Quel individualisme ?
Position de l’antinomie mondaine de l’individualisme
- Avec pour principal appui, les travaux sociologiques de la fin des années 70 et du début des années 80 (Lasch, Lipovetsky), une certaine philosophie des valeurs et du sens a fait de « l’individualisme » un terme repoussoir tout autant qu’une macrocatégorie explicative des mouvements sociaux et politiques depuis plus de 30 ans. Avec des modulations de tonalité, l’individualisme sert à désigner aussi bien le consommateur centré sur son caddie que le citadin errant sur les boulevards, baladeur au poing, sorte de Boule Quiès des échanges sociaux. C’est l’individualisme « narcissique », « égoïste », « jouisseur », « consommateur », l’ange vide ou le zombie nomade, le moine vide, le carré blanc sur fond blanc, et sur deux jambes. Des trémolos dans la voix, un dictionnaire des synonymes à la main, le socio-philosophe se spécialise dans la description romancée de cet atome vide. Contre lui, il serait grand temps de retrouver le sens des valeurs. L’individualisme a ici fonction d’anti-valeur. Un exemple particulièrement explicite de cette mise en scène de l’individualisme comme terme à la fois repoussoir et explicatif, Luc Ferry, Lettre à tous ceux qui aiment l’école (1) : « Les transformations qui affectent les conditions de la transmission du savoir à l’école, non seulement en France mais, de manière plus ou moins prononcée, dans l’ensemble du monde occidental, doivent me semble-t-il, être imputées au mouvement d’approfondissement de l’individualisme à l’œuvre depuis les années 1960 (…) C’est finalement l’idée même de norme supérieure à l’individu qui est dénoncée comme aliénante, de sorte que, derrière la critique de l’école républicaine, c’est un nouvel essor de l’individualisme qui s’est installé » Rien n’est dit sur la nature de cet « individualisme », sur la pertinence de l’usage de cette catégorie explicative, sur le rapport entre critique et individualisme…
- D’un autre côté, les défenses de l’individualisme se multiplient. Référence à Nietzsche, Stirner (L’Unique et sa propriété), plus proche de nous Georges Palante (Défense de l’individu), hier soir encore, Michel Onfray. Contre la tyrannie des religions, contre les dogmatismes en tous genres, contre les valeurs universelles et « l’administration platonicienne ». Contre le consensus moyen des opinions moyennes, l’uniformisation des quotidiens, le formatage (la philosophie comme « résistance au formatage », Michel Onfray, dans Métro), il serait possible de sculpter sa vie, individuellement. Expérimentation de micro-résistances individuelles, désir d’être un volcan, politique du rebelle en fin de parcours. Michel Onfray, La communauté philosophique (2) : « Devant la fin de la croyance à la révolution, Gilles Deleuze annonçait la seule issue possible : le devenir révolutionnaire des individus. D’où le démontage des servitudes volontaires, la mise à jour de ce qui définit une vie mutilée, la proposition de solutions libertaires, des cartographies pour s’orienter dans la pensée, des techniques de réalisation de soi, des méthodes de connaissance du moi, l’ensemble permettant l’organisation de résistances moléculaires. » Pour ne prendre que deux signifiants patronymiques dans l’ordre d’un discours médiatiquement aseptisé, Michel Onfray et Luc Ferry. Parfaite symétrie des positions : dogmatisme anti-individualiste d’un côté (d’autant plus fragilisé qu’il ne peut plus se fonder sur une ontologie du bien), dogmatisme anti-anti-individualiste de l’autre, d’autant plus porteur qu’il trouvera des échos favorables chez tous les marchands de recettes pour mieux vivre (« solutions libertaires » et « techniques de réalisation de soi »). Les apologies de l’individualisme, discours volontaristes, opportunistes dans leur forme, édifient le culte renversé de l’homme-solution, sans fissure, ni problème. La réconciliation, dans la pleine positivité de l’être individuel, de l’individu avec lui-même, une fois venu le temps de « l’idéologie de la fin des idéologies » (Bourdieu, 1986). Qu’y a-t-il de commun dans ces deux postures ? Le dogmatisme comme positivité plénière de l’être réconcilié. Pour se dire, l’être de la valeur s’institue comme anti-valeur, dans le jeu de la différence (Ferry). Contre la valeur de la Valeur, l’être de l’individu est posé comme solution (Onfray). Dans l’inversion des termes, le problème se noue et se dénoue à l’intérieur du dogmatisme. L’erreur est de ne s’en tenir qu’à cette seule thèse : « le dogmatisme, par essence, a horreur de l’individuel » (3) Prise à l’époque dans l’orbite critique du dogmatisme stalinien, cette formule doit être élargie : le dogmatisme, par essence, a horreur de toutes les critiques de la positivité plénière de « l’être », que cette positivité se dise contre ou au nom de l’individualisme.
