Qui sera le maître ?

Qui sera le maître ?

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« La question, réplique Humpty Dumpty, c’est de savoir qui sera le maître. Un point, c’est tout. »

Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll

…………

  • La critique, insaisissable par nature, manifeste dans ses effets, peut-elle s’enseigner ? Derrière cette question, une autre : le critique (critique ?) est-il être un maître, lui qui ne cesse de vouloir démystifier les positions de maîtrise ? Et qu’est-ce qu’un maître ? Singeant les maîtres, le satiriste sera bientôt singé. Ses effets, ses tours, ses astuces, ses expédients se retourneraient-ils déjà contre lui ? Le satiriste s’en prend à la position du maître. Mais il y a des maîtres, il faut qu’il y ait des maîtres car tout ne se vaut pas, reprennent les redresseurs de troubles dans la hiérarchie. Dire qu’il n’y a pas de maîtres ce n’est que démagogie, clament-ils. Est-ce cela que vous voulez, la démagogie ?

 

  • C’est oublier que la possession du savoir, ce rêve de propriétaire, ne fait pas le maître. Pas plus que la culture ou la quantité de ces choses à apprendre. Il ne suffit pas de savoir dessiner pour devenir un maître en la matière. Il y a des dessineux, des cultureux, des apprentisseurs, des pédagogiques. A la différence de ces possédants, le critique prend sur lui une question plus radicale : qui sera le maître ? Qui sera le maître et non qu’est-ce qu’enseigne le maître, quel est le contenu de son savoir ? Les hommes s’arrangent avec les hiérarchies de savoir ; beaucoup moins avec les hiérarchies d’êtres. En bas de l’échelle des dénivellations, le savoir pour les nuls, pour les débutants, pour les novices. Un savoir pour ceux qui ne savent pas encore. En haut de l’échelle, le savoir pour les connaisseurs, les initiés, les compétents. Un savoir pour ceux qui savent déjà. La question qui sera le maître ?, simplement posée, remet en question la hiérarchie. Non pas la hiérarchie des objets de savoir mais la hiérarchie des êtres. Et il n’y a pas d’éducation sans hiérarchie des êtres. En d’autres termes, le disciple ne situe pas simplement le savoir du maître comme plus achevé, comme supérieur au sien. Il place le maître au-dessus de lui. Il pose la hiérarchie des êtres et non des savoirs.

 

  • Parler du maître sans parler de la hiérarchie des êtres est la façon moderne, démocratique, égalitaire de contourner la plus redoutable des questions, celle qui traverse pourtant toutes les sociétés humaines et sans laquelle nulle élévation n’est possible : qui sera le maître ? Ce contournement est une lâcheté. Sous prétexte que des tyrans, des salauds, des canailles ont usurpé dans l’histoire des hommes la position du maître, le problème de la hiérarchie des êtres est devenu tabou et la question la plus essentielle à poser, inaudible. Mille garde-fous se dressent devant elle, mille précautions de langage et encore plus de préambules. Pour que cette question puisse être à nouveau posée, et elle doit l’être, et elle le sera, il est nécessaire d’écarter quelques-unes des évidences qui la recouvrent. C’est cela le travail du satiriste ou du critique, écarter une à une les objections de principe qui empêchent de reposer sans cesse la question première : qui sera le maître ?
  • Celui qui prétend occuper la position du maître aurait-il déjà répondu à la question ? Est-il réellement le maître ou n’est-il qu’un charlatan, un de ces saltimbanques affublés d’une barbe postiche, uns de ceux qui usurpent les trônes ? Il faudrait tirer la barbe du maître, sonder ses reins, préciser la couleur de sa peau, mesurer sa taille. Les maîtres rapetissent-il? Si le nom de maître est l’autre nom de la hiérarchie des êtres, qui fixe la hiérarchie ? Qui nommera le haut, qui accusera le bas, qui attache l’échelle ?  – Moi, je suis le maître, je suis celui qui fixe les valeurs les plus hautes et je sais qui est le haut, qui est le bas, qui est le fils des hommes, qui mérite sanction. Ainsi parle le faussaire et l’usurpateur de trônes. Non pas pour avoir parlé en son nom, non pas pour avoir dit je, mais pour s’être octroyé, sans disciples, le statut de maître. Car ce sont les disciples qui font le maître. Il n’y a pas de magistère sans une grâce que les disciples accordent à celui qu’ils considèrent. C’est la croyance dans le maître qui fait le maître.

 

  • Les disciples veulent un maître. Ayant trouvé un homme parlant plus fort qu’eux, plus distinctement, ils l’érigent. Que cette croyance s’évanouisse et le maître s’évanouit à son tour. Il n’était que cela, une brume. L’homme ainsi nommé, rusé et inventif, sait ce qu’il faut faire pour que subsiste la croyance qui fait de lui un maître. Il sait que sans cette croyance, il n’y a pas d’éducation possible. Et c’est là ce qu’il veut de la plus grande force : l’éducation non le magistère. Il jouera donc à être le maître, à répondre de cette croyance. Il peut y répondre en prenant au sérieux la fonction, en prenant du bide ; il peut aussi y répondre en la démystifiant par quelques satires. C’est cela le paradoxe de la critique : le satiriste joue au maître alors qu’il ne cesse de démystifier la place du maître. Et plus il démystifie, plus les disciples font de lui un maître. Mieux, un grand maître lui qui est capable d’en démystifier un grand nombre. Il gagne même une sorte de hauteur. Il devient aérien, intouchable, perché sur une branche invisible qu’il scie sans jamais tomber. Plus il critique et plus on lui suppose de maîtrise. Une maîtrise peu commune, une maîtrise secrète et pour tout dire un peu suspecte. Pourtant, il ne montre rien d’autre que ceci : le maître n’est qu’un simulacre. Ce simulacre prend corps lorsque l’on croit en sa réalité. C’est la croyance du disciple qui donne corps à ce simulacre.
  • Le disciple veut le maître et il le trouve. Il retrouve l’idéal de maîtrise qui l’anime. Incapable, pour l’heure, de se faire maître à son tour, il accorde ses faveurs. Sa croyance était grande et au maître il demandait beaucoup. Mais l’homme derrière cette cape de maître, derrière ce simulacre, ne pouvait être à la hauteur. La vérité de l’être est une vérité banale. Alors le disciple, déçu par autant de platitude, par la banalité de ce grand maître devenu soudain tout petit, retourne les armes de la critique contre ce receleur. Il l’accuse d’être un faux maître qui se prend pour un vrai et sauve ainsi sa croyance dans le simulacre de la triste banalité de l’être découvert. Mieux vaut tuer le maître que percevoir le vide de sa défunte croyance en lui.
  • Deux solutions s’offre au disciple. La première, prendre un nouveau maître puis le couvrir de la cape d’emprunt. La seconde, revêtir soi-même la cape afin de couvrir sa propre banalité. -Tu disais être le maître ? Non, je suis le maître, affirme désormais le disciple. N’est-ce pas le sens de la leçon ? Puis le disciple, sous cape, concède : mais non, c’est encore toi le maître, et il cligne de l’œil en lui rendant la cape.  J’appelle pudeur du disciple son incapacité de voir la banalité du maître en face. J’appelle encore pudeur du disciple sa volonté de feindre sa croyance en lui, malgré tout. Quoi de plus effrayant que découvrir la banalité de l’homme que l’on rehaussait hier encore au statut de maître ? J’appelle courage du disciple l’impudeur de voir l’absence du maître en face.