Situation de la philosophie
- Il fut un temps, moyennant quelques conjonctions favorables, où la philosophie offrait encore, pour la pensée et pour l’action, quelques espaces de liberté. Ce temps est révolu. Certes, le philosophe a définitivement perdu la fonction d’effrayer la chronique. On pourrait d’ailleurs, en passant, juger de la vivacité d’une période historique au degré de crainte que lui inspire la critique. La nôtre est assurément, de ce point de vue, à l’arrêt. Vient le moment, toujours le nôtre, où les nostalgiques se tournent, au hasard d’un travail universitaire, d’une thèse, d’un article, vers cette dernière figure du père spirituel, exact pendant de la fonction paternelle dans le parcours initiatique qui amènera l’enfant méconnu à la reconnaissance de l’adulte (intériorisation du devoir, des interdits, assimilation des normes de «l’âge adulte»). Mais cette disparition est aussi pensée comme la fin de l’intellectuel organique, fin du prophète ou du faiseur de système. Tombeau du grand intellectuel critique propre à juger, dans la circonspection du regard dominant, de la marche du monde, quitte à envelopper la diversité foisonnante sous quelques concepts rehaussés au statut d’idole. D’autres tirent prétexte de cette inéluctable fin pour rappeler l’impérieuse nécessité de la recherche, le progrès de la raison, la modestie des tâches à accomplir, encore. La philosophie dite « analytique » se glisse ainsi dans les marges du reflux du grand intellectuel critique. Des sous pour la recherche en philosophie devenue enfin modeste…
- Des noms, pour ou contre, sont lancés à la volée, figures d’un renouveau du philosopher, consonances anglaises de préférence. La question n’est pas de savoir qui des uns sont « continentaux », qui des autres sont « analytiques », si les uns prêchent la « vie », le « vécu » ou la « création », si les autres suivent la «subtilité, la complexité du développement scientifique.» (1) Ces deux orientations, en tant que dénies de la situation exacte de la philosophie aujourd’hui, sont également vaines. Qu’en est-il de cette situation ? Celle du nécessaire dépassement de la philosophie. Ce dépassement, dont on retrouve la trace chez Marx (dépassement qui est tout autant une réalisation de la philosophie) correspond à ce qu’il faudrait appeler un devenir monde de la philosophie. Le philosophe ne peut plus revendiquer (et il faut s’en féliciter) une place à part, celle du grand voyant. Il n’est pas non plus un expert (ou seulement au titre de pitre culturo-mondain dans la course au sponsoring, exemplaire façon de se retirer dans un pré carré le temps du dépérissement final) car ce à quoi il aspire c’est, pour le dire avec Henri Lefebvre, à « l’homme total » dans une critique radicale et toujours reconduite des figures de l’aliénation. Mais la désaliénation n’est pas un terme, un sanctuaire à conquérir, une nouvelle pause à adopter. « Ce qui aliène en un sens par un autre sens réalise et désaliène en rendant possible la réalisation ou l’actualisation. Le combat contre l’aliénation peut se révéler chemin d’une aliénation plus profonde. L’aliénation ne se définit donc jamais ni par un des termes en présence (en conflit dans leur présence réciproque) ni par la douleur possiblement féconde du conflit, mais par l’arrêt du dépassement (le blocage possible) » (2) Le rationalisme niais de l’expert, l’egolâtrie inculte, la métaphysique des profondeurs de l’occulte, la philosophie des cruciverbistes de la sémantique, le cynisme convenu sont autant de termes et de fixations imposés à la critique, autant de façon de la faire taire. Ils reconduisent les formes séculaires de l’aliénation humaine. La figure mythique du philosophe subsiste à condition que le dit « philosophe » (ou reconnu tel) se fasse le porte-bidons de l’idéologie ambiante, qu’il assure sa fonction en faisant jouer pour lui une rhétorique de la recherche désintéressée et du progrès de la science.