Retour historique et filiation : Feuerbach, Stirner, Marx. Autour de L’idéologie Allemande (1845)
- Cette antinomie de l’individualisme (qui se situe toujours « à l’intérieur du dogmatisme »), est-elle une nouveauté philosophique ou trouve-t-elle, dans l’histoire, des antécédents ? L’opposition « individualisme » contre « anti-individualisme » rejoue le conflit théorique entre « humanisme » et « anti-humanisme ». A l’origine de cette querelle, une série de réceptions critiques, de Ludwig Feuerbach à Karl Marx. On trouve chez Feuerbach une critique de l’aliénation religieuse de l’homme : la religion n’est autre pour Feuerbach que la conscience que l’homme a de son essence. « Dans la conscience de l’infini de la conscience, l’être conscient a pour objet l’infinité de sa propre essence » (4) L’essence de la religion est donc anthropologique (voir « l’essence authentique, c’est-à-dire anthropologique de la religion »). L’essence de la religion, c’est l’essence expulsée de l’homme. Le philosophe Max Stirner répond à Feuerbach dans ses Réponses à Feuerbach. Pour Stirner, Feuerbach conserve les attributs divins en les attribuant (renversement d’attribution) à « l’homme en général » : « Feuerbach laisse substituer les attributs en tant qu’idéaux : déterminations de l’essence de l’espèce, qui, chez l’individu, ne sont qu’incomplètes, n’atteignent à la complétude qu’à la « mesure de l’espèce », en tant que « perfections d’essence de l’homme achevé », en tant, donc, qu’idéaux pour l’individu » (5) L’individualisme de Stirner peut-être dit « radical » au sens où il ne laisse rien subsister de la pensée essentialiste. Il ne reste que le Moi, Max Stirner en personne. Mais qui est Max Stirner, si ce n’est un être social, un être engagé dans des rapports sociaux ? Dans une lettre datée du 19 novembre 1844, Friedrich Engels informe Karl Marx sur la publication de L’Unique et sa propriété (1844). Le « noble Stirner » place «l’individu au dessus de Dieu ». Engels met alors l’accent sur l’égoïsme stirnerien et relève à la fois son importance critique et la nécessité de renverser cette position de classe : « Cet égoïsme n’est que l’essence, devenue consciente d’elle-même, de la société actuelle et de l’homme maintenant, le dernier argument que la société actuelle puisse nous opposer, la fine fleur de toute théorie au sein de la bêtise régnante. C’est pourquoi cet ouvrage est important, plus important que ne le croit Hess, par exemple. Nous devons bien nous garder de le rejeter, mais nous devons l’exploiter comme l’expression de la folie régnante, et, en le renversant, nous devons bâtir notre édifice sur lui » (6) Engels ne nie pas qu’il faille partir du Moi, c’est-à-dire de l’individu (et non de l’essence feuerbachienne de l’homme) : « Nous devons partir du Moi, de l’individu empirique en chair et en os, non pas pour en rester prisonnier comme Stirner, mais pour nous élever de là progressivement vers « l’homme » (…) Nous devons déduire le général du particulier, et non pas de lui-même et à partir de rien à la Hegel. »
- Le mouvement est donc le suivant : critique d’un humanisme aliéné par la religion (Feuerbach), critique de cet humanisme encore essentialiste chez Feuerbach (Stirner), critique de la critique stirnerienne pour retrouver « l’homme » chez Engels (et Marx à sa suite). L’homme n’est pas supposé au départ comme un rien créateur ou un pur concept, il est plutôt le résultat d’une progression historique qui engage à son tour un ensemble de rapports sociaux. Mais on oublie trop souvent le romantisme individualiste du jeune Marx dont la trace est encore présente dans les Manuscrits de 1844. Le choix de suivre les cours du romantique Schlegel sur Homère à Bonn, les références à Hoffmann dans ses écrits de jeunesse, manifestent un premier romantisme « juvénile ». De même Engels qui publie en 1843 un compte rendu de Past and Present du philosophe socio-individualiste Thomas Carlyle. Cette place prépondérante accordée à la subjectivité individuelle doit être repensée dans l’histoire