Numéro spécial Charlie Hebdo – un an

Numéro spécial Charlie Hebdo – un an

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  • Plutôt faire courir des idées dans le vide. Il faut toujours un coupable et le coupable s’échappe. Ou plutôt il renaît sans cesse. Hors de portée des canons et des missiles, des objectifs militaires, des frappes chirurgicales et autres opérations spéciales. Il est partout, caché, invisible. Il se fond dans la masse et peut surgir à tout moment avec son arme. Couteaux, bombes, voitures piégées, voitures tout court. Une motocyclette lancée peut vous tuer net. Vous en éliminez deux, il en sort six, sept, huit. Dix bientôt. Cent demain. On aimerait lui faire une gueule au coupable, à grands traits. Origine, identité, couleurs des cheveux, accents. Rien n’y fait. Il ressemble traits pour traits à mon sympathique voisin, à ton camarade, au branleur du fond de la classe. Ces papiers, donnez-moi ses papiers pour voir. Il doit bien y avoir un signe distinctif, un élément déterminant, un plus petit commun dénominateur. Tout passer au peigne fin, l’histoire, l’enfance, les parents, la banlieue, la cité, le quartier, les frustrations, la sexualité, les jeux vidéos, l’autorité. Anticiper. Rien n’y fait. Bien sûr les coupables réels sont morts. Ils n’ont pas fait long feu d’ailleurs. Juste le temps d’appeler BFMTV, un grand destin. Mais cette mort-là ne compte pas vraiment. Nous voulons plus, nous voulons le coupable. Nous voulons tuer l’idée.

