Gerbe démocratique

Gerbe démocratique

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  • La démocratie ? Ce mot, par redondance, finit par écœurer. Le pouvoir du peuple ? Mais où est le peuple ? Qui est-il ? La masse ? Les foules ? Les multiplicités ? Toi et moi ? A deux, ferons-nous peuple ? Les interminables litanies sur la démocratie qui vient, qui pousse, qui reflue, qui va mal, qui s’achève, qui repart, qui fume, qui pète et qui rote, sont d’un ennui mortel. Avec quel peuple veux-tu le pouvoir, toi, le démocrate? A quelle table risqueras-tu de te poser ?

 

  • Avec qui veux-tu la démocratie, cette belle démocratie et sa figure pathétique de politique tartiné de fond de teint les soirs de déballage électoral ? Préfères-tu le chant mielleux de l’engagé dans l’engagement engageant de la génération démocratique qui s’engage ?

 

  • La nausée ? La culpabilité me guette. Quel soumis n’a pas le mot à la bouche, démocratie, quel angoissé de l’image n’en fait pas son pensum, quel vaincu du cathodique n’a pas sa boîte à remèdes démocratiques ? Je ne suis pas démocrate ? L’impératif glace les sangs. Soit la « démocratie », soit le fascisme ? La belle alternative.

 

  • Nous les démocrates ! Et les revoilà, bouffis, revenus de toutes les bassesses, perchés sur le promontoire des siècles, à hululer le moindre des moindre maux. Haine de la démocratie ? Non, simple dégoût des redondances obscènes. Quant à la chose, elle m’échappe et pour longtemps. D’une question secondaire, nous avons fait une priorité. Le peuple n’est rien sans les individus qui le composent. Ce n’est pas le pouvoir que désirent les masses mais la soumission festive. Ce ne sont pas les tribunes qu’elles réclament mais le spectacle des plus mauvais tribuns. Pour quelle raison faire démocratie avec toute cette faiblesse ?

 

  • Quel homme l’incessant battage de la ritournelle démocratique est-il en train de dresser à la servitude ? Quelle forme nouvelle de renoncement sommes-nous en instance d’inventer au nom du peuple ? Le peuple ? Quel peuple ? Tu vois un peuple ? De qui est-il peuplé ton peuple ? A tes questions de démocrate, je répondrai à la seule condition que tu me présentes ton peuple. Rien de plus faux que le démocrate qui refuse de faire les présentations.

 

  • Montre moi donc ton peuple, que je lui serre la main. Non pas dans le vague, de loin, au milieu de ta brumeuse égalité. En face à face, ladre après ladre, quitte à y passer des siècles et les siècles des siècles. Une probité minimale nous oblige à traiter les problèmes dans l’ordre. Dans cet ordre, le peuple est toujours second. Que l’on s’interdise par démocratisme de penser l’éducation à la servilité démocratique, et l’homme, à la fin de l’histoire, se trouvera vaincu. Avant de tapisser ton boudoir, toi le démocrate, assure toi tout de même que les planches qui soutiennent ta chaire ne sont pas trop vermoulues. Je te vois déjà, en haut de l’affiche, me parler distinctement, une masse reprenant en écho : tu veux la dénivellation, tu veux l’inégalité, tu veux la hiérarchie !

 

  • Mais bien sûr que je veux la hiérarchie, mais tu la veux aussi, toi qui est en place pour fixer les limites de la bonne et de la mauvaise démocratie. Dans la mauvaise, des ladres que tu assignes à quelques empans de terre risqueraient de se lever pour bouter ton commerce et tes majuscules hors de ton royaume. Dans la bonne, te voilà protégé, à l’abri du voisin. Le bon peuple ? Chacun à bonne distance. C’est ça ton égalité, ta liberté, ta fraternité ? Mais ton ambition n’est peut-être pas d’élever les hommes, toi le démocrate, mais de les soumettre à ton nouvel impératif, à ce fétiche qui aux yeux du grand nombre fera de toi un juste, un ami, un sauveur. Mais à qui parles-tu, toi qui parle au peuple ? Ce n’est pas une parole que tu attends en retour, une affirmation que tu cherches, mais un acquiescement, un mouvement de la tête, une génuflexion. Aimez moi, je suis un démocrate ! Haïssez mes ennemis, ils veulent la hiérarchie et leur sanglante histoire est connue.

 

  • Mais le peuple ne saigne pas, ne pleure pas, ne crève jamais. Le peuple n’a jamais froid ou faim. Le peuple ne fait pas l’histoire. Le peuple, mon démocrate, c’est personne. Mais les masses se dressent : nous sommes le peuple, nous avons le pouvoir, nous sommes la démocratie ! Et ils applaudissent le démocrate et le démocrate les aplatit. Et ils louent le démocrate et le démocrate les rend égaux jusqu’à ce qu’ils disparaissent.

 

  • Démocratie, reprend le démocrate, et les vaincus se mettent à l’aimer. Il est notre maître légitime, chantent-ils, car ils nous a fait égaux. Mais dans le tas, un seul se tait. L’insulaire. Lui se passera de maître, refusera d’être démocratiquement dépossédé de son être. Nous manquons d’un peuple d’insulaires. Mais pourquoi les insulaires feraient-ils peuple ?

Bernard Stiegler, marin d’eau douce

Bernard Stiegler, marin d’eau douce

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  • Que vaut un livre qui scande la valeur esprit mais qui nous glisse à la fin un bulletin d’adhésion à une association internationale pour le réenchantement du monde ? Les grands constats interplanétaires sur l’état du désenchantement mondial sont posés par Bernard Stiegler depuis au moins dix ans à « nous, les humains… » (1) Pour une large part, notre période se pense comme pré-apocalyptique. Nombreux sont ceux qui désirent honnêtement, à coups de concepts magiques, sauver la planète d’un immense tsunami de nullité vectorisé, tensorisé, médiatisé (peu importe le bidule qui dit le mouvement de la vague) par des hypomnémata out of control of spirit value. Pesée, contre pesée : tous au chevet du malade. En anglais, de préférence. Le grand monstre virtualisé a fait aujourd’hui ? Couleur des selles ? Négentropiques, entropiques ou métastables ? Les Diafoirus de l’e-learning font dans la prévision, montent sur l’échelle et prêchent le grand péril déjà porté par des petits démons tel Patrick Le Lay, pionnier en la matière, dont l’insondable profondeur de vue marquait, dès 1987, le recul des eaux avant le raz-de-marée final. Les philosophes font aujourd’hui dans le prophétisme planétoïde et le canotage critique.

