Lettre ouverte à Maxime Catroux, éditrice chez Flammarion, à propos de la démission de l’impertinence et de la critique

Lettre ouverte à Maxime Catroux, éditrice chez Flammarion, à propos de la démission de l’impertinence et de la critique

haut1« Halte aux consensus mous, aux fausses évidences, à l’opposition stérile des experts ! Bienvenue à tous ceux qui veulent se construire un avis, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Impertinents et critiques, ces petits antidotes leurs sont dédiés. » (Flammarion, Collection Antidote)

………………..

A Matthias Roux, premier moteur

 

  • En septembre 2012, le livre que je publiais sentait bon l’air du temps : Vieux réac !, Faut-il s’adapter à tout ? (Paris, Flammarion). Ce livre faisait partie d’une collection de petits essais calibrés, la collection Antidote. Une série de livres en format poche, très colorés, aux titres accrocheurs : Election piège à con, Une Rolex à 50 ans, Un geste pour la planète etc. La promesse éditoriale de la collection était limpide : éveiller le sens critique, résister à l’air du temps sans trop s’en écarter. Matthias Roux, lui-même professeur de philosophie, auteur du premier ouvrage de la collection (J’ai demandé un rapport), me contacta à la demande de Maxime Catroux, responsable de publication Sciences humaines chez Flammarion. Il devait trouver de jeunes « critiques » pour lancer la collection. J’acceptais d’écrire à la condition expresse que le texte puisse garder, après relecture, la veine polémique et politique que j’entendais lui donner, sans parler de la veine satirique que je m’ouvre, dans un silence orgasmique, depuis dix ans sur Internet. De ce point de vue, Maxime Catroux, que j’allais rencontrer à plusieurs reprises durant l’élaboration du projet, fut une interlocutrice valable. Elle prit le texte en l’état, avec ses qualités et ses défauts. Moins convaincue, à la première lecture, par l’orientation de la troisième partie, « Réacs ou mondialistes« , elle me confia, juste avant publication, que le problème de fond se situait sûrement là. Le sens de l’histoire lui donna raison. Bref, une relation assez saine entre une éditrice et un auteur.

 

  • Il va de soi que Maxime Catroux, qui cosigna un mois après la sortie de ce livre, une tribune dans le Monde « Mariage gay : non à la collusion de la haine » (17 novembre 2012) n’aurait pas soutenu un essai faisant la promotion philosophique des valeurs de Sens commun ou de la mal nommée Manif pour tous. Maxime Catroux a une culture politique issue de la gauche critique des années 70 et les références que je développais dans mon livre (Castoriadis, Bourdieu, Baudrillard, Lefebvre entre autres) n’étaient pas sans rapport avec ses déclarations sur la fonction critique de la pensée. Pour les zélotes de la Manif pour tous, son profil correspond aux critères de la gauche bobo culturo-mondaine parisienne. Pour les mères courage des sorties d’école à 16h30, elle pourrait même en être l’idéal type. Non contentes d’inhiber ma libido, ces oies voudraient en effet nous faire croire, à coups de slogans paresseux,  que leurs écœurantes pâtisseries tradi reprennent le flambeau de la défunte pensée critique. Laissons de côté cette volaille et la cohorte de leurs maris suiveurs – en régime patriarcal relooké de rose, l’oie fait la loi. Rien de tel pour regretter la bobo culturo-mondaine parisienne que d’essayer de parler d’Henri Lefebvre à une faiseuse de pâte à crêpe un jour de kermesse. Essayez pour voir. Bref, le livre lui a plu, elle en partageait, dans les grandes lignes, le propos.

 