  • L’idée de Dieu. Accuser Dieu pour dédouaner les hommes. Accuser Dieu pour se faire un coupable qui ait de la gueule. Se taper Dieu, un adversaire à notre hauteur. La nullité de ceux qui ont commis ces actes au nom de leur Dieu, cette nullité je la connais bien. Je la croise dans la rue, je l’observe, elle est visible, elle empoisse , elle dégouline à la télévision, sur les plateaux, sur Internet. Elle suinte de partout. Elle me donne une nausée que Sartre ne pouvait pas connaître. Peu font état de cette déliquescence mentale qui fait tout le terreau de la nullité assassine, de cette débilité profonde vis-à-vis de laquelle il est impossible de se situer. Massacre de la langue, clips débiles, valeurs d’égouts, obscénité totale, pornographie misérable de soi. Le langage est impuissant à rendre la vacuité insondable des schémas mentaux de ces tueurs hagards. Elle l’est tout autant pour témoigner du spectacle ambiant. Il faudrait inventer un style inédit pour décrire finement le flux d’images qui parcourent l’esprit décomposé de ces êtres spectraux. Nous devrions collectivement attaquer spirituellement le monde qu’on nous vend, qu’on nous matraque et qui produit à la chaîne ces hommes nouveaux. L’attaquer sans aucune pitié pour les goguenards. Je crains que l’idée de Dieu soit hors course dans cette affaire, un dommage collatéral, un bon gros symptôme. Taper sur Dieu revient à se défouler sur autre chose, à rater la cible, à manquer le réel stupéfiant de l’imprévisible nouveauté qui nous tombe dessus.
  • Nous aimerions croire que les combats sont les mêmes, qu’il suffit de relire Ludwig Feuerbach ou Karl Marx pour nous en sortir, de déboulonner l’idée de Dieu, une millième fois. Non, une millionième. De ressortir Voltaire et Hemingway, en tête des ventes aujourd’hui. Cette critique est un refuge et un naufrage, un produit de substitution, la méthadone de notre impuissance à nous hisser à la hauteur de la nullité assassine, à la hauteur de notre temps. Je comprends que l’on s’attache au symptôme. Plutôt une cible imaginaire que pas de cible du tout. Plutôt une cible intellectuelle qu’une cible communautaire invisible. La critique dite historiquement de « gauche » n’y arrive plus car il faudrait qu’elle s’attaque à l’homme nouveau, cet homme qu’elle veut, encore et toujours, défendre ou sauver. Contre Dieu, contre lui-même, contre son ombre. Qu’elle s’attaque à cet homme nouveau, c’est-à-dire qu’elle porte le fer à même la plaie, dans la chair et non dans l’idée. A-t-elle les moyens d’exprimer son dégoût de ce que peut devenir l’homme sans penser se compromettre avec ce qu’elle appelle « réaction », « fascisme » ou « haine » ? Défions – non pas Dieu, le grand fantoche, l’épouvantail aérien – mais ce monde-là, celui qui a rendu possible cette saloperie-là, qui la rendra possible au centuple demain. Et quand je dis le monde, il va de soi que je m’adresse aux hommes qui le font et à ceux qui s’en arrangent. A toi peut-être aussi.
  • Lorsque Anne Hidalgo, maire et animatrice de Paris en fête, annonce avec un sérieux papal que la Tour Eiffel sera « mobilisée pour sauver le climat », elle salope le boulot de caricaturiste. Le Dieu ensanglanté qui court dans le vide à côté de ce saccage-là, c’est de la gnognotte. La haine que suscite encore Charlie Hebdo un an après, les sentences abominables que des journaux reprennent en guise d’exemples sans commentaires, doivent être bien comprises : un monde caricatural se refuse à la caricature. D’où part la violence ? De la satire ? Du dessin ? De Charlie Hebdo ? La violence spécifique de notre temps repose sur le simple fait que la violence réelle ne peut plus être rendue symboliquement. Elle ne peut être que simplement reproduite, exposée, montrée, consommée. Marine Le Pen par exemple, au lieu de critiquer le lien établi par un média entre les intérêts de son parti politique et ceux d’un groupe terroriste, terrorise à son tour en exposant les vidéos de propagande de décapitations de Daech. Elle ne symbolise pas, elle montre ce qui est dans une image. Là encore, elle salope le travail symbolique en nous servant l’obscénité du réel sans distance.
  • Autre exemple. « Plus terroristes et indignes que vos bourreaux @Charlie_Hebdo, la mort ne donne pas de leçon aux cons #Dommage« . Ma question sera celle-ci : comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui peut susciter à ce point la haine et l’esprit de vengeance ? Comment peut-on concevoir que les victimes de ce massacre il y a un an, pour un petit dessin du bon Dieu couvert de sang qui court dans le vide, soient désignés aujourd’hui comme étant pires que leurs assassins ? Ne sommes-nous pas ici dans l’univers mental du nazisme le plus cru – si tant est que le parallèle historique ait encore un sens réel ?  La femme qui écrit cela, nous devons lui répondre, c’est-à-dire lui rendre sa violence dans un état que je qualifie de légitime défense symbolique. Une société qui devient incapable de se défendre symboliquement contre ce genre d’agression ne peut avoir recours qu’à la violence réelle. Il est clair qu’en lisant ceci, j’ai de la violence en moi. Je peux passer mon chemin, fermer les yeux, me dire que c’est une conne et que le monde est vaste. Boire un Mojito près du Canal Saint-Martin en disant haut et fort : vous n’aurez pas ma haine. Je peux aussi, c’est mon choix le plus strict, décider de lui répondre, en étant bien sûr à la hauteur de son propos. Lui répondre, ça ne veut pas dire chercher à la convaincre. Il est clair qu’ici je n’ai aucun espoir. Non, il s’agit de répondre pour montrer à d’autres qu’il est toujours possible de répondre à une violence réelle par une violence symbolique. La satire permet cela. Quand on y réfléchit bien, ce n’est pas si simple d’être à la hauteur sans sombrer soi-même. Après réflexion, ceci m’est venu : « @KelianElla donnait des cours aux cons. Le sien s’ouvrait tout seul en face des macchabées. » Si j’avais eu, en outre, une compétence dans le dessin, j’aurais exposé la chose dans une image. Il va de soi que j’accepterai et publierai tout retour symbolique de la dame en question, en lui répondant il va toujours de soi. Je doute – est-ce mon scepticisme chronique ? – qu’elle soit capable de le faire.