 

  • Difficile pour autant de lancer des anathèmes contre l’avachissement sans proposer des solutions de rechange. Critique oui, constructive c’est mieux! De là la profusion des associations internationales avec comme porte-voix, pour le défilé clanique, un réajustement postmoderne des prophéties de Nostradamus. Le texte, plat comme une limande, ajustant le concept pour dire la paternité de l’idée, berceuse pour notre temps. Embarqué dans la coquille de noix du nécessaire crédit à faire à l’auteur, le lecteur dérive. Première bouée : Patrick Le Lay. TF1, c’est pas bien. Arrimer la bouée avec Gilbert Simondon. Sur le filin, des coquillages pour faire ancien : Deleuze, Foucault, vieilles moules de la contestation. Deuxième bouée, à la hache : « sortir du capitalisme barbare. » Puis vient le mélange de grec, de mots coupés en deux (« trans-formation », « techno-logie », « éco-logie », « e-learning ») et de grands slogans sur le capitalisme. Une étude systématique sur les régimes de discours de ces prophéties numériques reste à inventer. Le mot coupé en deux touche un public de l’entre-deux mer. Puis vient la séparation des eaux, elle vient toujours : le fatalisme, « combattu par la pensée des lumières » ou la résistance et la lutte pour la « valeur esprit » : « l’esprit est avant tout ce qui est capable d’imaginer et de concrétiser des alternatives, et ce qui ne peut se constituer que comme association des esprits. »

 

  • Ça tangue. Patrick Le Lay et le baron Seillière sont en vue. « Autrement dit, il faut organiser systématiquement la lutte pour l’augmentation de la valeur esprit ». Tirs de boulets à tribord : Star Ac, TF1, Le Lay, Seillière. « Débilité intrinsèque de la société industrielle »: le philosophe écope. « L’enchantement, comme projection du désir, est la seule possibilité de trans-former l’intérêt individuel en intérêt collectif. » La lutte sera féroce s’égosille le moussaillon : « la poursuite de l’hyperindustrialisation est inéluctable : à cet égard, en effet, there is no alternative. » Oh, no ! « Les technologies de l’esprit peuvent et doivent devenir un nouvel âge de l’esprit, un renouveau de l’esprit, une nouvelle « vie de l’esprit » « . A couvert, Le Lay à la manœuvre: « La « Star Ac » est devenue un vrai phénomène de société : nous n’en sommes pas peu fier. » (2) Le philosophe écope, en priant le dieu des rivières, Ars Industrialis. Retour sur la terre ferme. Un colloque chez SFR pour sécher l’équipage ?

 

  • Le philosophe flibustier, entre divination et ressource, désenchanté et maître enchanteur, dresse le pavillon de complaisance pour naviguer en eaux troubles : philosophe dans les hostiles contrées marketing ; engagé dans la cité des hommes pour ses collègues restés à quai. Agent double de notre temps, Industrialis le jour, Ars la nuit, armé d’un discours polymétallique, sans peur et sans reproche, il engage la lutte finale. Albator des missions impossibles, nom de code valeur esprit. Ars Industrialis ? C’est beau.

……………

(1) Toutes le citations sont extraites de Réenchanter le monde, B. Stiegler, Ars Industrialis, Paris, Flammarion, 2006.

(2) Celle-là est de Patrick Le Lay, cité par Stiegler et Ars Industrialis.

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Ecce Nietzsche

Ecce Nietzsche

(reprise)

« Je ne veux pas de « croyants », je crois que j’ai trop de malice pour croire moi-même en moi »

Nietzsche, Ecce homo, § 1.

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I

  • « En effet, ce Moi plein de contradiction et de confusion, est encore celui qui parle le plus droitement de son être, ce Moi qui crée, qui veut et qui juge, ce Moi mesure et valeur des choses. » (1) Nietzsche n’aurait jamais parlé que de lui. Dans la délicatesse d’une parenthèse, dans cette suspension du sens autorisée par l’usage trop peu perçu des guillemets, Nietzsche se dit comme « ego » : « Mes ouvrages parlent uniquement de mes victoires : c’est « moi » qu’ils contiennent, avec tout ce qui fut ennemi, ego ipsissimus, et même ego ipsissimum. » (2) Et pourtant. N’est-ce pas le même qui écrit « dépasser le Moi et le Toi », afin de « sentir de façon cosmique » ? (3) Quel est donc ce « Moi » qui doit se rendre comme « tout à fait moi-même » (ipsissimus) ou « moi-même au plus haut point » (ipsissimum) ? Inutile de chercher quelque substrat pensant ou corporel. Dans cet approfondissement de soi-même rien ne sera donné au terme de la quête. Aucune identité personnelle, aucun sujet, aucune instance, rien qui puisse dire le lieu d’une identité définitive. L’ego est une forteresse vide, sans intérieur. Ni du corps, ni de l’âme, l’ego reste introuvable. Pour cette raison, et pour elle seule, le rien créateur de Stirner n’est jamais très loin (4). Il dit, rapporté à soi, le nom d’une place vide. Il y a chez Nietzsche une façon exemplaire de ne pas se dire et au-delà de ne pas dire ce qu’il en serait du surhomme. Toutes les lectures de Nietzsche qui prétendent fixer une essence de l’homme et fonder une typologie du surhumain  méconnaissent radicalement le sens de l’odyssée idiosyncrasique de Nietzsche, odyssée sans origine (c’est le sens de la pensée abyssale de l’Eternel retour) et sans fondement (la volonté de puissance se surpassant toujours elle-même).

