Révolution, oui.
Merdia, non. ![6277764lpw-6277935-jpg_3917609[1]](http://www.critiquedelacritique.fr/wp-content/uploads/2017/03/6277764lpw-6277935-jpg_39176091-188x300.jpg)
- Merdia. L’impuissance se traduit aujourd’hui par une violence exercée directement sur le langage par le langage. La conséquence la plus directe de ces convulsions pathétiques reste l’incapacité croissante à faire de la contestation un discours. Les contempteurs les plus virulents d’hier, critiques de la société du spectacle, passent désormais pour de doux prosateurs : analyses léchées des discours de propagande, décorticages dans les règles du classicisme littéraire des ressorts de la société de consommation, mises en scènes soignées des critiques du règne sans partage de la marchandise. C’est qu’ils faisaient encore attention à la forme ces gens-là.
- Que reste-t-il du mot révolution quand il orne en lettres capitales la couverture de tant de livres morts nés servilement solidaires des plus médiocres conformismes ? La question se pose bien sûr aussi pour la philosophie, la critique, le journalisme. Face à une telle entreprise de démolition du sens des mots, l’esprit de sérieux n’a plus de prise. Le crâne quotidiennement bourré de signifiants ne renvoyant plus à rien, incapable de discernement, l’esprit (disons ce qu’il en reste) se venge sur les mots eux-mêmes en les balafrant, en les humiliant. Cette revanche symbolique, non dénuée de créativité, aggrave fatalement la catastrophe qu’elle dénonce en jouissant de ses dernières trouvailles. Merdia en est une. La question est donc moins le réel – comme si nous pouvions le restaurer comme un vieux fauteuil de salon – que l’attention à la forme, une lutte pour la forme.
- Combien de fois ai-je voulu détruire des mots morts, les incinérer dans un surcroît de violence symbolique ? Que peut-on dire encore quand les mots de la révolte sont volés, quand une tradition de pensée se voit bousillée par le commerce et le marché de la sottise ? Quel discours peut-on encore produire, inventer, créer face à de telles stratégies d’anéantissement sémantiques ? Révolution ? Une nouvelle offre politique ? Relisez bien la question, mesurez pleinement son idiotie. Les plus éduqués ne sont pas dupes, ils tiennent leur mantra : marketing. Comme si le commerce et la prostitution marchande retournaient à eux-mêmes sans produire leurs effets dévastateurs. J’entends encore quelques plaintifs : où sont passés les contempteurs d’hier ? Jetées en l’air comme des grains de riz aux noces de la paresse et de l’abrutissement, la révolution, la démocratie, la critique sont aussitôt piétinés. « Ce que j’appelle mensonge, écrit Nietzsche dans l’Antéchrist : refuser de voir quelque chose que l’on voit. » (§55) Longtemps le travail de l’esprit consista à faire voir ce qui était caché, dissimulé, recouvert. Des mots défi, des mots massue, autant de provocations insupportables pour l’ordre et les logiques huilées de la domination. Sous la plume d’Aimé Césaire, la révolution de l’esclave s’exprime sans nuance, le poing levé face au colonisateur : « Un jour j’écraserai ton monde merdeux ! » Quel révolte nous reste-il ? Quel imaginaire pouvons-nous encore conquérir ? Qu’allons-nous révéler quand la visibilité de la catastrophe se double du refus de la voir ?
- Un gueuloir, voilà ce qu’est le peuple. Ce qu’il a toujours été. Un grand gueuloir créatif et pathétique. Encore faut-il avoir des mots pour gueuler. Des mots et non des éléments de langage. Plus on lui vole ses mots, plus il les balafre en retour, plus il les bousille, plus il se venge des saloperies linguistiques que l’on vend sur son dos. « Le paysan illettré, l’artisan d’autrefois pouvaient penser par eux-mêmes. » (Marcel Martinet, « Misère de la culture concédée au peuple »). Penser, c’est-à-dire se déprendre de la simple distribution des apparences, de cette mise en scène de la pluralité dans une forme unique. Le conformisme, l’uniformisation des différences, commence par l’exclusion de toute critique inanticipable. La scénarisation des conflits, la mise en scène d’avis divergents, doivent être ainsi comprises comme une lutte à mort pour la domination d’une forme à l’exclusion de toutes les autres. Soyez accessible, soyez lu par tous, exposez plus clairement vos idées… Un procès en bonne et due forme pèse alors sur celui qui gueule à sa façon sans y mettre les formes. Décryptages, décodages, analyses d’experts, autant de pratiques orthopédiques qui ne concernent jamais les bousilleurs démocrates et progressistes de la langue. Comment le peuple peut-il, lui, gueuler de la sorte ? Défendons la démocratie, sus à la montée du populisme, nous dit on. En somme, révolution, oui ; merdia, non.