Moine au bord de la mer…

Moine au bord de la mer…

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  • L’organisation, un tantinet chaotique de mon espace intérieur, m’a conduit à amonceler aux toilettes une masse considérable de volumes plus ou moins « philosophiques ». C’est ainsi que de vieux magazines littéraires coiffent une pile instable de bouquins jaunis sur tranche, que les annales du bac 2002 côtoient des rouleaux de papier cul, que l’on peut, au moment infralunaire de la défécation matinale, se saisir d’un recueil de textes de Karl Marx ou de La fin de Satan de Victor Hugo, du bestiaire animalier de Serre ou du pesant volume de Pierre Bourdieu sur l’Etat. Faites bien attention tout de même, les piles sont instables. Branlantes, le lieu s’y prête.

  • Qu’il est loin en effet le temps où, sur une étagère Ikea de la gamme Billy, je classais les livres, selon un schéma névrotique parfaitement réglé, en de subtiles rubriques perméables les unes aux autres. Jamais je n’aurais, en ce temps-là, souffert l’idée d’un contact, fut-il éphémère et transitoire, entre le Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy et La philosophie comme science rigoureuse d’un dénommé Husserl. Il aurait été pour moi ontologiquement inconcevable d’agglomérer, dans un même empilement éphémère, le beau texte de Joris-Karl Huysmans sur Félicien Rops aux éditions Livret d’art et un seul ouvrage publié aux très sérieuses et chastes éditions Epiméthée, reliures embossées couleur ocre et Saint Graal de la publication philosophique. Quand je pense que les Opus 1 & 2 de Woody Allen copulent présentement, au dessus de Jacob Laffont, avec les meilleurs pages de Ludwig Feuerbach, je m’interroge gravement tout en serrant les fesses : comment en suis-je arriver là ? Oui, comment l’ordre apollonien de mes très chères années d’études philosophiques a-t-il pu se transformer si vite (après tout, qu’est-ce que vingt ans ?) en cet amas informe qu’il serait sûrement excessif de nommé dionysiaque. Nous devons enfanter une étoile, écrivait Nietzsche. Cassiopée de moustique et flatulences célestes comprises ?

  • Cet empilement anarchique de livres ressemble aux tas d’ouvrages que l’on trouvera un dimanche d’ennui sur les marchés aux puces dans des cartons humides. Le pire y côtoie le meilleur. Encore faut-il être capable de faire le tri. 20 euros en poche, 5 euros le livre, 30 euros les dix. De quoi remplir les chiottes d’une station d’autoroute. Mon fils, qui se glisse régulièrement avec son téléphone portable dans la divine cellule pour faire la nique à un chinois sur Clash Royal, un avant goût de l’avenir mes amis, a-t-il au moins conscience de l’odyssée philosophique qu’il m’a fallu parcourir pour en arriver là. Au renoncement de l’ordre thématique, à la dissimulation de volumes qui trônaient jadis aux meilleures places de mon salon, à cet effrayant micmac  de titres, d’auteurs et de périodes. Je lui suis gré, malgré tout, de m’avoir avoué un jour qu’il avait fait tomber, sans aucune intention critique, au moment de saisir l’immaculé papier violine, la version poche de La servitude volontaire de La Boétie au fond du toboggan de porcelaine.

  • Le manque de place, dont souffre chroniquement les amateurs de pavés reliés dans les appartements de centre ville, n’explique pas tout. Comment en suis-je arrivé là ? Je soupçonne une secrète jouissance scopique.  Voir tous les jours cette pyramide délabrée s’offrir à mon regard d’en bas dans des effluves intimes stimule peut-être mon amour de la sagesse, mais autrement. Il me suffit alors de tendre les bras pour extraire délicatement un fragment d’éternité dans une posture qui n’a pas vocation à durer. Si l’on part du principe raisonnable que toute jouissance est différentielle, quoi de plus jouissif que de lire quelques lignes de Karl Marx sur l’argent (vous aurez reconnu bien sûr La critique de l’économie politique dans sa version poche « Editions Science Marxiste », rouge sang) dans des odeurs de merde. Quoi de plus délectable que de parcourir hâtivement l’article d’Anthony McKenna, « Peut-on être pyrrhonien et chrétien ? », publié en janvier 2001 dans le Magazine littéraire, en soulageant son corps des excès de la pesanteur ? Ou de jeter un œil en pissant sur la très belle couverture du livre de Michel Le Bris, L’homme aux semelles de vent,  publié en 1977 chez Grasset, « Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays, y compris l’URSS. » Une reproduction du Moine au bord de la mer de Caspar-David Friedrich. De la mer…

  • « Nous cherchons un peu d’ordre pour nous protéger du chaos », écrivait Gilles Deleuze quelques années avant sa défenestration, rejoignant dans un dernier saut Nicolas de Staël et le perchiste Pierre Quinon. Mais la phrase contraire est aussi vraie, ce qui ajoute encore au chaos du chaos. Nous cherchons, dans la faiblesse du chaos, à nous protéger des forces de l’ordre. Aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain. J’ai compris hier soir, depuis le regard d’en bas, que cet amas de livres était bien plus signifiant qu’il n’y paraissait de prime abord. Désordre, manque de place, mauvaise gestion de l’espace domestique ? Pas seulement. Barrière magique, mausolée baroque et monstrueux contre les prétentions constipées de tous les normopathes. Il existe même toute une gamme de produits livresques destinés aux chiottes. L’ordre marchand, celui qui vend sous vide de la merde stérile et nomme « philosophe » le premier incontinent venu,  contaminerait-il aussi le dernier recoin de solitude et de recueillement, celui qui libère le verbe faire de tout impératif économique ?

 

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