 

  • Les lectures strictement matérialistes de Nietzsche, lectures rampantes, oublient toujours le regard de l’aigle. Cette odyssée de l’idiosyncrasie, complexion physiologique particulière, appelle l’épreuve sur soi d’un cheminement qui ne peut que ce non-dire. Nietzsche chemine ici au plus près d’une mystique sans Dieu. Une mystique, qui à défaut de pouvoir se nommer, se retourne nécessairement en une critique radicale. L’anthropologie négative a fait le deuil de tout substrat, de l’identité personnelle et de ses avatars. Reste l’exigence et le refus de toute fixation identitaire : « Mes exigences : que vous soumettiez à la critique les évaluations morales elles-mêmes (…) en posant la question « Pourquoi se soumettre » » (5) Qu’ai-je à faire d’une analytique du Dasein, d’une phénoménologie de l’existence, d’une métaphysique substantialiste, qu’ai-je à faire d’une décision prise pour moi au nom de l’homme en soi portant sur son dos la carapace de l’indistinct ? De l’homme, je n’ai rien à dire, si ce n’est tout ce que « je » ne suis pas. Non pas cette plate complaisance ventriloque d’un « moi » sujet de ses certitudes. J’ai plutôt tout à dire des processus d’évaluations qui prétendent, en leur nom propre, me dire tel que je dois être pour que je puisse enfin répondre du concept d’Homme.

 

  • Il n’est pas anecdotique que l’humanisme des valeurs universelles et des grandes causes s’épuise, doublé de tous côtés par des processus d’individuation singuliers. Ne reste plus qu’à dresser des cordons de police à concepts. La police de la pensée n’a jamais aimé la société des ego, car ce quelle veut, au nom de la loi, c’est la mesure. Les pensées atopiques au contraire ne disent toujours qu’une seule chose, une unique rengaine, déclinée selon la complexion, chair et esprit qui l’énonce : l’ego est le seul dépositaire de son monde, l’unique prophète. Et il n’est pas question ici de jouer je ne sais quelle pensée dominante contre une prétendue pensée dominée. Cette contre-mythologie, aujourd’hui à l’honneur, n’est que l’antichambre des plus tristes pouvoirs et des plus basses limitations. L’ego ipsissimus de Nietzsche ne vaut qu’à se dire contre et ne peut se dire contre qu’à se surmonter comme ego ipsissimum. Non pas contre le monde, cette abstraction, ou le système (encore mieux), mais contre soi. Ce qu’il appelle ses victoires. Car Nietzsche ne cesse de l’écrire : il est aussi bien le nihilisme que son dépassement, aussi bien le crépuscule que l’aurore, car il est le Tout, car il n’est rien. Fixe une des déterminations du texte, cloue la première métaphore venue et depuis le texte tu seras reconduit à un non lieu. Si Nietzsche est pour toi le nihilisme, c’est ton système d’évaluation que tu charries, c’est son idiosyncrasie que tu prétends réduire. L’anthropologie négative est le moment nécessaire qu’exige l’effort de pensée du sans fond. Aucune politique du surhumain à instituer, comme le rappelle Patrick Wotling dans Nietzsche et le problème de la civilisation, aucune fixation d’essence au terme du parcours. Le parcours se veut lui-même. Sans Ithaque à rejoindre, il est le chemin, le commencement et le terme. L’odyssée de l’idiosyncrasie est sans retour car elle est sans origine.

 

  • Rien de plus étranger à Nietzsche que l’idée d’un ego accompli, bouffi de bonne conscience, satisfait de ses œuvres, complaisant et repus. C’est à cette complaisance qu’il donna le nom de dernier homme, une complaisance contre laquelle l’inquiétude a toujours à se dire. Les prêches des normographes, dans leur condamnation de l’ego, n’ont pour seule prétention que de limiter le rien créateur avant qu’il puisse oser se dire, avant qu’il ait trouvé la force de rentrer en guerre contre lui-même, jusqu’à se surmonter encore. La critique du sans fond, conséquence de la généalogie de Nietzsche, entrant en guerre contre elle-même, se dessine sans pouvoir se fixer. Contrairement à la logique propre des critiques de position, elle n’est pas l’antichambre du dogme, ce moment naïvement juvénile qui conteste pour se donner, plus tard, le droit de pontifier. Avalant toutes les polices de l’esprit, elle renvoie l’ego à son non-lieu. C’est à ce processus d’impouvoir que je donne le nom d’anthropologie négative.

 

II

 

  • La misère du nietzschéisme (de gauche ou de droite, c’est selon) repose sur l’instrumentalisation politique du texte de Nietzsche. Nietzsche convoque en effet le lecteur à une épreuve qui, du point de vue des macrocatégories politiques, est toujours imperceptible. Dans la mesure où la philosophie politique prétend dire la justice du commun, instituer le bien et le mal, le juste et l’injuste, elle tourne nécessairement le dos à cette odyssée idiosyncrasique des évaluations. Seul un ego, ce « moi plein de contradictions » dont parle Nietzsche, peut parcourir le long voyage qui, du plus actif au plus réactif, sans qu’il soit jamais possible d’isoler un des deux termes, engage le rien créateur dans la pesée de ce qui se dit de l’homme. Car il est entendu, de Platon à Aristote, de Hobbes à Rousseau, de Schmitt à Rawls, qu’il en va toujours d’une pesée de l’homme lorsque la question devient politique, lorsqu’elle engage la communauté des hommes. Avant de se donner une philosophie politique, Hobbes (et bien d’autres à sa suite) se donne une anthropologie politique : l’homme est un loup pour l’homme, je suis un loup, tu es un loup. Homo homini lupus. En latin de préférence. Choisis ta langue, mais n’oublie pas qu’elle doit être entendue par tous. Une histoire de fondement puis de gouvernement. L’anthropologie, dans la forme d’un discours légitimant sur l’homme, se donne toujours en amont du politique. Mais que faire d’une pensée qui se refuse à toute anthropologie positive et effondre, évaluations après évaluations, les mesures de la détermination de l’homme ? Non pas pour dire que l’homme en tant qu’homme est hors mesure (ce qui serait reconduire l’illusion d’une nature humaine qui aurait effectivement à se dépasser) mais pour rappeler l’ego à l’épreuve tragique de son irréductibilité.