du développement du capitalisme. L’individu se développe avec lui, mais aussi contre lui. Si l’essor du capitalisme crée les conditions d’émergence de l’individualité moderne, cette individualité subjective gagne, dans l’approfondissement de ses propres forces une autonomie critique vis-à-vis du monde qui l’entoure. Cette subjectivité naissante, soudain rendue autonome, se heurte à la mercantilisation du monde, à la platitude de ses formes et de ses enjeux. Le capitalisme fonctionnalise l’individu plutôt qu’il ne lui offre les conditions de son épanouissement subjectif. « Le romantisme représente, à cet égard, la révolte de la subjectivité et de l’affectivité réprimées, canalisées et déformées. Il s’ensuit donc que « l’individualisme » des romantiques est essentiellement autre que celui du libéralisme marchand » (7) Cette différence sera spécifiée par Georges Simmel dans Philosophie de la modernité par la distinction entre « individualisme numérique » (proche de l’individualisme explicité par Tocqueville dans La démocratie en Amérique) et « individualisme qualitatif ». Reste encore à élaborer une théorie de l’aliénation sans laquelle cette distinction ne tient plus. Qu’est-ce qui différencie en propre ces deux formes typiques d’individualisme ? Sur cette question, la théorie de l’aliénation de Marx apparaît comme un manteau trop largement taillé (voir sur ce thème, le chapitre « Querelle de l’aliénation » dans Le reste et la somme de Henri Lefebvre, 1959).
- Qui y a-t-il de commun, en définitive, entre Schlegel, Carlyle, Hoffmann ? Derrière la diversité de leurs formes stylistiques, une même opposition : l’opposition au monde bourgeois moderne. Cette opposition, si elle peut prendre des tours conservateurs et anti-modernistes (8), reste encore le foyer de toutes les critiques des formes d’organisations mondaines qui tiennent la révolte individuelle en respect. Je retiendrai l’esquisse de définition de Löwy et Sayre dans Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité : « le romantisme représente une critique de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (précapitaliste, pré-moderne). On peut dire que le romantisme est, depuis son origine, éclairé par la double lumière de l’étoile de la révolte et du « soleil noir de la mélancolie » (Nerval) » (8) Mais cette mélancolie anti-moderne va être dépassée par Marx en 1848 dans le Manifeste du parti communiste : le retour à l’artisanat est rejeté comme « réactionnaire ». La révolte (qui est toujours le fait d’un individu, comme Marx l’affirme dans les Manuscrits de 1844) doit dépasser à la fois la tentation du retour nostalgique à un passé archaïque tout autant que « le soleil noir » d’une subjectivité vide, maelström teinté de romantisme qui renvoie l’individu à son impuissance. Sur la question de l’individualisme, Marx répond à Onfray, auteur de Politique du rebelle (les morts lisent les vivants, grand mystère de la philosophie). Il nous livre, en creux, les conditions critiques d’un dépassement de l’antinomie de l’individualisme : « La philosophie de la révolte, qui vient ainsi de nous être exposée en mauvaises antithèses et fleurs de rhétoriques fanées, n’est en dernière analyse qu’une apologie fanfaronne de l’arrivisme du parvenu (parvenu, arriviste, qui s’est élevé au-dessus de sa condition, révolté). Tout révolté « agissant égoïstement » se trouve en face d’une situation donnée particulière au-dessus de laquelle il cherche à s’élever, sans se soucier des conditions générales. Il cherche à se dégager de l’ordre existant dans la seule mesure où celui-ci constitue une entrave pour lui ; par ailleurs, il cherche plutôt au contraire à s’y intégrer » (9) Se dégager de l’ordre existant, c’est refuser les contradictions qu’il porte. Ces contradictions engagent la subjectivité dans une lutte et un dépassement avec elle-même, loin, très loin, d’une révolte nominale faite d’épithètes et de revendications individualistes en accord avec l’air du temps.
L’individualisme critique : à propos de la conscience déchirée.
