Raphaël Enthoven, La morale de la morale de l’info
« Pour ne pas la subir, paradoxalement… il faut, écouter la pub » (15/1/2016) –
Raphaël Enthoven.
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- Notre époque est à la mise en abîme sans risque de s’abimer. Qu’est-ce qu’une mise en abîme ? Une situation dans laquelle – pour le dire avec Louis-Ferdinand Céline – on met sa peau sur le tapis. L’abîme a tous les traits du sans fond que quelques penseurs grecs ont rehaussé au statut de premier principe. Illimité, abîme, sans fond, de là émergent moules, poumons marins, philosophes et algues vertes. Tout part de l’abîme ; tout y retourne. Principe cosmique et chaosmique, principe d’ordre et de désordre, l’abîme c’est le gouffre dans lequel tout s’engouffre, le grand trou noir métaphysique, la cavité créatrice et destructrice d’univers.
- Et pourtant, qui ne prétend pas aujourd’hui se mettre en abîme ? Qu’as-tu fait ma chère aujourd’hui ? Je me suis mise en abîme dans un article sur moi-même autour de moi-même où je me critique moi-même. La mise en abîme, qui suscitait jadis crainte et tremblement, de laquelle sortaient les monstres déchaînés de Breughel, les crapauds sodomites, les insectes de nuit anthropomorphes, ce défilé infernal d’étranges créatures vomissant œufs, larves et papillons est désormais consommée comme condiment mondain. Vous reprendrez bien un peu de mise en abîme avec Beigbeder qui se singe, avec Séguela le sémillant sénile, avec Enthoven qui se sait « philosophe de service » mais sans l’être puisqu’il le sait ? La mise en abîme serait-elle passée du grand tragique cosmique au petit comique de salon ?
- La mise en abîme, celle de l’ancien temps, était irréversible, sans retour, fatale. Celui qui plongeait là-dedans ne revenait jamais ou à ce point abîmé qu’il en était méconnaissable. On ne se mettait pas en abîme impunément. Plus rien à quoi se raccrocher, plus de caméras, de studios, de plateaux télé, de petites colonnes peintes en marbre zébré. En marbre zébré ? Oublions Breughel et revenons dare-dare à la morale de l’info.
« Je me souviens d’une séance photos pour un magazine féminin qui consacrait un grand dossier aux « philosophes du moment ». Nous étions cinq zouaves à défiler dans un studio jonché de produits de beauté, sous l’œil d’un photographe qui avait installé en son milieu une petite colonne « à la grecque » peinte en marbre zébré avec laquelle il nous demandait de « jouer », de prendre la pose, d’adopter un « air philosophique », tantôt le poing sur le menton, tantôt les doigts en équerre, l’index sur la tempe et le pouce sous la mâchoire… La prochaine fois on nous mettra peut-être une toge, qui sait ? » (Enthoven, Le philosophe de service et autres textes, Paris, Gallimard, 2011).
- Que pourrait-on reprocher à Raphaël Enthoven si ce n’est justement d’être « le philosophe du moment« , le « philosophe de service« , celui qui affecte un « air philosophique » et qui prend la pause, l’être médiatique dans son essence la plus médiatique, le champion du clin d’œil philosophe ? La mise en abîme nouvelle mouture, celle qui loin de nous abîmer nous lustre le blason consiste en ceci : – moi Raphaël Enthoven, je prends sur moi tout cela, je suis bien le philosophe du moment, le philosophe de service mais pour le on. La mise en abîme façon Breughel, l’ancienne mouture, celle des hybrides et des genèses informes aurait plutôt consisté en ceci : – moi, Raphaël Enthoven, je cherche, par un texte sur le philosophe de service, à échapper à ma condition de philosophe de service. Ma (petite) mauvaise conscience m’incite à ouvrir les yeux quand ma (grosse) bonne conscience m’oblige à les refermer aussitôt sans quoi je risquerais de m’abîmer pour de bon. De philosopher sans filets, qui sait.
- C’est ici que le on (vingt-trois occurrences en italique dans ce texte de huit pages) fait office de planche de salut. Je suis le philosophe de service car le philosophe de service n’est personne en propre, il est une invention du on. Sauvé. Recyclage du fameux « c’est celui qui dit qui est » des cours de récréation patiné de Barthes et de démythologisation. Toujours à propos du philosophe de service :
« S’il complique les choses, on raillera son pédantisme. S’il parle comme tout le monde, on le trouvera démagogue. S’il vend trop de livres, on le dira « commercial ». S’il n’en vend pas assez, on le tiendra pour un « has been ». S’il passe à la télé, on le jugera « médiatique », s’il n’y pas se pas, on le trouvera « snob ». S’il développe une thèse, on lui parlera de son style. On doit pouvoir simultanément admirer ses connaissances et tourner en dérision un savoir qui peine à s’incarner malgré l’effort louable de s’occuper du monde pratique. »
- Anticipation de tous les reproches dans l’accumulation de positions antithétiques, mystification grossière qui consiste à faire passer, sous couvert de mise en abîme (« PS (pour philosophe de service) est à la merci du journaliste qui trouve audacieux de lui demander si, quand il parle du philosophe de service, il parle de lui-même (…) « ) une mise en scène pour une critique de haut vol. Qui est ce on qui juge et qui tranche ? Qui juge le philosophe médiatique ? Qui le juge commercial et pourquoi ? La mise en abîme nouvelle mouture, la mise en abîme toujours plus moderne, accuse en général mais préserve les particuliers. Elle est un doux vertige de l’esprit ramolli, un effet de plumeau qui laisse la chair intacte. Elle ne précipite rien, n’engouffre rien, ne ruine aucun édifice. Objet de contemplation pour la conscience à demi éveillée, elle feint la profondeur, mime la tragédie, simule l’irréconciliable. Au sens strict, elle ne concerne personne
- Là où la mise en abîme de l’ancien temps nécessitait courage et folie, la mise en abîme nouvelle mouture est sans danger pour l’esprit ; elle est accessible aux plus malins des dupes : tout ce que tu diras de moi je l’ai déjà dit de moi-même parce que je suis plus malin que toi, moi le champion de la mise en abîme. Idéologie de l’irresponsabilité et de la débandade, du n’importe quoi et de l’irréel où la pseudo conscience de soi-même fait office de réalité pour tous. Raphaël Enthoven, quoiqu’on en pense, tu es bien le philosophe de service.
- N’empêche, nous tomberons peut-être d’accord sur la morale de la morale de l’info : l’abîme ne fait pas le moine.