 

  • L’homme, vis-à-vis de cette odyssée idiosyncrasique, irréductible à toute catégorie, en lui-même, en son essence, ne vaut rien. Car reste toujours à savoir de quel système d’évaluation s’autorise la formule énoncée. Dire « l’homme est un animal politique », c’est déjà énoncer le politique, et c’est aussi sûrement biffer les « expériences vécues », la traversée de l’esprit, dont Nietzsche fait état dans l’Avant-propos de la Généalogie de la morale. Te sens-tu l’âme d’un animal politique ? Te laisseras-tu réduire à « ce trésor de connaissance« , à cette réduction par les « butineurs nés de l’esprit » ? Qu’est-ce qui en toi concède, qu’est-ce qui en toi se soumet ? Si rien de ce qui est dit de l’ego ne m’est étranger, si contre tous ces discours je peux entrer en guerre, en guerre contre moi-même, que faire politiquement de cette critique totale ? Que faire du rien créateur lorsque l’affaire devient commune ? Ce n’est pas d’une anthropologie négative dont a besoin l’institution politique, ce n’est pas d’une théologie négative dont a besoin l’Eglise. La pensée de Nietzsche, cette anthropologie négative (« créer un concept« , nous dit le texte, puisque « le scepticisme n’est pas le but« ) rappelée à l’idiosyncrasie de ses origines, cette psychologie du philosophe, cette façon singulière d’enrubanner le rien afin de se dépasser, a toujours été un non-lieu politique. Ce n’est donc jamais de Nietzsche dont il est question dans la critique du nietzschéisme de droite ou de gauche mais d’un certain usage du discours qui s’autorise de Nietzsche pour se fonder.

 

  • La critique à prétention fondatrice n’a jamais été un obstacle pour l’institution du pouvoir. Ce que conjure plutôt le politique dans sa dimension instituante, c’est l’ego, ipsissimus ou ipsissimum, l’ego comme rappel de l’irréductible puissance idiosyncrasique du non. Pour quelle raison faudrait-il que la critique débouche sur un nouveau fondement, un autre dogme ? L’institution du politique se conjugue nécessairement comme domestication des esprits, car c’est de croyants dont l’institution a besoin. Appelle cela « masse » ou « bétail » ou « troupeau », accole au substantif un des termes usuels du glossaire politique et tu risques déjà gros. Un imaginaire te devance et une histoire a déjà été écrite. Sans toi. Parfaite symétrie des discours prenant en grippe « l’individu narcissique » (côté philosophie) et des impositions normatives (côté institution). Te sens tu l’âme d’un « individu narcissique » ? Ton voisin peut-être ? Ton ennemi, sûrement. Hobbes disait un loup. J’appelle cela un réaménagement du vocable pour des consciences plus sensibles.

 

  • La lecture de Nietzsche depuis plus d’un siècle confirme la remarque : une pensée de la puissance idiosyncrasique est spontanément interprétée comme pensée du pouvoir et des organes de domination. Car ce n’est pas le voyage de l’esprit, la singulière épreuve ou la victoire de soi sur soi qui occupent spontanément le rien créateur mais le triomphe, le pouvoir et la domination. L’institution promet la victoire, non pas sur soi (qui en veut ?), mais sur les autres. Assurance d’une conquête, d’une mission, d’une espérance. Rencontre trop évidente du religieux et du politique. Logique du scandale pesant sur l’autre, jamais sur soi. Cette promesse d’en finir avec ses propres abîmes, de se situer enfin sur une topique, de trouver son lieu, a de quoi rassurer. De là sa séduction, sa seule vérité. Logique de la fuite dans la fixation. Que dire de cette quantité de glose produite autour d’une élection dûment démocratique ? Qui n’a pas sa formule, sa certitude à énoncer, son champion à défendre ? Honnis les sans avis, ils seront sans lieu. Se donner encore pour un temps toutes les bonnes raisons de se sentir être politiquement, et en commun, un quelque chose plutôt que rien.

 

III

 

  • L’anti-nietzschéisme primaire de l’ancienne « nouvelle philosophie » est connu, verni de bonne conscience humaniste. La critique à gauche du nietzschéisme dit de gauche l’est un peu moins. Il semblerait qu’elle soit toujours, dans la veine marxiste, à l’honneur. Michel Clouscard, dans sa critique du freudo-marxisme et de l’idéologie du désir, a donné à cette critique tout son poids. La « mélasse idéologique », façon toute personnelle de dire cette idéologie du désir qu’il rattache au moment deleuzien, « sera pigmentée de nietzschéisme (et de contresens à propos de Nietzsche) » (6). « Ce qui nous semble essentiel (d’un point de vue marxiste) chez Nietzsche, c’est le Dionysiaque, cette force vitaliste qui traverserait dans l’orgiaque les contradictions idéologiques. Le Dionysiaque est le grand alibi féodal des hobereaux dont Nietzsche (ceci dit avec toute la considération due au poète du Grand Midi) était le porte-parole. Le Dionysiaque réconcilie, en effet, la vertu guerrière du maître et le naturalisme paillard du peuple. Ce moment de réciprocité heureuse du maître et de l’esclave est celui de l’étymologie féodale, par la guerre victorieuse contre l’envahisseur et par la production paysanne enfin possible. » (7) Décidément, difficile de se déprendre, y compris (et surtout) pour un penseur marxiste, de la fascination qu’exerce la grande âme du poète du Grand Midi.