- Etre un individu ? Il fut un temps où la position dogmatique pouvait se résumer en quelques formules d’appartenance : être matérialiste, être idéaliste, être communiste, être existentialiste… Mais la valeur d’une pensée vaut-elle à la hauteur de la valeur mondaine accordée à la patrie conceptuelle à laquelle on s’attache ? Comme si il existait quelque part « l’être » du matérialisme ou de l’idéalisme, « l’être » du communiste ou de l’anticommuniste ! La dissolution de ces grands ensembles de valeurs a laissé une place vide. Les critiques de l’individualisme peuvent dès lors cartographier ce vide afin de rappeler à l’individu les « normes supérieures. » Incapable de fonder dans « l’être » les belles valeurs d’un humanisme simplement nominal, il faudra alors mettre en place des systèmes d’opposition : l’individualisme jouera le rôle d’épouvantail. La plus grossière causalité sociologique servira de caution. L’individualisme comme explication dernière. En réponse, l’être individu, ce dogmatisme pour notre temps. Ceux qui ne voient pas comment dépasser cette antinomie dogmatique (entre l’être de l’individu et l’être des valeurs) n’ont jamais rien compris à ce qu’est une pensée vivante, se développant dans le contradictoire. La critique commence là où l’existant, dans sa positivité plénière, est refusé, que cette positivité prenne le nom « d’individu » ou de « valeurs ». Henri Lefebvre résume parfaitement le problème : « S’il est petit-bourgeois de défendre l’individuel, Marx et Engels sont des petits bourgeois et résumèrent l’apport à l’histoire et à la culture des classes moyennes dans la société bourgeoise ! Il est donc plausible pour le futur d’attribuer une mission particulière à la philosophie et au philosophe : veiller sur l’individualité, l’empêcher de basculer vers le privé ou vers le public, de dériver vers le subjectivisme ou vers l’objectivisme, en un mot l’empêcher de s’aliéner » (10)
- Qu’est-ce que l’individu aliéné ? J’ose là encore une esquisse : celui qui se trouve, par la force d’un discours plus séduisant qu’un autre, satisfait d’être « l’homme universel », « le matérialiste », « l’idéaliste », « l’individu révolté ». L’insatisfaction est l’épreuve vécue d’une conscience déchirée. Pro-individualisme et anti-individualisme sont à renvoyer dos-à-dos. Je pense aux innombrables prises de position en faveur de l’humanisme ou de l’antihumanisme dans les années 60 et 70. La liberté critique individuelle pourra toujours trouver dans tel discours estampillé «humaniste » des motifs à sa révolte contre l’existant, à cette tentative toujours reconduite de dépasser l’individu ou le Moi de Stirner en fixant dans le ciel des idées un ordre immuable qui, par sa pleine présence, oblige en tous lieux et en tous temps. Mais elle pourra tout autant renvoyer l’anti-humanisme proclamé à la nullité de ses motifs. Il en sera ainsi de l’usage publicitaire du thème de la « mort de l’homme » (Foucault). La question de l’humanisme a donné lieu à de farouches querelles : Marx serait-il humaniste (au sens lefebvrien) ou anti-humaniste (au sens althusserien) ? L’existentialisme est-il un humanisme ou un anti-humanisme ? Dans le même esprit, recyclant les vieux trophées, François de Singly, assaisonne le concept : L’individualisme est un humanisme… Si le niveau de la joute théorique, depuis les années 60, s’est considérablement avachi, le jeu des positions demeure. Qui aura droit à l’étiquette, garantie de la valeur ? Toutes ces fausses querelles manquent en définitive la question sur laquelle viennent ricocher les vaines tentatives d’attribution : qu’est-ce que l’essence de l’individualisme, et derrière elle qu’est-ce que l’essence de l’individu ?
- Si je parle avec Simmel « d’individualisme qualitatif » c’est que j’entends regrouper, par-delà la diversité éparse des singularités, un noyau propre à ce type d’individualisme, une essence de l’individualisme qualitatif. Chercher l’essence de l’individualisme qualitatif reviendrait à chercher « les propres » en quoi consiste « la nature » de l’individualisme qualitatif. Une fois ces propres du « bon » individualisme qualitatif établis il ne resterait plus qu’à les opposer aux propres du « mauvais » individualisme numérique. Si l’on considère les choses ainsi, « l’individualisme qualitatif » se transforme en une collection mystérieuse d’entités qui, a bien y regarder, seront toutes tributaires d’un certain contexte socio-historique d’énonciation. Façon exemplaire « de faire abstraction du cours de l’histoire et de traiter le sentiment [individuel] comme une réalité en soi, en présupposant un sentiment humain abstrait, isolé ». Si « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine » (11), les discours de l’individualisme semblent à leur tour résoudre l’essence humaine en l’essence individuelle. Mais pour paraphraser Marx, l’essence individuelle, transposition