- En jeu ? La survivance de la figure paternaliste du philosophe. La philosophie doit être dépassée par et à travers une critique radicale de cette figure, car en tant que forme mythique de la fonction d’autorité elle participe à son tour des figures de l’aliénation. C’est aussi pour cette raison que la course à l’échalote en paternité philosophique constitue un enjeu majeur pour tous ceux qui s’inscrivent dans la défense d’un magistère, qu’il se dise « continental » ou « analytique ». Si le père est la figure sociale de l’action par excellence, le philosophe est, en contrepoint, la figure de la pensée par excellence. La survivance de la figure du philosophe consacre par conséquent (pour longtemps encore ?) le divorce de la pensée et de l’action, son impossible réalisation. L’individualisme critique, une fois passée le renversement de toutes les idoles de l’achèvement, est pourtant en chemin vers cette réalisation (chaque individu cherchant, pour son compte, quotidiennement, à se frayer une voie singulière, en acte et en pensée, vers cette « totalisation » (3)). En face, et pourtant au milieu de ce mouvement historique, la philosophie se met d’elle-même en marge de l’histoire en cherchant les conditions de son salut dans une nostalgie passéiste ou une distanciation technicienne. Dans ce double mouvement, elle se condamne, non pas à se réaliser dans son dépassement, mais à disparaître sans laisser de traces.
- Cette disparition de la critique radicale laisse alors toute latitude aux marchands de recettes, aux dogmatismes du bien vivre, à la philosophie comme thérapie de soi et adaptation aux figures éprouvées du renoncement à toute tentative de libération in situ. Dans la transmission de l’acte critique se noue et se dénoue un engagement de l’homme total. Les discours prétendument philosophiques, dans l’ignorance calculée ou niaise, de cette situation historiquement inédite, se condamnent eux-mêmes. Ils ne sont que l’exact pendant des parodies cyniques du philosopher. Envers et endroit d’un même pourrissement. Dépasser cette situation ne peut se faire que depuis une critique sans reste de la philosophie. Cette critique ne prendra plus la forme des surenchères spéculatives, surenchères qui ne font que creuser (ontologie du trou ?) leur propre vide. Elle ne sera pas non plus ce placebo de sens estampillé « nouvelle philosophie » ou « philosophie hédoniste », mais la réalisation individuellement triomphante d’une réconciliation sans chemins, résidu vivant de toutes les philosophies
- La philosophie est à dépasser car plus personne ne l’attend. Plus personne n’attend la maïeutique de Socrate ou la réminiscence de Platon, plus personne n’attend sa renaissance, pour une fois encore. Ce serait ça, enfin, la « modernité » : l’abolition de la philosophie, sa réalisation. Non pas abolition sans reste, mais dépassement, accomplissement, concrétisation en chacun d’une marche millénaire. Les Socrate, sans en passer par la décoction mortelle, sont devenus légions. A eux le sens critique, la force de la réfutation, le doute et la question. Le premier a avoir pensé l’inévitable mouvement fut Marx qui en appelait à pareil dépassement, avec pour seul horizon « l’individu vivant ». « Le devenir-philosophe du monde » comme « devenir-monde de la philosophie ». Ainsi dans les Manuscrits de jeunesse, en 1844, à propos de Hegel : «l’esprit philosophique n’est autre chose que l’esprit du monde aliéné qui se saisit lui-même mentalement , c’est-à-dire abstraitement sans sortir de son aliénation à soi». La philosophie concentre encore, en son noyau, toutes les aliénations. La critique des vaines spéculations et des fuites doctrinales se fera dans le monde des œuvres humaines, comme praxis individuelle parce que mondiale. Que cette critique, ou cette critique à l’exposant, ignore l’étude de la praxis telle que vue par Marx ne l’invalide pas comme critique radicale de l’idéologie spéculative. Elle est plutôt le point de vue de la praxis dépassé en lui-même et réalisé comme critique radicale de la philosophie. Elle rejoue, en toute indépendance, le geste critique de Marx lancé à Hegel : partir de la praxis et non de la systématisation philosophique, du devenir-monde de la philosophie et non de sa sédimentation muséale en concepts.