 

  •  La « mélasse idéologique » du pousse au désir a fait, pour la grille de lecture marxiste, celle de Michel Clouscard entre autres, de cette « haute valeur réactionnaire » (l’ordre féodal) une bouillie culturo-mondaine a consommer dans le fumé libéralo-libertaire, avec Baverez ou Cohn-Bendit (7), une question de référence estudiantine. (8) Cette alliance est aujourd’hui la raison de critiquer des prétendus cyniques, docteurs es bobologie, trouvant, dans cette collusion complice du petit prince de Mai et du culturo-mondain en odeur libérale, une plaine enfin fertile pour étendre le lisier (importance du vocable) de leur ressentiment ou de leur allergie à l’autre (9). Hélas, la critique marxiste, d’autant plus déchirée qu’elle repose sur une haute conscience du problème politique, ne lit pas Nietzsche. Ce qui l’occupe, ce sont les stratégies de position qui font de Nietzsche un alibi, à gauche comme à droite. Ce qu’elle révèle en creux, c’est la nature de son objet : le jeu du positionnement politique dans la certitude d’un combat. Et c’est cette certitude qui est étrangère à Nietzsche. Nietzsche n’a été le porte-voix de personne et sa « guerre victorieuse » était menée contre lui-même. Qu’il y ait eu des falsifications idéologiques (donc politiques) du texte de Nietzsche, qui en douterait ? Que la volonté de puissance (concept d’ailleurs tardif dans l’œuvre) ait servi à justifier des pulsions et des forces de domination au service des instincts les plus agressifs, cela nous en dit toujours plus sur la nature des investissements mobilisés à la lecture d’un texte (et plus sûrement à sa non-lecture) que sur le texte lui-même. Vouloir la domination et le pouvoir, telle est l’interprétation de la puissance que se font les impuissants, une impuissance qui n’est pas de nature. Simple résultat d’une lâcheté à ne pas entrer en guerre contre soi-même. Les interprétations politiques de Nietzsche ont pour elles la force de l’évidence et de la facilité, Nietzsche aurait dit faiblesse. Conséquence : « J’ai tourné le dos aux dominateurs quand j’ai vu ce qu’on appelle aujourd’hui dominer, c’est-à-dire trafiquer et marchander au sujet du pouvoir – trafiquer avec la canaille. » (10) Nietzsche renvoie l’ego à ses propres abîmes, aux vertiges de ses contradictions ou à ses improbables alliances. La grossièreté des lectures idéologiques de Nietzsche, dans l’euphorie d’une grandeur morale, se révèle à elle-même comme incapable de se surmonter. « Bien plus : « qui sommes-nous en réalité ? ». Et nous recomptons, après coup, je le répète, chacun des douze coups vibrants de notre expérience, de notre vie, de notre être – sans compter juste, hélas !… Nous demeurons nécessairement étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons pas éviter le quiproquo sur nous-mêmes, pour nous vaut de toute éternité cette phrase : «chacun est pour soi-même le plus lointain », – nous ne sommes pas pour nous des « hommes de la connaissance… » » (11)

 

  • Qu’aurait à faire le combat politique, cette campagne sans guerriers, d’une pareille plongée et de tels abîmes ? Il faut des camps pour faire campagne, toute une façon clanique d’organiser l’espace neutralisé du discours. Lorsque Michel Clouscard parle du nietzschéisme de gauche, il redessine ce que ne doit pas être une pensée marxiste. Il définit le lieu de l’adversaire afin de fonder politiquement le sien. Sa critique aura nécessairement pour envers un autre dogme. A moins qu’il ne renonce définitivement au pouvoir, à ce trafic avec la canaille. Dans cette épreuve de l’impouvoir, jusqu’au bout, Nietzsche a parfois fait halte : « contempler le vaste et dangereux pays qu’avait jusque-là traversé mon esprit. » (12)

 

  • Très paradoxalement, révélant quelques contradictions à celui qui veut le chemin et non le but, il apparaît, Grand Midi mais ombre du politique, comme une figure extrême du pouvoir, comme figure projective de la domination. Nietzsche comme révélateur du politique ? Je rappelle que c’est Max Stirner qui a fait Karl Marx, et non le contraire. Une affaire de chronologie ? Pour les historiens faitalistes qui délimitent la portée d’un concept au rythme des saisons. C’est peut-être ce qu’il y avait en Marx de plus stirnerien, de plus égoïste, qui a fait ce qui deviendra (sans Marx) le marxisme d’institution : une immense conjuration, tout autant qu’un immense refoulement de la puissance égoïque. Du point de vue marxiste, cet impouvoir de l’ego est une façon déguisée (elles le sont toutes) de dire la transversalité de classe, avec Nietzsche « Dionysiaque », ou le « néant de classe« , avec Sartre « existence« ; philosophies de bourgeois, au mieux d’aristocrate. Cette transversalité dans l’orgiaque, figures réunies du maître et de l’esclave, a aujourd’hui ses lieux et ses encadrements. Tous unis dans l’orgiaque et le festivisme, tous à Ibiza. La plaine est plus que jamais fertile et le cynisme de foire fera bon ménage avec le marxisme d’institution. Un baby Coca pour l’homme de gauche ? Que montrent ces grossières critiques? Rien, si ce n’est la permanence des stratégies du pouvoir. Je te laisse choisir entre Stirner et Nietzsche. Politiquement, les deux positions se valent, car elles ne valent rien, car c’est de l’impouvoir de l’ego qu’elles se disent. C’est toujours de cet impouvoir que les pouvoirs se défient, comme du seul foyer de leur ruine.