  • Le Figaro enfin, qui publie tout cela sans aucune réflexion, fait exactement la même chose que Marine Le Pen avec les images de Daech : une monstration du réel qui excite. Posons les bonnes questions. Non pas le blabla insignifiant sur la caricature d’un Dieu fantoche qui ne « choque », dans le fond, que les prestataires de services. De quel côté se situe la violence ? Du côté de Charlie Hebdo et de sa couverture ou du côté du Figaro (ou d’un autre journal qui pratique ces manœuvres) ? Du côté de Tignous, de Charb, de Cabu, d’Honoré ou du côté @KellianElla (ou d’un autre qui pratique ces manœuvres) ? Il se trouve qu’en disant cela haut et fort depuis mon gueuloir, en donnant les noms, en demandant des comptes, je ne contribue pas à ma renommée de critique officiel. Il devrait pourtant se trouver des journalistes pour faire ce travail, le mettre en avant, un travail pédagogique, intellectuel, critique. Sur le Monde.fr, pourquoi pas. Il devrait se trouver des journalistes pour faire autre chose que du bâtonnage de dépêches et de twittes obscènes. Il devrait se trouver des politiques enfin à la hauteur de ces problèmes-là. Nous serions alors dans un autre monde, un monde dans lequel, c’est une hypothèse gratuite, Tignous, Charb, Cabu, Honoré et tous les autres seraient peut-être encore en vie.
  • J’ai beau feuilleter la presse ce mercredi 6 janvier 2016, plus rien. Post spectaclum, animal triste. L’orgie est passée. La vague d’éloges niais et de protestations recuites est désormais derrière nous. Tout cela avant la parution du numéro spécial du 6 janvier 2016, bien entendu. Jean Baudrillard tenait une belle formule pour décrire ce curieux phénomène : la précession des simulacres. Le réel n’aura pas lieu puisqu’il a toujours déjà lieu sous une forme simulée qui anticipe et annihile jusqu’à sa possibilité même. A la limite, la une devrait suffire. Elle suffit d’ailleurs.
  • Charlie Hebdo est devenu une marque, un slogan. Des crétins parlent sur les plateaux-repas-télé de « l’esprit Charlie », « du style Charlie » avec des gueules de croque-morts, encostardés comme au nouvel an. Mieux, toujours plus haut, osons « l’ADN de Charlie » ou « le logiciel Charlie Hebdo ». Les eunuques de la langue, formés dans des écoles de commerce pour journalistes, sont de sortie. Laquelle de ces brebis cathodiques citera le beau texte de Philippe Lançon, La pierre à commémorer en page 6 ? Qui répondra au lyrisme un peu creux de Richard Malka en page 8 : « Sans cette clarification (de la laïcité), à gauche, nous n’aurons guère avancé sur le chemin de la restauration d’une transcendance, d’un récit et d’un rêve commun. » La fin de son article n’est justement que le début du premier paragraphe du problème. Mais même ce début n’existera pas. Cette petite amorce-là n’a pas lieu d’être. J’ai en tête la remarque que m’adressa une attachée de presse devant le parvis de la Maison de la radio : « Vous n’auriez pas dû utiliser le terme « cybernanthrope », l’auditeur ne peut pas comprendre. » L’auditeur, autrement dit elle-même. Dur de se regarder en face. Alors « transcendance », Richard Malka, je n’en parle même pas.
  • Subversive la couverture soi-disant irréligieuse de Charlie Hebdo, puisqu’on vous le dit. C’est l’info du jour à retenir.  Le sens, l’exigence tout le monde s’en cogne. Enfin, la majorité de ceux qui vivent de cette médiocrité au quotidien pour être autrement plus précis. Page 13, Abdenour Bidar enfonce quelques portes ouvertes sur l’école. « Notre société, les élèves, les parents n’ont pas assez conscience de cette exception de sécurité mentale qu’est l’école pour l’enfant, qui n’y trouve que des savoirs objectifs et des outils intellectuels qui vont lui permettre de se forger un esprit critique, une culture personnelle, et donc d’être plus libre, de « devenir lui-même. » » Le problème reste de savoir, au-delà des incantations, si l’élève trouve réellement ces fameux outils, si l’esprit critique est au centre de l’école. A moins d’une étourderie coupable, je n’ai vu nulle part en quinze ans une campagne nationale sur le thème « la critique, ça change l’école ». Par contre, le respect, le vivre-ensemble, la tolérance, même sous Lexomil, vous ne pouvez pas les rater.
  • Les membres de Charlie Hebdo ont trouvé en face bien plus bêtes et bien plus méchants qu’eux. Non pas un petit bonhomme qui se fait hara-kiri avec un gros couteau mais de bons gros cons en chair et en os. Ces cons-là auraient pu avoir le bon goût de n’être que de bons gros cons anonymes admiratifs des plus grandes vedettes de la télévision ou de You tube pour les plus subversifs. Mais ils ont quitté le spectacle. Ils ont choisi au contraire les sentiers de la gloire, « le chemin de la restauration d’une transcendance ». Il faudrait préciser alors, Richard Malka, que tous les chemins de la transcendance ne mènent pas exactement au même endroit. Peut-on à la fois trouver de la « transcendance » prise au sérieux dans Charlie Hebdo et des dessins de Wolinski « ni Dieu, ni Maître » agrémentés de bites et de culs? Voilà un problème, voilà ce qu’on ne peut plus penser dans les médias parce que « l’auditeur ne peut pas comprendre ». Les intellectuels ont laissé depuis trop longtemps l’espace à des cons innocents. Il est grand temps que cela change.