- Pourtant, et ce n’est pas un moindre paradoxe, ce qui est aujourd’hui annoncé comme renouveau de la philosophie n’est qu’une futile régression, un calamiteux retour en arrière après Hegel ou Marx quant à la situation de la philosophie. Pour les moutons du problème mensuel ce sera une dose de folklore culturel. Cette consommation laisse intacte l’aliénation première : quelque chose comme de la philosophie existe, quelque chose vers lequel il faudrait encore tendre, survivance profane de tous les idéaux sacrés. La question (fausse question) devient : comment rendre la philosophie « populaire », sans que personne ne sache ce qu’il faut encore entendre par philosophie. La mystérieuse essence conserve ainsi toute sa splendeur ; simple réajustement. Un pas semble bien être fait en direction de « l’individu vivant », résidu de toutes les spéculations. Pourtant, cette descente, du haut spéculatif (bureaucraties et officines) vers le bas populaire, ne fait que confirmer le mouvement d’aliénation qui place la philosophie à distance. La figure paternaliste du philosophe demeure intacte, plus encore elle ressort renforcée. Pour cette philosophie des patronymes, Socrate, Diogène ou Nietzsche, pour n’en citer que trois, apparaissent comme d’intouchables idoles, des références de vie et de pensée. Ainsi apparaîtra cette aberration pratique : le nietzschéen. Le nietzschéen, c’est le chrétien d’hier, transfusion de substances, recherche d’une raison d’être, expropriation d’une radicalité critique, pourtant applicable à Dieu aussi bien qu’au poète du grand Midi. Si le chrétien a besoin d’une église, le nietzschéen aura son missel et toute une institution, cours et professeurs, pour lui en donner la juste interprétation. Dictées de spécialistes, de traducteurs, de techniciens. La philosophie « d’institution » répond à la philosophie « populaire » : contre elle, sérieux et orthodoxie. Mais référence contre dissémination, les deux statiques procèdent d’une même scission. Les deux ne tiennent qu’à la condition d’un écart, d’une non réalisation du dépassement de la philosophie en chacun comme accomplissement social, historique et politique de la radicalité critique. Le Nietzsche étatique préserve ses acquis ; pour la profession, le fruit d’un dur labeur dans l’acquisition de la parole du maître, norme à enseigner. «Cette démarche comporte ascèse et séparation (scission). La réflexion se change en vouloir d’une philosophie ou volonté de philosopher, en culture philosophique. Dès lors, le philosophe s’installe dans son domaine privé, maison, château, forteresse. Isolé, il devient philosophe privé. Son rapport avec la connaissance (s’il a voulu connaître), ou la sagesse (s’il voulait une sagesse) se trouble. Il va pousser ses préoccupations intimes jusqu’à la dignité philosophique. Son savoir et sa sagesse n’auront de sens qu’à l’intérieur du monde philosophique constitué par son retrait.» (5)
- En contrepoint du philosophe schizoïde de cabinet, la philosophie se fait commerce, épicerie fine, pédagogie, culture générale, mondanité. Elle ne réalise pas son dépassement mais se délite et finit par pourrir dans le folklore médiatique de sa consommation (Le Magazine philosophie, s’il faut illustrer, symptôme parmi d’autre de la décomposition). La tâche sera présentée comme forcément louable : faire redescendre l’essence (la philosophie) sur terre (pour tous, populaire, pour les nuls). Mais la pureté de l’essence doit être préservée : jeu de renvois bibliographiques sur les œuvres de référence, pour en savoir plus (celles du philosophe privé). La philosophie culturo-mondaine comme faux dépassement : confirmation de la hauteur de l’essence, et dans la médiation du support, reconnaissance de la pérennité des ordres. Toujours du haut vers le bas. Le philosophe privé rêve, à la marge (il est cité), d’un engagement dans la cité des hommes, alors que le marchand de savonnettes patinées d’Epicure, sur la même page, se voit déjà en conducteur d’un lumpenprolétariat philosophant. Non pas dépassement mais marche pied, tabouret conceptuel, confirmation de l’essence et boutiquiers mondains. Qu’il s’agisse de son repli privatif (le spécialiste) ou de sa publicisation culturo-mondaine (le boutiquier), de l’Etat ou du marché, «dans les deux cas, la philosophie dépérit. Si l’on veut sortir de l’impasse, c’est-à-dire de la contradiction entre privé et public, en la dépassant, il faut découvrir une autre forme de pensée que la philosophie.» (6) Trouver une autre forme de pensée que la philosophie, comme le diagnostique Henri Lefebvre il y a maintenant plus de quarante ans, ne se fera ni par l’avachissement mondain du corpus, ni par la collection privative des « oppositions pertinentes » au mur de quelques chevaliers de la carafe et du verre d’eau, autant d’adeptes des cartographies statiques : âme et corps, sujet et objet, matérialisme et idéalisme… Sans parler des innombrables levées de rideau d’une soi-disant dissension entre philosophie dite « analytique » et philosophie dite « continentale ». Si ces contradictionsde la philosophie d’école ont bien un sens « réel », leur dépassement ne pourra venir que d’un accomplissement lui-même « réel » de la philosophie en l’homme. C’était déjà le sens de la pensée de Marx en 1844, dont la reprise, jusque là ignorée, par Henri Lefebvre dans Métaphilosophie (évidente ignorance pour qui comprendra l’anomie d’un homme « ni partisan, ni mandarin ») nous livre une magistrale interprétation. Marx convoque une « énergie pratique » qui, tout en étant portée par des conditions historiques déterminées, doit accomplir la pleine réalisation de « l’individu vivant » : «On voit comment la solution des oppositions réelles n’est aucunement la tâche de la seule connaissance, mais une tâche vitale réelle que la philosophie n’a pu résoudre parce qu’elle l’a précisément conçue comme une tâche théorique».
- Les contradictions « réelles » de la philosophie, entre folklore et spécialisation, repliement privatif de spécialistes et consommation aliénée à quelques idoles du philosopher, dans une situation historique qui a vu, en quelques décennies, la chute des grands référentiels de sens jadis portés (entre autres) par la philosophie, ne font pas sens pour la pensée dogmatique dont la seule ambition, dans le repliement autistique d’une pratique de secteurs, est de se sauver de l’histoire, de s’en extraire par la force du concept. Comme si la spéculation, aussi raffinée soit-elle, pouvait nous suspendre hors de notre présent, comme si les contradictions in situ de la philosophie n’interrogeaient pas la philosophie comme discours. L’indéniable mérite des marchands de salades en concepts, au contact des affects les plus visqueux et des ressentiments communs les moins dissimulés, est de ne pas faire comme si l’histoire n’existait pas, de ne pas faire comme si les contradictions de l’homme n’étaient rien au regard de la pureté du concept. Tant que le mythe du philosophe sera vivace, tant que la philosophie d’institution ne prendra pas au sérieux la situation historique des contradictions réelles de la philosophie, sans jamais se réaliser dans son dépassement, la philosophie, ou ce qu’il en reste, finira de pourrir.
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(1) L. Brunschvicg, L’orientation du rationalisme, Revue de métaphysique et de morale, 1920, p. 340.
(2) H. Lefebvre, Métaphilosophie, Paris, Syllepse, 1997 (1er 1964), p. 95.
(3) Je discuterai, un peu plus loin, la pertinence (ou l’absence de pertinence) de cette notion.
(5) H. Lefebvre, Métaphilosophie, Paris, Syllepse, 1997 (1964), p. 60.
(6) H. Lefebvre, op. cit, p. 61.