 

IV

 

  • S’agit-il simplement de mettre le corps à la place de l’esprit, l’hédonisme à la place de l’idéalisme, le matérialisme (quel matérialisme ?) à la place de tout le reste, pour en finir avec la mauvaise conscience et la vieille morale ascétique ? Où chercher ce « contre-idéal » (Ecce homo) sans poser un idéal contraire ? « Hédonisme, pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui mesurent la valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en fonction d’états concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée superficiels et des naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces formatrices et une conscience d’artiste considérera de haut, non sans dérision, ni sans pitié. » (13) Force et faiblesse, puissance et impuissance, prévalent sur les sentiments de plaisir et de peine. Encore faut-il, à cette plongée « contre-idéale », une grande probité, celle qui refuse de s’en laisser compter par quelque mesure de la valeur. Car l’idéal est l’autre nom de l’indiscutable valeur, celle qui, à la place de l’autel, m’impose sa hiérarchie. Les lectures « idéalisantes » de Nietzsche envisagent la réévaluation de toutes les valeurs comme institution de nouvelles valeurs. Il suffirait simplement de changer le signe de la valeur pour retrouver la « réalité » du côté de ce qui, jusque là, a été nié. Pour ces lectures, Nietzsche livrerait les bonnes et les mauvaises valeurs, toute une moraline du renversement. Cette balourdise fixera les noms des nouveaux offices et gravera les nouvelles tables de pierre : sexualité, corps, jouissance, instinct guerrier, grande affirmation, force positive, vie, anti-conformisme, sens de la terre, monde terrestre… Onfray. « Le surhomme est l’expression d’une retrouvaille par-delà l’ancestrale schizophrénie En fin la philosophie s’occupe de chose prochaines, vraies, réelles. Zarathoustra est le danseur venu des montagnes, il fait honte à l’esprit lourd et aux vaticinations pesantes. L’allégresse est de mise. » (14) Sur cette programmatique, sur ces nouveaux idéaux scandés, sur ce confort monochrome et ce jeu satisfait d’ombres chinoises, sur toute cette niaiserie des idéaux contraires, sur ce matériel d’affûtage aiguiser le tranchant de la lame. Aucune valeur rehaussée ne subsistera à la découpe, aucun programme de renversement claironné ne résistera au travail de la lame. Sur le « nietzschéen », jusqu’à présent, tout a été dit dans les termes du grossier, tout et son contraire. Le Oui contre le Non, la Santé contre la Maladie, la Vie contre la Mort, le Plaisir contre le Déplaisir ! Jeu de position : reste l’iconostase, croyance en l’opposition des valeurs, porte, passage, prêtrise, contre-prêtise. Et finalement pouvoir, celui d’imposer son système de valeurs en accord avec l’air du temps, de dire le Bien et le Mal, avant et après Nietzsche. Succès du tremendum, toujours

 

  • Nous ne sommes pas nietzschéens ! La confession fait recette. Demande plutôt au philosophe ce qu’il entend par nietzschéen. Qu’a-t-il pu retenir de la plongée et de l’immersion ? Comme si, par un tour de sorcier, il y avait une façon d’échapper au fantôme sans jamais douter de sa présence. Il reste encore à ne plus croire. Renvoyer le nietzschéen à ce qu’il est : une façon magistrale d’arpenter sans se mouiller. En guise de recherche de ma propre vertu : le nietzschéen ? A quand une pensée par-delà nietzschéen et anti-nietzschéen ? A quand une lecture qui prendrait enfin Nietzsche au sérieux, jusque dans son rire ? Si nietzschéen est le mot pour dire tout ce qui dépasse, le débordement en excès de soi, il est la nouvelle idole et le nouveau Dieu. A son tour le nietzschéen doit être surmonté. Depuis quelles valeurs ? Aucune et toutes à la fois, car la valeur n’existe pas. Les valeurs nietzschéennes sont édictées par des croyants. Monter sur ses propres épaules plutôt que sur celles de Nietzsche. Sur les épaules de Nietzsche ? Nietzsche. Et sur les tiennes ?

 

  • « La philosophie critique a deux mouvements inséparables : rapporter toute chose, et toute origine de quelque valeur, à des valeurs : mais aussi rapporter ces valeurs à quelque chose qui soit comme leur origine, et qui décide de leur valeur. On reconnaît la double lutte de Nietzsche. Contre ceux qui soustraient les valeurs à la critique, se contentant d’inventorier les valeurs existantes ou de critiquer les choses au nom de valeurs établies : les « ouvriers de la philosophie », Kant, Schopenhauer. » (15) Aucune valeur supérieure ne viendra couronner le moment critique. Le texte de Nietzsche ne propose, au grand désespoir de la bonne conscience en queue de rat, aucune valeur ultime. Autant dire que les valeurs susceptibles d’être posées comme nietzschéennes ne sont que les symptômes d’une certaine lecture de Nietzsche, incapable de tenir l’exigence d’une critique qui effondre toute position de surplomb. C’est le sens du déclin (Untergang) de Nietzsche-Zarathoustra, de l’immersion comme plongée ou enfouissement. Restera toujours la volonté de trouver la racine des racines, dans l’humus. Lectures rampantes de Nietzsche : biologisation et matérialisme. Nietzsche au pays des cellules et des paramécies. Aucune valeur (qu’elle soit dite nietzschéenne ou anti-nietzschéenne) n’échappera à la critique. C’est la valeur de l’opposition nietzschéen / anti-nietzchéen que nous devons désormais évaluer. Cette opposition, comme toutes les oppositions de valeurs, n’a aucun lieu dans le texte de Nietzsche. Elle n’est que le résultat tard venu d’une transposition du système fidéiste « valeur » contre « anti-valeur », un masque plus loin, après Nietzsche. La résolution ne viendra pas d’une nouvelle valeur, plus synthétique, car c’est la vérité de la valeur qui est l’objet sans reste de la critique. La vie ? Exemplaire façon de biffer le problème. Qu’est-ce que la vie pour toi, quelles valeurs attaches-tu au concept ? Il ne s’agit déjà plus de la vie mais de toi, origine, support et déroute de toutes les évaluations.