  • Début août, alors que le livre circulait déjà en sous-main, envoyé par la maison d’édition aux différents faiseurs d’opinion, je reçu un appel de l’attachée de presse. Le Figaro Magazine s’intéressait à moi – que diable ! –  et projetait de publier un portrait de ma petite personne accompagné d’une présentation du livre. Ce que l’on appelle, dans le jargon, les meilleures feuilles. Pour les initiés, il s’agissait de la rubrique idéesmag. J’ajoute qu’un photographe avait pris, quelques jours avant cette date, une série de clichés de ma bobine comme le veut l’usage spectaculaire marchand en de telles circonstances. La tête occupée à rattrouper mes affaires de cyclotouriste, en vue d’un départ imminent pour la vélo voie 6 qui longe le Danube jusqu’à Belgrade, je me fendais donc, sous la pression, d’un courriel  anarchique. Trente secondes chrono pour me décrire comme un digne héritier de Desproges et de Muray, de Baudrillard, de Nietzsche et d’un cinquième que j’oublie sûrement. L’ami qui relut le courriel m’invita cependant à retirer la signature « Harold Bernat, petit fils d’une immigrée espagnole ». Dans l’esprit de Kirilov, pour ceux qui ont des lettres, mais en moins tragique tout de même, j’aurais aimé me dessiner en tirant la langue ou déguisé en Mickey. Au fond, j’avais le sentiment que le livre était derrière moi et qu’il ne pouvait rien sortir de très bon d’une mise en avant de ma bafouille caustique dans le Figaro Magazine à l’heure où l’on barbotte encore le cul dans l’eau.  Je partais donc en vacances, le cœur léger et le mollet prêt, sans trop me soucier de la suite.

 

  • A mon retour, aiguisé par le narcissisme primaire que partagent tous ceux qui pondent un jour, j’achetais sans trainer le Figaro Magazine. Une première. Me voilà à la page 83. « Harold Bernat, L’avenir appartient-il aux réactionnaires ? » A la lecture de ce titre, le 27 août 2012, l’esprit encore au voyage, j’écrivais un texte en reprenant le titre de l’article laudateur : « L’avenir appartient-il aux réactionnaires ? » Les lecteurs un peu attentifs – ceux qui savent de longue date que je n’écris pas pour amuser la galerie le matin sur Europe 1 ou pour flatter des parterres grisonnants d’hédonistes prostatiques – comprendront vite que ce texte est impubliable dans le Figaro Magazine. Mais rassurez-vous, il l’est tout autant dans Libération, Valeurs actuelles ou le Nouvel Observateur. (1) Ce texte est impubliable dans une presse qui utilise les « philosophes, écrivains » seulement comme cautions utiles pour animer des débats dits « de société ». J’étais donc catalogué « réac » et forcément de droite. La suite devait couler de source.

 

  • Rentrée 2012. L’heure est aux conflits, aux fanions, aux tambourins et à la pâte à crêpe. La France s’excite comme elle peut sur le mariage pour tous. Laurent Ruquier, renard médiatique, a flairé le bon coup. Un jeune réac, frais (ah oui ?), caustique (qui ne l’est pas ?), sexy (ça t’excite ?), qui occupe quatre pleine pages dans le Figaro Magazine, quelle aubaine. L’attachée de presse de Flammarion me contacte. Il est midi trente un mercredi. Les cours sont terminés. Je déambule dans le centre ville de Troyes. A l’autre bout de la ligne, la surexcitation est palpable. « Ruquier vous invite à participer à son émission, c’est excellent ! L’enregistrement est prévu demain soir dans les studios. Il vous faudra prendre un hôtel. » En terme de basse organisation, le fait que je vive seul avec mon fils de neuf ans apparaît comme un épiphénomène pour la dame, sans parler des cours de philosophie en fin de semaine. « C’est pas grave », ajoute l’attachée de presse. Vous êtes invité « sur le mariage pour tous en tant que critique ». Je tiens au moins une partie de ma réponse : les nouveaux réactionnaires appartiennent à l’avenir du spectacle.

 

  • Alors que je me laisse un temps minimal de réflexion – à la plus grande surprise de la communicante – je repense à un des chapitres du livre, « l’adaptateur ». Jean-Christophe Buisson, dans son choix d’extraits du livre, avait d’ailleurs cité ce passage : « Nos sociétés ont donné jour à un nouveau type d’homme dont l’activité consiste à commuter entre eux les savoirs et les pratiques afin que personne n’en soit privé. Appelons ce nouveau type d’homme l’adaptateur. Son rôle est identique à celui des petits boîtiers électriques qui font passer du 220 volts au 12 volts. » D’une certaine fidélité à l’esprit critique des années 60-70 au grand talk show, nous sommes bien passés du 220 volts au 12 volts, voire au 6, avec pour horizon la Manif pour tous, les oies, la kermesse et la pâte à crêpes sous les néons bleutés.

 

  • Après deux heures de réflexion, dont une passée chez Lidle à faire les courses, je refuse d’aller chez Ruquier dans ces conditions au grand désespoir de ma chère mère – ah les mères ! – et de l’attachée de presse de Flammarion. Maxime Catroux sait mieux que d’autres l’importance d’un passage dans une émission de ce type pour la promotion d’un livre. Sans entrer dans le fond du problème – à savoir l’aplatissement de la pensée critique sur des questions dites « sociétales » dans un talk show – elle  me signifie que j’aurais dû y aller « tout de même ». Après tout, c’est aussi son métier, n’est-ce pas ? Les textes suivant, au regard de mon indocilité médiatique, n’ont pas trouvé grâce aux yeux de cet éditeur. Retour de carotte.

