Inactualité de Karl Kraus

Inactualité de Karl Kraus

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  • « Karl Kraus fait une chose assez héroïque, qui consiste à mettre en question le monde intellectuel lui-même. Il y a des intellectuels qui mettent en question le monde, mais il y a très peu d’intellectuels qui mettent en question le monde intellectuel. Ce qui se comprend si l’on songe que, paradoxalement, c’est plus risqué parce que c’est là que se trouvent nos enjeux, et que les autres le savent, qui s’empresseront de le rappeler à la première occasion, en retournant contre nous nos propres instruments d’objectivation. » (…)
  • « Mais c’est aussi prendre des risques, parce que lorsqu’on se met en jeu à ce point-là on ne s’engage pas seulement au sens banalement sartrien du terme, c’est-à-dire sur le terrain de la politique, des idées politiques, on s’engage soi-même, on se donne soi-même en gage, avec toute sa personne, ses propriétés personnelles, et l’on doit s’attendre à des chocs en retour. On ne fait pas des exposés, comme à l’université, on « s’expose », ce qui est éminemment différent : les universitaires exposent beaucoup dans les colloques…, ils ne s’exposent pas beaucoup. » (…)
  • « Que fait Kraus de si terrible pour susciter pareille fureur ? Une chose dont il donne le principe dans une phrase qui me paraît résumer l’essentiel de son programme : « Et même si je n’ai fait rien d’autre, chaque jour, que recopier ou transcrire textuellement ce qu’ils font et disent, ils me traitent de détracteur »  » (…)
  • « Si nous nous retrouvons évidemment dans Kraus, c’est qu’en grande partie les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et que les phénomènes observés par Kraus ont leur équivalent aujourd’hui » (…)
  • « Un des intérêts de Kraus, c’est d’offrir une sorte de manuel du parfait combattant contre la domination symbolique. Il a été un des premiers à comprendre en pratique qu’il y a une forme de violence symbolique qui s’exerce sur les esprits en manipulant leurs structures cognitives. Il est très difficile d’inventer et surtout d’enseigner les techniques de self-defense qu’il faut mobiliser contre la violence symbolique » (…)
  • « Peut-être que, comme aujourd’hui, les limites entre le champ intellectuel et le champ journalistique étaient en train de se déplacer et que les rapports de force entre ces deux champs étaient en train de changer, avec l’ascension en nombre et en poids symbolique des intellectuels « mercenaires », directement soumis aux contraintes de la concurrence et du commerce. » (…)
  • « Ainsi, le fait que nous reconnaissons Kraus est sans doute lié à une affinité d’humeur. Mais on peut se demander s’il ne faut pas, pour être tant soit peu « moral », être un peu de mauvaise humeur, c’est-à-dire mal dans sa peau, dans sa position, dans l’univers où l’on se trouve, donc, être contrarié, voire choqué ou scandalisé par des choses que tout le monde trouve normales, naturelles, et privé en tout cas des profits de conformité et de conformisme qui échoient spontanément à ceux qui sont spontanément conformes ; s’il ne faut pas, en un mot, avoir quelque intérêt à la morale (qu’il ne faut pas cacher) » (…)

 

Pierre Bourdieu, Actualité de Karl Kraus, Un manuel de combattant contre la domination symbolique, In Pierre Bourdieu, Interventions, Marseille, Agone, 2002.