 

  • Nietzschéen, anti-nietzschéen, ainsi parle le croyant ayant renoncé, une fois passée l’euphorie d’une rencontre conceptuelle, à se chercher. « L’homme est le seul responsable… » La formule, trop flottante, ne nous dit toujours rien. Ego, il ne reste que ça pour délimiter le foyer d’impouvoir à l’origine de toutes les évaluations. Gilles Deleuze pressentait déjà le problème en 1967. A la question « On pourrait donc parler d’un retour à l’individualisme », il répond : « Un individualisme bizarre où, sans doute, la conscience moderne se reconnaît un petit peu. Car chez Nietzsche, cet individualisme s’accompagne d’une vive critique des notions de « moi » et de « je ». Il y a pour Nietzsche une espèce de dissolution du moi. La réaction contre les structures oppressives ne se fait plus, pour lui, au nom d’un « moi » ou d’un « je », mais au contraire comme si le « moi » ou le « je » étaient leurs complices. » (16) Double mouvement du texte de Nietzsche. J’exprime (faute de mieux) ce double mouvement en ces termes : asubjectivité et hypersubjectivité. Hypersubjectivité ? Nietzsche parle en son nom : de sa décadence, de son nihilisme, de son commencement, de ses défaites, de ses victoires. Nietzsche ne parle que de lui. Ego. Mais un ego sans ego, un « je » sans « je », une hypersubjectivité sans sujet. Asubjectivité ? Ainsi parlait Zarathoustra :  » livre pour tous et pour personne ». « Individualisme bizarre« , en effet. Même problème chez Michel Haar dans sa lecture aiguisée de Nietzsche : « Peut-on dire que Nietzsche ait changé l’essence de la subjectivité ? Le « moi » pluriel, le « moi » cosmique ne sont que des essais pour contourner le massif de l’ego. Et pourtant, contre une longue tradition qui identifie individu et clôture sur l’auto-possession consciente, contre la quête quasi sacrée du propre, de la sphère privée, Nietzsche esquisse la possibilité, peut-être plus orientale qu’occidentale, d’un individu ouvert, ou en tout cas dont les limites ne sont définies ni par par la conscience de soi, ni par l’auto-position, ni par l’assurance d’une identité indivisible. » (17) « Individualisme bizarre » ou « individu ouvert » : au choix.

 

  • Comment l’hypersubjectivité et l’asubjectivité peuvent-elles tenir ensemble ? Comme tiennent ensemble le latent et le manifeste, mais sans Freud. L’hypersubjectivité chez Nietzsche ne se donne à lire que comme simulacre, comme mise en scène, métaphore théâtrale voulue. Dire « je », dans la forme stylisée d’une hypersubjectivité manifeste (l’ego comme plus grand simulacre), c’est aussitôt renvoyer l’autre à sa propre maîtrise, le convoquer à son irrévocable solitude de maître révélé à lui-même, lui le rien créateur. Dire je, c’est appeler l’autre à se poser la question des sans doctrines ou des sans philosophies : comment je fonctionne en Nietzsche ? Cette question est le seul commencement et pourtant la dernière posée, car la plus risquée, la plus encombrante, la moins profitable pour qui prétend dire la messe du nietzschéen ou anti-nietzschéen. Plutôt gloser sur le nietzschéen ou l’anti-nietzschéen, délivrer des bons points, dire Oui au Oui et Non au Non, dans la stupide extase d’une surhumanité à venir. Hypersubjectivité ? Tout le contraire d’une introspection. Sans parler d’une dissolution. Plutôt inflation, croissance, débordement de l’ego, jusqu’à finir par dévorer, dans l’aventure idiosyncrasique d’une pensée qui se risque, toutes les limites instituées sur le régime de l’évidence. Subjectivisme ? Contre quelles valeurs ? « « Tout est subjectif », dites-vous. Mais c’est déjà une interprétation. Le « sujet » n’est rien de donné, c’est une notion surajoutée, supposée. » (18) Ou encore : « notre préoccupation la plus grave, c’est de comprendre que toute chose est en devenir, de nous renier nous-mêmes comme individus, de voir le monde par le plus grand nombre d’yeux possible. » (19)

 

  • Hypersubjectivité ? Asubjectivité? L’échouage sur un des deux termes est indécidable. Trancher reviendrait à déterminer le dernier mot de la valeur. C’est aussi le sens profond de la critique totale : surmonter des interprétations plus étroites, au risque de la bouffonnerie, au risque de la critique. Nous sommes donc joyeusement condamnés à l’artifice et au simulacre : mise en scène de l’hypersubjectivité sur fond de rien, cette asubjectivité qui hantait Nietzsche et qu’il a fini par rejoindre. Une fois tombé le rideau du grand simulacre de l’ego, lui ou le Crucifié, peu importe.

 

« Je ne veux pas de « croyants », je crois que j’ai trop de malice pour croire moi-même en moi »

Nietzsche, Ecce homo, § 1.

 

……..

(1) F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des visionnaires de l’au-delà.
(2) F. Nietzsche, Humain, trop humain, préface, t. II.
(3) F. Nietzsche, Volonté de puissance, trad. Bianquis, t. II, l. IV, § 613.
(4) Voir sur ce site, Le rien créateur I, II.
(5) F. Nietzsche, Volonté de puissance, t. I, l. I, § 232.

(6) M. Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Paris, Le Castor Astral, 1999, p. 99.
(7) Loc. cit.
(8) A goûter ce mois, dans le magazine Philosophie, le dialogue faussement improbable mais réellement déniaisé entre Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Baverez. En guise d’invite à poursuivre : « Quoi de commun entre Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Baverez ? L’icône de Mai 68 et le biographe de Raymond Aron ne s’étaient jamais rencontrés. L’échange entre le libertaire et le libéral est aujourd’hui pacifié, presque complice. Pourtant, leurs visions de la société, de l’autorité, du travail et de la liberté les séparent. L’un défend Ségolène Royal, l’autre Nicolas Sarkozy »
(9) Voir sur ce site, Michel Clouscard joue, seul, Baal (oct. 2006)
(10) Voir sur ce site, La flicaille dite « de gauche » (nov. 2006)
(11) F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la Canaille, trad. Bianquis.
(12) F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Avant-propos, § 1, op. cit.

(13) F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 225, trad. P. Wotling, Paris, GF, 2000.
(14) M. Onfray, La sagesse tragique, Paris, Le livre de poche, 2006, pp. 121-122. A lire pour évaluer la probité de ce qui se donne aujourd’hui comme « bon usage de Nietzsche » (l’auteur)
(15) G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, Quadrige (2ed), 1998, p. 2.
(16) G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, « L’éclat de rire de Nietzsche », Textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Editions de Minuit, 2002, p. 180.
(17) M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Critique et subversion de la subjectivité, Paris, Tel Gallimard, 1993, p. 166.
(18) F. Nietzsche, La volonté de puissance, trad. G. Bianquis, t. I, l. II, § 133.
(19) F. Nietzsche, op. cit., t. II, l. III, § 581.

