Castramétation mentale

Castramétation mentale

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  • Certains pensent encore que le travail de résistance critique aux abrutissements consentis relève d’un honnête passe-temps élitiste. A moins qu’ils ne soupçonnent une nostalgie cultivée, un dandysme stérile et complaisant, une façon habile de sauver son âme à peu de frais. Au nom d’un progressisme somnambulique, ils vont même jusqu’à accuser ceux qui témoignent des soumissions spirituelles de notre temps de faire le jeu des ennemis de la démocratie, autrement dit du marché. Car c’est bien de témoignages dont il est question. Dresser des constats, dire ce qui est le cas, faire état de ne ce que nous devenons, de ce que nous vivons, voilà notre seul réalisme. Au milieu d’une nuée de visionnaires, de marchands d’avenir, de promoteurs d’émancipations collectives, tous persuadés des vertus des nouvelles technologies de l’information et de la communication, quand la liberté ne circule plus qu’en fibre optique, ne reste qu’à témoigner. Quoi d’autre ? Consentir ? Jouer le jeu ? Subir les pires humiliations pour avoir le droit à son quart d’heure promotion ? Accepter la dégénérescence programmée de la langue pour trouver un public ?  Ménager le vide et appeler cela design ?

 

  • L’heure n’est plus aux négociations. Les ironiques milices de l’esprit qui erreront demain dans un maelstrom de virtualisations insensées n’auront d’autre souci que de préserver leur univers imaginaire, mental, linguistique. L’heure ne sera pas à la prise, encore moins à la chasse, mais à la préservation. Il s’agira de sauver, des moyens gigantesques qui seront mis en œuvre pour informer les masses, des lambeaux d’étonnement et avec eux quelques prodiges résiduels pour les porter, en contrebande. Décrire la bouillie progressiste, la peindre, l’illustrer, la chanter, non pas pour enrôler les petits hommes qui barbotent et sautillent dans cette gelée mais pour ne pas être englouti à notre tour. Les armes de la critique seront des armes défensives. Elles soutiendront une castramétation imaginaire, une sphère de protection mentale.

 

  • Ceux-là même qui prétendent réformer une société en crise le font dans des termes qui dévastent la langue. Dans le règne sans partage de la marchandise et du marché, les nouveaux démocrates seront aussi les publicistes d’une nouvelle offre de soumission. Ne tirons surtout aucune conséquence sérieuse de la catastrophe en cours : tel est le credo des politiques représentants de commerce. Ce à quoi je fais pourtant face quotidiennement sur les bancs de l’école publique ne ressemble en rien à une révolte contre un soi-disant système qu’il serait urgent de réformer mais à un délaissement spirituel sans précédent. Imaginaire rétréci, langage stéréotypé, uniformisation du jugement. Les mondes intérieurs s’appauvrissent en proportion inverse de leur mise en réseaux.

 

  • Où est la menace ? L’insécurité ? Le terrorisme ? La montée des extrêmes? La crise ? Les défenseurs d’un ordre économique qui se nourrit du rapetissement des dimensions de l’homme sont passés maîtres dans la mise en scène spectaculaire des menaces factices ou marginales. Les technologies de l’information, de la communication, de la médiatisation  ont atteint un tel degré d’intégration et de puissance que l’idéal d’autonomie du jugement cher à la philosophie libérale – chaque individu est libre de se situer en conscience face à une offre donnée – n’a plus aucun sens au regard d’une telle maîtrise. Pire, cet idéal est l’alibi utile qui autorise les plus obscènes régressions mentales (à condition qu’elles soient économiquement rentables) sous prétexte que l’individu est toujours capable de s’y soustraire. Affirmer le contraire serait faire preuve d’un odieux paternalisme morale : de quel droit pensez-vous que les individus ne sont pas capables de se situer eux-mêmes, de faire preuve d’autonomie, de distance, de recul critique ? Comme si l’autonomie, le jugement, la distance, le recul critique pouvaient ne pas être affectés par la contamination calculée, rationnelle d’une ingénierie de la communication qui a fait de l’esprit humain son dernier continent stratégique à conquérir. L’idéal d’autonomie libéral affirme théoriquement une sphère de jugement dont l’autonomie est pratiquement contraire aux intérêts du marché libéral. Il y a donc tout lieu de comprendre que cette affirmation n’est qu’un leurre utile : n’ayez crainte, votre liberté de jugement est en droit toujours sauve !

 

  • Un ami me faisait part récemment de l’angoisse que suscite chez lui une publicité d’IBM qui met en scène un dénommé Watson, célébrité médiatique dans le domaine de l’intelligence artificielle. Voir l’homme se prosterner devant la réconciliation de l’esprit, de la rentabilité et de la machine, pour le plus grand profit des puissances de l’argent, ne peut en effet que susciter l’angoisse. Une angoisse dont la réalité est inimaginable pour ceux qui imaginent aujourd’hui l’irréalité de demain. Angoisse qui devra être vaincue au profit du marché, non pas par des adversaires idéologiques fanatisés ou des théologiens barbares, ces menaces factices ou marginales, mais par un surcroît technologique d’information et de communication, le tout soutenu par une volonté politique émancipatrice et libérale. Il arrive ainsi à notre univers mental ce qui a déjà lieu dans le monde physique : une réorganisation du territoire, un réaménagement rentabilisé de l’espace.

 

  • Nos lignes de défense ne peuvent être simplement théoriques ou ironiques, spéculatives ou satiriques. Elles seront aussi offensives et agressives, humiliantes pour l’ennemi. L’angoisse pourra se muer en une violence symbolique qu’il s’agira d’orienter contre les promoteurs de la dévastation, ces hommes cyberadaptés qui parlent bas et sont à votre écoute. Combien de fois ai-je pu percevoir la jubilation de ceux qui exprimaient joyeusement, dans une formule bien sentie, dans une langue truculente, dans des pratiques erratiques, la défense de leur univers mental contre les puissances d’intrusion. Les mots ont un sens et il s’agit bien d’une guerre, non pas simplement de la mise en forme esthétique d’un certain désarroi, d’une petite insatisfaction passagère, d’une humeur. Nos adversaires ne s’y trompent pas. Reconnaissons leur au moins cette lucidité là. Ils savent, pour reprendre l’idiote rengaine, que personne ne sera pris en otage. Nous ne sommes pas du genre à faire des prisonniers.