    La métaphysique sans contenu,  c’est l’absolu à portée d’un fusil ; le journalisme sans contenu, c’est le néant à portée d’un tweet.

  • Une phrase surnage de ce Numéro spécial de Charlie Hebdo. Elle est signée Yannick Haenel. Une phrase ironique pour un fils de militaire : « Aucun massacre n’a jamais rendu qui que ce soit philosophe. » Bien au contraire. Mais pourquoi devrions-nous l’être, je veux dire philosophe ? Pour écrire d’insipides bouquins sur le bonheur et la joie de vivre ? Pour faire le beau à la télé ? Pour faire un ménage philosophie – vinasse – bien-être – CIC, payé 10000 euros la journée dans les vignes bordelaises au mois de juin ? Pour prophétiser sur BFMTV (oui, je l’aime bien cette chaîne-là, elle m’excite) la fin de l’exception française poudré comme un kouglof ? Pour vendre de l’hédonisme en caisse avec un teint cireux et la bave aux lèvres ? Nietzsche nous l’avait pourtant dit : il faudra être non-philosophe. Mais Nietzsche, hélas, est rarement pris au sérieux. Ce qu’il en reste d’ailleurs fait peine à voir. Quand les « écrivains, philosophes » se reproduisent plus vite que les lapins de Fibonacci, il est temps d’attaquer l’élevage à la racine.
  • Un philosophe ? Non point. Regardez-les gambader sur les plateaux télé, faire la leçon en trois mini parties le soir du bac devant Lucette en remettant la mèche, promouvoir une philo sympa et branchée, sans prise de tête, accessible à tous. Faire des petits volumes de BD philosophiques pour arrondir les fins de mois. Admirez-les bien, ils évitent avec soin les sujets qui fâchent, les problèmes aigus mais condamnent fermement, références aux poings, dès que la pensée s’éloigne un peu des limites du tolérable. Acceptent-ils le combat, les risques de la lutte intellectuelle ? Se risquent-ils eux-mêmes en face de publics nouveaux, ceux qui ne sont pas acquis à leur cause spectaculaire ? Bourdieu tâtait encore un peu le terrain. Nos philosophes ont-ils ce dernier courage ? Les avez-vous entendu sur le 11 septembre 2001 ? Sur la politique états-unienne en « Iraq et au levant depuis 15 ans » ?  Faire des malices avec trois références sur l’info et la morale, est-ce bien suffisant ? Ne faut-il pas s’y mettre enfin ?
  • Les pleureuses sont inconsolables : on ne peut plus, c’est plus pareil, le Système (j’ose la majuscule) est beaucoup trop fort, il faut s’adapter. Non, de tout temps la pensée n’a jamais été en odeur de sainteté. La création avec elle. Elle suppose un travail exigeant, dur, ingrat. Une forme d’ascèse qui n’est pas incompatible avec la joie mais qui s’accorde mal avec les expressions les plus manifestes de la réussite mondaine. Michel Clouscard exprimait cela avec élégance : dans notre univers libéral et égotique, le succès n’est pleinement réel que s’il est mondain. Le reste n’est que néant. Ecrire, dessiner, créer sont des actions artisanales. Jean Cabut était un compagnon du devoir de la satire, un homme modeste qui tranchait avec les oies grasses qui lui rendent aujourd’hui hommage au nom de toutes les breloques du consensus.  Le plus sournois dans cette histoire de création se ne sont pas les adversaires directs. Ils ont rarement la force et l’intérêt de se battre frontalement contre celui qui ne joue pas exactement le jeu. La dissuasion est plus pacifique : amendez ceci, adoucissez cela, peut-être, pourquoi pas, mais il reste encore ça qui dépasse… Bref, vous passerez s’il ne reste plus rien de valable. Une fois bousillé, à vous le mondain.
  • La question du dernier feuillet (page 30-31) doit être affinée. Non pas « y a-t-il une vie intellectuelle après la mort ? » mais plus trivialement « y a-t-il encore une vie intellectuelle en France ? » Le terrorisme islamiste ne rend ni meilleur ni plus fin. Bien au contraire. Il y a toutes les raisons de penser qu’il va finir de nous épaissir. Un épaississement laïque de préférence. Cet épaississement commence lorsqu’on affuble du qualificatif de « philosophe » n’importe quel clown amuseur héraut volontaire de la liberté d’expression, de la laïcité et de la joie de vivre. La vie intellectuelle est incompatible avec la survie médiatique. Elle l’est tout autant avec la promotion de valeurs vagues, ces doudous spirituels sentimentaux aux antipodes de toute exigence de probité. Ce matin un « philosophe, écrivain » sur les ondes radiophoniques achevait sa chronique du jour par cette phrase héroïque : « Trop de lucidité tue la lucidité. » Trop de critique tue la critique. Alors limitons-nous. Lucidité et critique, point trop n’en faut. C’est un « philosophe, écrivain » qui vous le dit à 7h29 ce 7 janvier 2016, un an jour pour jour après le massacre. Ira-t-on jusqu’à dire que trop de satire tue la satire ? Au pied de la lettre, voilà enfin une vérité.

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Publié le 4 janvier 2016

 

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