Moine au bord de la mer…

Moine au bord de la mer…

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  • L’organisation, un tantinet chaotique de mon espace intérieur, m’a conduit à amonceler aux toilettes une masse considérable de volumes plus ou moins « philosophiques ». C’est ainsi que de vieux magazines littéraires coiffent une pile instable de bouquins jaunis sur tranche, que les annales du bac 2002 côtoient des rouleaux de papier cul, que l’on peut, au moment infralunaire de la défécation matinale, se saisir d’un recueil de textes de Karl Marx ou de La fin de Satan de Victor Hugo, du bestiaire animalier de Serre ou du pesant volume de Pierre Bourdieu sur l’Etat. Faites bien attention tout de même, les piles sont instables. Branlantes, le lieu s’y prête.

  • Qu’il est loin en effet le temps où, sur une étagère Ikea de la gamme Billy, je classais les livres, selon un schéma névrotique parfaitement réglé, en de subtiles rubriques perméables les unes aux autres. Jamais je n’aurais, en ce temps-là, souffert l’idée d’un contact, fut-il éphémère et transitoire, entre le Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy et La philosophie comme science rigoureuse d’un dénommé Husserl. Il aurait été pour moi ontologiquement inconcevable d’agglomérer, dans un même empilement éphémère, le beau texte de Joris-Karl Huysmans sur Félicien Rops aux éditions Livret d’art et un seul ouvrage publié aux très sérieuses et chastes éditions Epiméthée, reliures embossées couleur ocre et Saint Graal de la publication philosophique. Quand je pense que les Opus 1 & 2 de Woody Allen copulent présentement, au dessus de Jacob Laffont, avec les meilleurs pages de Ludwig Feuerbach, je m’interroge gravement tout en serrant les fesses : comment en suis-je arriver là ? Oui, comment l’ordre apollonien de mes très chères années d’études philosophiques a-t-il pu se transformer si vite (après tout, qu’est-ce que vingt ans ?) en cet amas informe qu’il serait sûrement excessif de nommé dionysiaque. Nous devons enfanter une étoile, écrivait Nietzsche. Cassiopée de moustique et flatulences célestes comprises ?

  • Cet empilement anarchique de livres ressemble aux tas d’ouvrages que l’on trouvera un dimanche d’ennui sur les marchés aux puces dans des cartons humides. Le pire y côtoie le meilleur. Encore faut-il être capable de faire le tri. 20 euros en poche, 5 euros le livre, 30 euros les dix. De quoi remplir les chiottes d’une station d’autoroute. Mon fils, qui se glisse régulièrement avec son téléphone portable dans la divine cellule pour faire la nique à un chinois sur Clash Royal, un avant goût de l’avenir mes amis, a-t-il au moins conscience de l’odyssée philosophique qu’il m’a fallu parcourir pour en arriver là. Au renoncement de l’ordre thématique, à la dissimulation de volumes qui trônaient jadis aux meilleures places de mon salon, à cet effrayant micmac  de titres, d’auteurs et de périodes. Je lui suis gré, malgré tout, de m’avoir avoué un jour qu’il avait fait tomber, sans aucune intention critique, au moment de saisir l’immaculé papier violine, la version poche de La servitude volontaire de La Boétie au fond du toboggan de porcelaine.

  • Le manque de place, dont souffre chroniquement les amateurs de pavés reliés dans les appartements de centre ville, n’explique pas tout. Comment en suis-je arrivé là ? Je soupçonne une secrète jouissance scopique.  Voir tous les jours cette pyramide délabrée s’offrir à mon regard d’en bas dans des effluves intimes stimule peut-être mon amour de la sagesse, mais autrement. Il me suffit alors de tendre les bras pour extraire délicatement un fragment d’éternité dans une posture qui n’a pas vocation à durer. Si l’on part du principe raisonnable que toute jouissance est différentielle, quoi de plus jouissif que de lire quelques lignes de Karl Marx sur l’argent (vous aurez reconnu bien sûr La critique de l’économie politique dans sa version poche « Editions Science Marxiste », rouge sang) dans des odeurs de merde. Quoi de plus délectable que de parcourir hâtivement l’article d’Anthony McKenna, « Peut-on être pyrrhonien et chrétien ? », publié en janvier 2001 dans le Magazine littéraire, en soulageant son corps des excès de la pesanteur ? Ou de jeter un œil en pissant sur la très belle couverture du livre de Michel Le Bris, L’homme aux semelles de vent,  publié en 1977 chez Grasset, « Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays, y compris l’URSS. » Une reproduction du Moine au bord de la mer de Caspar-David Friedrich. De la mer…

  • « Nous cherchons un peu d’ordre pour nous protéger du chaos », écrivait Gilles Deleuze quelques années avant sa défenestration, rejoignant dans un dernier saut Nicolas de Staël et le perchiste Pierre Quinon. Mais la phrase contraire est aussi vraie, ce qui ajoute encore au chaos du chaos. Nous cherchons, dans la faiblesse du chaos, à nous protéger des forces de l’ordre. Aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain. J’ai compris hier soir, depuis le regard d’en bas, que cet amas de livres était bien plus signifiant qu’il n’y paraissait de prime abord. Désordre, manque de place, mauvaise gestion de l’espace domestique ? Pas seulement. Barrière magique, mausolée baroque et monstrueux contre les prétentions constipées de tous les normopathes. Il existe même toute une gamme de produits livresques destinés aux chiottes. L’ordre marchand, celui qui vend sous vide de la merde stérile et nomme « philosophe » le premier incontinent venu,  contaminerait-il aussi le dernier recoin de solitude et de recueillement, celui qui libère le verbe faire de tout impératif économique ?