comment une baudruche ventriloque peut devenir en France, pays supposé de la liberté de pensée et de la critique, président en un an. Répondre à cette question, c’est faire de la politique au sens noble.
Quinze ans après, nous en sommes toujours au même point. Après la énième crise financière – la suivante étant toujours plus raide que la précédente -, après l’invasion américaine de l’Iraq jusqu’à la cancérisation du terrorisme islamiste, les centaines de morts, après Uber and co : choisir le parti du Bien pour faire barrage au parti du Mal. A ce chantage inventé par la gauche divine, à cette même gauche divine qui a choisi son champion, nous ne pouvons répondre que par le mépris.
Vous connaissez Philippe Muray ? Ecoutez : « Le Bien a toujours eu besoin de Mal, mais aujourd’hui plus que jamais. Le faux Bien a besoin d’épouvantails ; moins pour les liquider, d’ailleurs, que pour anéantir, à travers eux ou au-delà d’eux, ce qu’il pourrait rester encore, de part le monde, d’irrégularités inquiétantes, d’exceptions, de bizarreries insupportables, enfin les vrais dangers qui le menacent, quoique l’on en parle pas. » Qu’en pensez-vous ? Je dois vous dire que ce Muray est étiqueté réactionnaire de droite et qu’il est devenu, juste après sa mort- comme de juste – un amuse-bouche critique pour les mondains qui font barrage au Mal avec tous les petits castors. Et alors ? Cet Empire du Bien qui fait tant de mal aux irrégularités inquiétantes a trouvé hier soir une nouvelle baudruche en la personne d’Emmanuel Macron. Une nouvelle baudruche et une multitude de petits robots pour lui donner un corps politique. Alors que faire ? Se résigner, accepter de ne pas juger et de marcher avec les zombies du Bien ? Ou mettre en place des stratégies critiques et politiques de sabotages ? »
- Ceux qui dénoncent le système médiatique dans son ensemble font fausse route. Les rusés sont assez habiles pour démontrer qu’un tel système n’existe pas. Non, ce qu’il faut c’est poursuivre le travail et montrer concrètement qu’un certain type de discours ne trouve aucun relais chez ceux qui fabriquent l’opinion de l’homme moyen. De ce point de vue, ma génération, que je connais sur le bout du clavier, a totalement démissionné. Soit elle se vautre dans la communication d’ambiance, soit elle cultive son petit jardin égotique, soit elle regarde d’un œil cynique la catastrophe en cours. Une autre voie est possible, celle de la résistance, le maquis puisque nous sommes à l’heure des clins d’œil nationaux. Philippe Muray avait compris une chose très simple mais douloureuse. Face à l’Empire du Bien, notre destin sera le terrorisme spirituel. Lui appelait cela ses exorcismes. Par la seule force de l’esprit, l’idée consistera à créer des relais critiques sur lesquels d’autres pourront trouver la force de s’appuyer. Nous ne serons pas payés en honneurs dans le grand barnum du spectacle. Et alors ? Nous serons quasi imperceptibles mais lus avec l’attention de ceux qui restent une fois la lessive essorée.
- Jean-Luc Mélenchon s’arrête en chemin. Non pas qu’il soit défaillant mais pour la simple raison qu’il ne peut pas faire seul le chemin qui mène de la contestation politique d’un ordre de domination au renversement de cet ordre. A moins de se muer en autocrate. Il lui faut des relais intellectuels et pas simplement des gamers qui le mettent en scène dans un jeu vidéo. S’il y avait sur les plateaux de télévision, dans les médias, dans les différents organes de presse des journalistes, des critiques, des intellectuels libres d’écrire et de penser, le discours fictionnel que je viens de rédiger serait accessible au plus grand nombre et les thèses de Philippe Muray ou de Jean Baudrillard ne seraient pas simplement réservées à une petite élite parisienne (1) qui, s’en être dupe, n’a aucun intérêt à éventer ses petits secrets de fabrication, sa cuisine maison. Oui, c’est aussi à toi que je m’adresse Raphaël Enthoven, toi qui cite Muray dans ton dernier livre.
Il va de soi que dans cet autre monde, un Emmanuel Macron n’aurait aucune chance d’accéder à la présidence de la République.
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(1) Résultats à (97% des bulletins dépouillés) : 35% 26% 19,5% 10% 5%