de l’essence humaine singularisée « n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (12) Faut-il pour autant en conclure ce que conclue Althusser à propos du concept d’homme en commentant la sixième thèse sur Feuerbach « nous découvrons que la connaissance des concepts concrets (réels), c’est-à-dire la connaissance de l’ensemble des rapports sociaux n’est possible que sous la condition de se passer complètement des services théoriques du concept d’homme. » (13) C’est ce thème qui, repris par Foucault dans les Mots et les choses un an plus tard, s’imposa comme celui de la « mort de l’homme ». Nous pourrions tout autant parler de la « mort de l’individu » afin de discréditer les usages et les contre-usages d’une notion sans cesse rebattue. Une solution en trompe l’œil. Ainsi Miguel Benasayag dans Le mythe de l’individu envisage la nécessaire déconstruction de « l’individu », et par voie de conséquence de « l’individualisme ». Son adversaire désigné est « l’individualisme libéral ». Mais ce que Miguel Benasayag entreprend de déconstruire (dans une formule derridienne ici hors d’usage) n’est en rien « l’individu » ou « l’individualisme » mais l’ensemble des discours qui prétendent poser de façon définitive l’existant de l’individu. Il reste de ce fait prisonnier de l’antinomie de l’individualisme précédemment soulevée. Au sens le plus strict des formules comme « la déconstruction de l’individu » ou encore « l’individu identifie conscience, raison et déterminisme » (14) sont de parfaits non sens. Autant dire « la déconstruction de l’homme » ou « la conscience qui s’identifie conscience ». Dans tous les cas, le discours patine. Car si, dans sa réalité l’essence individuelle est l’ensemble des rapports sociaux, toutes tentatives de détermination de cette essence individuelle sera à son tour enchassée dans un ensemble de rapports sociaux. A cet égard, pas plus le texte de Benasayag que les portes drapeaux d’un individualisme souverain (Onfray) n’échappent aux formes sociales déterminées. Cela ne signifie pas que le « je » (comme j’ai pu le montrer ailleurs) soit hors d’usage. Si tel était le cas, au nom d’une objectivité supposée, le droit à la critique radicale serait aussitôt circonscrit à quelques interrogations sans portée.
- J’appellerai par conséquent « individualisme critique » l’exigence, depuis le lieu des contradictions entre soi-même et l’ensemble des rapports sociaux, d’une remise en question permanente de l’existant, qu’il se dise et se fonde au nom de l’individu ou de sa critique. Cette remise en question n’a pas à faire de l’individualisme son étendard. Elle fraie sa voie dans la déchirure et le doute à travers un champ de contradictions. On oublie trop souvent la mise en garde de Georges Palante : « Je n’ai pas d’idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J’affirme cela de toute société quelle qu’elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. — Mais je ne suis pas plus fanatique de l’individu. Je ne vois pas dans l’individu le porteur d’un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel ». Palante réaffirme par là le droit radical à la pensée critique, à l’évaluation des idoles. En un temps où l’on nous présente l’individualisme comme un épouvantail ou une solution, nous cherchons, souvent en vain, les traces d’un individualisme critique. Cet « individualisme » n’aura que peu de rapport avec l’apologie fanfaronne des parvenus d’une révolte dite «individualiste». Il engage une transformation des conditions de l’existence et de la pensée et renvoie la conscience individuelle à ses contradictions. Pour reprendre le bon mot d’Henri Lefebvre, tiraillé, une vie durant, entre son adhésion au marxisme et son romantisme individualiste, critique à l’égard de toutes les formes instituées : « ni partisan, ni mandarin ».
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(1)L. Ferry, Lettre à tous ceux qui aiment l’école, Paris, Odile Jacob, 2003.
(2)M. Onfray, La communauté philosophique, Paris, Galiée, 2006.
(3)H. Lefebvre, La somme et le reste, Paris, Klincksieck, 1989, p. 148.
(4)L. Feuerbach, L’essence du christianisme (1841), L’essence de l’homme en général.
(5)M. Stirner, Réponses à Feuerbach, Szeliga, Hess (1845)
(6)F. Engels, Lettre à Karl Marx, 19 novembre 1844.
(7)On pensera à l’hitlérisme comme néo-féodalisme anti-moderne à l’intérieur de la modernité et à quelques-unes des références romantiques du national-socialisme.
(8)M. Löwy, R. Sayre, Révolte et mélancolie, Paris, Payot, 1992.
(9)K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Le concile de Leipzig, III. Saint Max.
(10)H. Lefebvre, La somme et le reste, op. cit., p. 679.
(11)K. Marx, Thèses sur Feuerbach, sixième thèse.
(12)K. Marx, op. cit.
(13)L. Althusser, Pour Marx, (1965), p. 254.
(14)M. Benasayag, Le mythe de l’individu, (1998), p. 63
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