Misère du culturalisme de gauche
(12 octobre 2007, reprise)
- Une certaine posture consiste à nier le caractère inédit de notre présente situation. Le nouveau progressisme pioche dans l’histoire pour faire de notre aujourd’hui un ancien hier. Ainsi Ulrich Beck (1944-2015) comparait le « pessimisme des intellectuels » contemporains au « pessimisme des intellectuels européens » au XVII. « Regardez, nous travaillons ici à Munich avec l’Institut d’histoire de la Renaissance, et c’est très intéressant de comparer notre époque à celle du XVIe-XVIIe siècle, au lendemain des Guerres de religion. Alors que les pensées métaphysique et religieuse ne faisaient qu’un et que la guerre avait détruit tout espoir, il régnait chez les intellectuels européens un profond pessimisme, comme de nos jours. Les penseurs, et particulièrement les Allemands, affirmaient que plus rien ne pourrait naître. Et pourtant, c’est aux XVIIIe et XIXe siècles qu’un nouvel ordre moderne est apparu et qu’on a inventé la démocratie moderne, si naturelle pour nous aujourd’hui. De tout temps, il y a eu des intellectuels pour annoncer la fin du monde, mais celle-ci n’a jamais eu lieu ! » (Ulrich Beck).
- Que faut-il conclure de cette vague analogie ? Que nous allons réinventer la démocratie ? Que l’idée de progrès va se remettre à fleurir? Ulrich Beck considère la mondialisation comme un fait définitivement acquis. La mondialisation ? La mondialisation des échanges peut tout aussi bien être considérée comme un moment de l’histoire où le coût de l’énergie engagée dans le transport et le déplacement quotidien de milliards de molécules à la surface de la terre est inférieur à la plus value de ces déplacements. Considérer la mondialisation comme un horizon indépassable, c’est implicitement reconnaître que cette situation entre coût énergétique du déplacement moléculaire et gain de ce déplacement restera inchangée. Cette thèse n’est autre que le dogme progressiste par excellence. « Regardez, nous travaillons ici à Munich avec l’institut d’histoire de la Renaissance, et c’est très intéressant…« . Que cela stimulait l’activité intellectuelle d’Ulrich Beck est une chose, que cela éclaire notre présent en est une autre.
- Cette rhétorique du déni cherche sa filiation historique, son référentiel stable. Il existe pourtant des conditions matérielles déterminées, recouvertes par une simulation intégrale, qui ont rendu possible un état de fait de la planète. La froide considération de cet état de fait est de loin beaucoup mois stimulante que le jeu des parallélismes historiques. A la différence de ces derniers, qui peuvent être conduits bien au chaud, dans le confort boisé de l’écoute, en laissant inchangées nos options lourdes, la prise en compte des déterminations matérielles ne flattent pas l’esprit. Pour la gauche culturelle, le jeu avec le concept est toujours suffisant. « Utopie » par ci, « Europe » par là, les « Lumières » sont à rallumer, saisons après saisons. Les Lumières mais sans le déplacement des molécules. La simulation des Lumières contentera l’intellectuel progressiste ; pour le reste, il suffit d’appuyer sur l’interrupteur. La « seconde modernité réflexive« , à laquelle Ulrich Beck oppose le pessimisme de Jean-François Lyotard, serait donc une réflexion sur de la réflexion. La Science, gonflée d’une belle majuscule, trouvera les solutions. Elle les trouve toujours. Après tout, c’est cela la Science pour la gauche culturaliste : la réponse évidente à des questions qu’elle ne se pose que pour titiller du concept (Lumières, pas Lumières, réflexion, réflexion de réflexion…) La Science, pour la gauche culturaliste, c’est le point, de jonction entre un état de fait et un recouvrement idéologique du présent par des catégories héritées qui fonctionnent en culture hors sol. Proposons un séminaire, un de plus pour bailler : « chers collègues de Munich, sommes-nous plutôt dans la situation de la fin du XVI ou de la fin du XVII ? »
- La question n’est pas de savoir si il y a toujours eu des intellectuels pour annoncer la fin du monde mais de savoir si le monde d’hier vaut pour le monde d’aujourd’hui. Il y a bien quelque chose d’insupportable chez les intellectuels qui confondent leurs trois bouts de concept avec le réel de la planète. Les concepts s’empilent les uns sur les autres, une première mouture appelle une surmouture, une première conscience une surconscience. Il faut affiner le « moderne », polir « le progrès », relustrer le grand luminaire « humaniste ». De toute cette glose, nous n’en sortirons peut-être jamais. Par contre, l’énergie mobilisée pour déplacer une vertigineuse quantité de matière à la surface de la terre doit être produite. Cette production n’est pas, comme nous le souffle la plume culturaliste, une deuxième inflexion de la modernité ou un approfondissement de l’esprit des Lumières. Ces enluminures nous masquent une quantification bien pesante, certainement trop peu aérienne pour les esprits déliés de la « critique critique » culturaliste, celle du bon Bauer au temps de Marx. « Ah, mais vous êtes pessimiste ! Mais très cher, souvenez vous du XVIIe siècle…Et puis vous savez, les chiffres, ça se manipule, ça se transforme, il ne faut jamais trop croire les chiffres. » Parfaite collusion du culturalisme de salon et de la simulation intégrale, celle-là même qui volatilise le réel de la planète dès que la discussion devient terreuse ou mazoutée. Le culturalisme, dit de gauche, est ainsi parfaitement en osmose avec la virtualisation de son temps.
- « Mais très cher, la fin du monde n’a jamais eu lieu ! ». Ah bon ? Tu déconnes.