Régis Debray et Guy Debord – Amnesia in the Amnesia ?
« Le réflexe d’internationalisme, que les spécialistes des coexistences pacifiques et des guérillas exotiques avaient prématurément enterré dans l’oubli ou dans les oraisons funèbres du stupide Régis Debray ».
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, 68
« Parce qu’il circule sur le réseau, à côté d’informations utiles, et faute de filtres, une infinité d’inepties, d’inexactitudes et de malveillances qui font brouillage, en sorte qu’une mise au clair et au net peut s’avérer utile. Car des deux choses qui menacent le monde, l’ordre et le désordre, la deuxième semble aujourd’hui la plus menaçante. »
Régis Debray, 2007
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(reprise septembre 2007)
- Matinée du 29 novembre 2016. Le peuple cubain – vous avez dit populisme ? – s’amasse Place de la Révolution à Cuba pour rendre un dernier hommage à Fidel Castro. Patrick Buisson – vous avez dit Aufkläreur ? – cite Guy Debord sur les ondes de France Inter. Régis Debray – vous avez dit révolutionnaire ? – est passé de Cuba « au deuil de l’histoire comme accomplissement d’un grand destin. » (Le point, septembre 2015). Avant de faire le deuil de l’histoire, relisons ses archives.
- L’archive en question s’intitule Les pleureuses du printemps. De quoi nous réchauffer mi-novembre. Elle est datée du 13 juin 1977 dans Le nouvel observateur. Dans ce texte, afin de contrer la médiocre poussée télévisuelle des « nouveaux philosophes », dont l’inénarrable Bernard-Henry Lévy, Régis Debray convoque Guy Debord et Raoul Vaneigem, La société du spectacle du premier ; le Traité du savoir-vivre du second.
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« « La société du spectacle » est de 67, comme le « Traité du savoir-vivre ». Cette critique en raison de la vie quotidienne n’est pas seulement superbe : elle constitue l’une des deux tentatives de pensée postmarxiste qui se soit fait connaître du public. Le bouleversant paradoxe étant qu’elle est construite avec des instruments pour l’essentiel prémarxiste. En gros : Vaneigem et Debord, c’est Feuerbach se retournant sur Marx. Que l’anachronisme ait pu atteindre à cette actualité, que Feuerbach puisse fonctionner après et contre le marxisme d’institution, voilà une question de fond dont je ne comprendrai jamais pourquoi elle ne tracasse pas plus les docteurs de la loi. Je m’étonne néanmoins que personne n’ait encore pensé à laisser deux chaises vides dans les débats et colloques sur l’air du temps, pour ces deux hommes sans visage et sans nom qui surplombent de haut la myriade de petits cousins qui les pillent depuis une décennie ». (1)
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- Comparons ce texte à un autre, du même Régis Debray, publié en 2007. Un petit essai intitulé L’obscénité démocratique, dans la très courtoise série des Café Voltaire, renouveau de l’esprit critique chez Flammarion par Régis Debray, Lionel Jospin ou Jacques Julliard. Dans le chapitre Un pilier de l’ordre nouveau : le situ. Debray, fidèle à ses premiers amours critiques et révolutionnaires, convoque La société du spectacle.
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« L’orthodoxie du jour a son bréviaire, La société du spectacle, et son pasteur trop tôt disparu Guy Debord. Le livre de chevet des pieds plats de l’an 2000 doit son prestige social à un trou de mémoire du gratin local. Les pros de la pub ont oublié qu’il s’agit là d’un remake, en style pseudo-nietzschéen, d’un canevas assez éculé, le fond de sauce de l’hypokhâgneux des années cinquante du siècle dernier, qui l’aidait à boucler n’importe quelle dissertation. »
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- Debray, 1977 : « Cette critique en raison de la vie quotidienne n’est pas seulement superbe : elle constitue l’une des deux tentatives de pensés postmarxiste qui se soit fait connaître du public ». Debray, 2007 : « Les pros de la pub ont oublié qu’il s’agit là d’un remake, en style pseudo-nietzschéen, d’un canevas assez éculé, le fond de sauce de l’hypokhâgneux des années cinquante du siècle dernier ». On n’ose espérer, étant donné la créativité des variations sur le sujet, le Debray 2037 sur Guy Debord.
- Une première lecture, la plus faible, consistera à dire que Régis Debray ne sait plus ce qu’il dit ou qu’il écrit n’importe quoi – ce qui revient à peu près au même. Cette lecture accorde, pour le dire à la façon de Michel Foucault, « une place prédominante au sujet d’énonciation ». Ici Régis Debray. On pourrait même se laisser aller à quelque psychanalyse sauvage de l’auteur. Sénilité précoce ? Refoulement d’un désir infantile ? Par déontologie critique, je préfère laisser à l’intéressé le paiement de ses séances.
