Illusion critique

Illusion critique

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  • J’ouvre une nouvelle page – « Add New Post » – avec le sentiment désagréable d’avoir fait le tour de la question. Relecture hier soir de quelques pages de mon ami Jean Baudrillard, celui que les branleurs postmodernes tiennent pour le précurseur de leur nullité dépressive. « Nous avons fait la critique de toutes les illusions, métaphysique, religieuse, idéologique – ce fut l’âge d’or d’une désillusion joyeuse. Il n’en est resté qu’une : l’illusion de la critique elle-même. Les objets passés au feu de la critique – le sexe, le rêve, le travail, l’histoire, le pouvoir – se sont vengés par leur disparition même, produisant en retour l’illusion consolatrice de la vérité. L’illusion critique, n’ayant plus de victimes à dévorer, s’est dévorée elle-même. Plus encore que les machines industrielles, les rouages de la pensée sont au chômage technique. A l’extrémité de sa course, la pensée critique s’enroule sur elle-même. De prospective, elle devient ombilicale. Elle aide en fait son objet à survivre. » (1) Critiquer Donald Trump ? Le financement mafieux de la campagne de Nicolas Sarkozy ? Vinci autoroute ? Les primaires de la droite et du centre ?

 

  • Donald Trump par exemple. Quelle illusion ironique de penser que nous pouvons nous tenir à distance de lui. Si la soumission des individus à un système de domination provient de leurs habitudes, cela fait longtemps que les moyens dont ils disposent pour parler d’eux-mêmes sont autrement plus oppressifs que les fins qu’on leur dicte. D’ailleurs, plus personne n’édicte les fins car plus personne n’y croit. Si le dictateur est celui qui vous dicte ses propres fins, ce modèle historique de domination n’a plus cours quand les formes de domination se sont miniaturisées, viralisées en chacun de nous. Ce que nous comprenons le mieux en Donald Trump, c’est ce que nous sommes devenus. A la limite, le personnage ne fait que grossir et amplifier ce que nous savons de nous-mêmes comme le catcheur exagère à outrance sa fausse souffrance pour que le spectateur puisse en jouir vraiment à l’autre bout de la salle. Le spectacle réalisé n’est justement plus un spectacle mais la vie réelle, à condition bien sûr de ne pas être trop exigeant sur le degré de réalité de cette réalité-là.

 

  • L’illusion critique est tenace. Nous avons du mal à tirer un trait sur des siècles de négativité. Pourtant, parmi les livres auxquels je tourne le dos en noircissant de pixels cette nouvelle page « Add New Post », seule une poignée ont eu l’intuition de cette situation inédite pour la pensée. Totalement désillusionnés, comment pouvons-nous encore résister à quoi que ce soit, mettre en scène une distance minimale entre Donald Trump et nous-mêmes, faire un ultime effort de représentation ? Devons-nous nous ré-illusionner quitte à ne pas voir ce que nous voyons ? Devons-nous jouer les débiles pour préserver un peu de sens critique ? Le flux écrase le flux ce qui sonne le glas de « l’univers médiatique ». La critique des médias est ainsi révolue. Produite par les médias eux-mêmes, elle entretient l’illusion d’une forme originelle qu’il faudrait à tout prix préserver de la corruption. La conscience libre et éclairée devrait alors reconnaître la qualité dans le flux ininterrompu de la quantité. Cette illusion rassurante – qu’il m’est d’ailleurs impossible de complètement abandonner – nous masque le processus en cours de « virtualisation en profondeur des êtres. » (2)

 

  • La pensée critique – si l’on tient à préserver la vieille dame – aura désormais un autre destin que celui de s’engager, de dénoncer, de lutter contre les mauvaises finalités dictées. Témoigner de ce qui nous arrive sur des fréquences toujours plus inaudibles, elle ne peut rien de plus. Les effets lui échappent. Résister à l’extermination, sauver sa propre fin des moyens offerts. C’est cela que Jean Baudrillard appelait les « stratégies fatales » ou l’ironie secrète des choses. Incapable de créer une distance avec les moyens offerts dans les plus infimes recoins de notre vie, nous emporterons, dans notre fuite, irrécupérables, un bout du système, le précipitant ironiquement vers sa propre perte. Quand les people sont contre Donald Trump, le peuple déclassé, réellement ou fantasmatiquement – bien malin celui qui fera le tri – se précipite vers lui. Le choix du plus obscène que l’obscène accélère le mouvement. « Come on Donald ! », toi seul peut doubler le train du vide. N’ayant d’autre critique que le témoignage d’une surobscénité qui prend l’obscénité de court, la critique se réinvente ainsi une voie de garage.

 

  •  Le sentiment d’avoir fait le tour de la question ne m’a certainement pas quitté en deux heures. Ne rien attendre, ne rien vouloir, préférer ne pas avec Bartleby et Jean Baudrillard.  Rituellement, le système de domination fait un ravalement de façade en dénonçant fermement la corruption, examine gravement sa conscience virtuelle. Plus jamais ça!  Sur une autre fenêtre, des centaines de moignons virtuels s’empilent en temps réel. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur en 2007, aurait reçu des valises de billets offertes par Kadhafi pour financer sa campagne présidentielle. C’est vrai ? C’est mal.

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(1) Jean Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995.

(2) Op. cit.

 

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