 

  • Un mois plus tard, nouvel appel de l’attachée de presse, un peu usée par mes caprices de midinette. Radio Notre-Dame aimerait m’entendre causer, de préférence catholiquement, sur le mariage pour tous. Après tout, ne suis-je pas un jeune vieux réac dans le vent ? L’avenir ne met-il pas promis par le Figaro Magazine ? Comprenez, chers amis de la critique critique, combien il m’aurait été facile, en cette fin d’année 2012, en ajustant Bourdieu, Baudrillard, Lefebvre aux ouïes des oies, de faire monter ma pâte dans un contexte hautement favorable (la gauche nouvellement au pouvoir, La manif pour tous, Mohammed Mérah etc.) Mon statut de philosophe agrégé tamponné aurait fait le reste. Sans parler de mon expérience de professeur de philosophie en classes terminales. Moyennant quelques soumissions, je serais devenu très vite une sorte d’anti Bégaudeau. Le Figaro Magazine ne s’y était d’ailleurs pas trompé. A la page 85 de l’article me concernant, une grande photo d’Entre les murs avec Bégaudeau et la jeunesse de France. En sous titre une citation extraite de mon livre : « Qu’est-ce qu’avoir l’esprit ouvert quand on apprend que le plus important dans la vie, c’est de kiffer ? » Le décor était là, dès le début. A une nuance près. Une nuance hégélienne. Je ne suis pas un anti Bégaudeau car je ne me situe pas dialectiquement au même niveau que lui. Ce texte, si besoin, en est une énième preuve. Le sommet de mon ambition intellectuelle ne consiste pas à fuir l’Education nationale, à monter des petites saynètes qui gravissent les marches de Cannes sous les applaudissements des fossoyeurs de l’école publique , à chroniquer la tendance qui vient. Mon insatisfaction ne se marchande pas en petites sucreries mondaines. Je suis d’une autre violence, d’une autre farine diront les oies dans un éclair de lucidité gastronomique. Adversaire non complice.

 

  • Quatre ans après, sans que ma petite histoire d’édition ait pris une ride, où en sommes-nous ? Plutôt d’où venait la trahison de la promesse « critique et intempestive » ? De la droite catho ? De la gauche bobo ? De Laurent Ruquier qui fait son travail ? De Maxime Catroux qui fait le sien ? De l’attachée de presse qui cherche à concilier les deux ? Du Figaro Magazine qui me cite sur quatre pages  sous le chapeau « nouveau réac »? De Libération qui ne cite plus rien mais laisse ses pages idées à des arrivistes de la culture ? La trahison commence quand, par un profond renoncement, l’esprit abdique au profit de quelques compensations dérisoires. Cette petite expérience éditoriale m’a fait comprendre une chose : soit on est dedans ; soit on est dehors. Il n’y a pas d’entre-deux. On ne peut pas jouer sur tous les tableaux : par exemple monter une collection critique et intempestive en attendant d’être remercié par ceux que l’on vise.

 

  • Maxime Catroux le sait aussi bien que moi. Si nous sommes nombreux à accuser l’univers médiatique de trahison, nos arguments sont autrement plus dérangeants que ceux des oies tricolores ou de la dinde nationale. La gauche est morte avec la démission de l’impertinence et de la critique. Elle a trahi par son agnosticisme des valeurs et sa complaisance mondaine à ce qui est. En face, des valeurs potiches se dressent. Les lois des oies sont à venir. Entre les deux ? Plus rien. Un grand désert intellectuel faussement rempli par des philosophes de circonstance qui, à défaut d’objets de pensée, rivalisent, au rayon brillantine de la communication culturelle, pour un bout de plateau télé. Les défenseurs de certains intérêts matériels s’engouffrent dans ce vide. En l’absence d’une conception solide de la probité intellectuelle – c’est une valeur – nous nous condamnerons à ne plus penser. Il sera alors délicat d’accuser la populace impertinente et critique de faire la même chose. Mais à sa façon.

…….

(1) Karl Kraus, en son temps, écrivait dans « Le flambeau ».

Laisser un commentaire