- Autrement plus féconde m’apparaît l’auscultation des raisons du retournement de veste. A la place d’une digression sans intérêt sur les états d’âme de Régis Debray, j’opte pour une confrontation terme à terme des énoncés produits. Appelons cela, avec tout le pompeux que réclame l’initiative, la méthode des calques. Etant donné qu’il est malaisé de saisir directement l’idéologie rampante de notre période, cyniquement déniaisée mais objectivement effrayante, l’entreprise consistera, par superposition des énoncés produits, à mesurer l’écart entre l’hier et l’aujourd’hui. Hier, La société du spectacle c’était une riche tentative de pensée postmarxiste. Aujourd’hui, un fond de sauce hypokhâgneux en style pseudo-nietzschéen. Hier, Régis Debray inscrivait le travail de Guy Debord dans une perspective élargie, à savoir la tentative d’une pensée postmarxiste. Sa lecture de Debord se faisait politique au sens où elle engageait le texte dans le contexte de la période. Aujourd’hui, le texte, coupé de son contexte, devient support d’un effet de plumeau mondain. D’une réflexion politique globale, la réflexion s’avachit en une mièvre remarque stylistique.
- En 1977, Régis Debray se crispe sur Bernard-Henri Lévy. Un peu de Bernard-Henri Lévy, pour la nostalgie : « De quel lieu résister ? Cela va de soi : jamais plus nous ne serons les conseillers des Princes, jamais plus nous ne viserons le pouvoir » (3) Toujours du même : « Piteuse figure en fait, que celle de l’intellectuel « révolutionnaire », sel de la terre croit-il, fusilleur de réalité ». Et pour finir : « Nous voilà autrement dit dans la troublante position de n’avoir plus, pour trancher en politique, que les plus fragiles, les plus incertains outils. Il est temps, peut-être, d’écrire des traités de morale ». En 1977, le publicitaire du concept, Bernard-Henri Lévy, clame sa « morale provisoire« . Trente ans passés, les éditions Flammarion font passer pour un pamphlet critique une causerie de salon amnésique. Le café Voltaire ? « Un lieu de liberté et de conversation, comme a su en susciter l’esprit français, où l’on peut croiser Gambetta, Verlaine, Delacroix, ou encore Mallarmé. Plus tard, la proximité du mercure de France et de la librairie de Sylvia beach, y conduit Gide, Valéry, Larbaud et tous les Américains de Paris » (4). Magique.
- Plus comique encore. Bernard-Henri Lévy jette en 2007, sur son bloc-note du Nouvel observateur, son regard d’aigle philosophe sur les grandes sentences de Régis Debray. « Au cas où vous auriez raté les précédents épisodes et n’auriez toujours pas bien saisi ce que Régis Debray veut dire quand il oppose, depuis vingt ans, « « Républicains » et « Démocrates », ce petit livre est pour vous. Il s’intitule « L’obscénité démocratique » (Flammarion) – titre qui a le mérite, déjà, d’annoncer franchement la couleur. On y apprend, entre autres plaisantes informations, que Guy Debord n’était qu’un plagiaire de Ludwig Feuerbach, lui-même « géniteur philosophique de Marx » ( sic ) » Quand l’anti-barbare à morale provisoire Bernard-Henri Lévy ironise en 2007 sur l’usage fait par Régis Debray de Guy Debord, le même Régis Debray qui en 1977 s’appuyait sur Guy Debord pour pointer l’inconsistance du même Bernard-Henri Lévy. Qui s’étonnera, quand l’amnésie fait figure de détermination en dernière instance, que Patrick Buisson cite Guy Debord, en 2016, sur la matinale de France Inter ?
- Entre 1977 et 2007, Régis Debray a abandonné « la seule pensée qui ait été et demeure directement en prise sur 68, celle des situationnistes » (5) Sous le plumeau du médiologue vieillissant, dans l’esprit de Voltaire, mais le café mondain, La société du spectacle s’est transformé en bouillie pour potache. Au-delà de sa profonde niaiserie, le reniement de Régis Debray confirme en retour quelques thèses de La société du spectacle. Trente ans après, la banalisation par vague association mentale du mouvement situationniste fait office de critique impertinente . Le texte de Debray se consomme dans le confort rondouillard d’une complaisance drapée d’ignorance. Le lecteur doit repartir des pages 28 – 29 avec son Debord-je-connais et son le-situ-n’a-plus-de-secret-pour-moi. Debord, toujours dans La société du spectacle, dit-il autre chose lorsqu’il écrit : « Le mouvement de banalisation qui, sous les diversions chatoyantes du spectacle, domine mondialement la société moderne, la domine aussi sur chacun des points où la consommation développée de marchandises a multiplié en apparence les rôles et les objets à choisir. » (7) Banalisation de la pratique, banalisation des résistances du texte, de ses points de butée, banalisation des effets du discours. Reste l’eau de vaisselle conceptuelle à vidanger en essais saisonniers pour entretenir l’apparence d’une contestation sans objet. Pour avoir une conception bien trop épaisse de ce qu’il faudrait aujourd’hui entendre par spectacle, le lecteur manquera peut-être l’efficacité des analyses de Guy Debord.
- Comment celui qui dénonce le spectacle des autres, l’obscénité des tiers que par courtoisie éditoriale le critique à jabot s’abstient bien de nommer, tomberait sous le coup de la catégorie en question ? Régis Debray, dans sa précipitation dissertative, manque cet autre avertissement de Debord – faut-il d’ailleurs le regretter tant ce rappel aurait fait tache sur son napperon ? « Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la défense du système spectaculaire. Car il est évident qu’aucune idée ne peut mener au-delà du spectacle existant, mais seulement au-delà des idées existantes sur le spectacle » (8)
- Une idée existante sur le spectacle ? Le spectacle c’est la télévision, mais pas n’importe laquelle, la décérébrée, celle de ses présentateurs abrutis qui déversent en prime time leurs râles écoeurants flanqués de quelques badernes bousillées par leur propre vide scrutant de leurs yeux de cocker l’érection de l’audimat. En effet. Mais le spectacle c’est aussi la vidange amnésique de l’idée dans des petits essais gâteux qui se prétendent, avec force bandeaux, critiques et impertinents. « Certes, dans une société qui a besoin de répandre une sous-culture de masse, et de faire entendre ses pseudo-intellectuels spectaculaires, beaucoup de termes doivent être normalement vulgarisés à grande allure.» (9) Et Debray, au jeu de la vulgarisation sans escale, ne fait pas dans le détail. Voilà que les situationnistes renversent leur amour de Dieu «en amour de l’humanité agissante et sentante. Bref, la tradition évangélique est sauve» ; sauf aussi le somnambulisme.
- « Repeinte en rouge vif, couleur « révolution prolétarienne », fond de l’air oblige, cette exaltation vantarde de l’immédiateté postule un éternel printemps où notre vérité nous serait donnée d’instinct et sans frais, sans avoir à se construire péniblement dans des salles de classe et de spectacle ; où plus personne n’aurait plus besoin de sortir de soi pour joindre ses deux bouts ; de s’expatrier dans l’imaginaire pour affronter son réel immédiat ». C’est à croire que Régis Debray confond La société du spectacle avec un livre de Jacques Salomé ou de Christophe André. On attendra en vain les précision sur ces salles de classe ou de spectacle, un calendrier ou un programme, de quoi choisir en conscience la bonne formule. Mais fidèle à la généralité de ses généralités, Régis Debray, revenu de tout, se contente d’un imagier à compléter soi-même. Une connaissance n’aurait pas été de trop, mais pour cela, je sors Debray-77 contre Debray-07, « il est besoin d’ouvriers du concept et non de saltimbanques de la phrase« .
- A quand une Petite philosophie du vieux con aux éditions Milan, à côté du bricolage et du shopping ? Petite philosophie du rusé ronchon, plus présentable sur les étals mensuels du livre savonnette. Le texte de Debray sonne aussi creux qu’un ramasse crottes révolutionnaire en aluminium. A moins que ce ne soit justement cela le débat d’idées en France, à savoir l’empilement d’essais mercenaires pondus chroniquement par des vieux ronchons amnésiques. «La « critique de la religion », la critique du spectacle est aujourd’hui la condition première de toute critique» (10). La critique de l’indigence de la critique du spectacle est aujourd’hui la condition première de toute critique.
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(1) Régis Debray, Nouvel Observateur, 13 juin 1977.
(2) Régis Debray, L’obscénité démocratique, Paris, Flammarion, 2007.
(3) B. Henri-Lévy, La barbarie à visage humain, Paris, Figures Grasset, 1977, p. 221.
(4) Café Voltaire, présentation des éditions, à lire en quatrième.
(5) Régis Debray, Nouvel Observateur, 13 juin, 1977.
(6) Régis Debray, L’obscénité démocratique, op. cit., p. 28.
(7) G. Debord, La société du spectacle, § 59.
(8) G. Debord, La société du spectacle, § 203.
(9) Internationale Situationniste, Numéro 10, Mars 1966.
(10) Internationale Situationniste, Numéro 9, Août 1964.
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« Parce qu’il circule sur le réseau, à côté d’informations utiles, et faute de filtres, une infinité d’inepties, d’inexactitudes et de malveillances qui font brouillage, en sorte qu’une mise au clair et au net peut s’avérer utile. Car des deux choses qui menacent le monde, l’ordre et le désordre, la deuxième semble aujourd’hui la plus menaçante. »