Ne perdons pas notre discernement

Ne perdons pas notre discernement

 

  • En temps de guerre, il est stratégiquement utile de gommer les contradictions, d’afficher une unité indéfectible, de faire corps face à l’ennemi. Qui a oublié la mémorable partition de Bush fils : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. » L’aviation iranienne qui cible aujourd’hui l’armada de tueurs du Daesh est une des innombrables preuves de la vanité de cette formule. Alors que des essaims de motocyclettes et pick-up ravagent le Nigeria, qu’une armée de tueurs recrute une multitude d’individus errants aux passeports occidentaux, que la menace terroriste est une réalité pour tous, la critique intellectuelle de la médiocrité ambiante, ici, en France, n’a peut-être jamais été aussi anachronique ? Les questions sérieuses, gravitant autour de « la sécurité », de « l’islam radical », du « sionisme », de « l’impérialisme » et de « la guerre contre le terrorisme »,  finiront par réduire à néant ces petites différences qui face à la menace des armes ne valent déjà presque plus rien.

  • La guerre est une catastrophe dans la mesure où elle empêche les hommes de voir au-delà de son horizon. Elle absorbe tout, elle avale tout, elle stérilise tout, bien au-delà de ce qu’elle vomit de morts et de cadavres. Face à ses urgences, la réflexion en nuance, les contradictions et les paradoxes de l’esprit, les distinctions subtiles qui différencient ce qui pourrait de loin se ressembler apparaissent comme des passe-temps inutiles, des goûts de luxe, au mieux dérisoires, au pire responsables de laisser des prises à l’ennemi. Creusons plutôt des tranchées, des lignes de démarcation. C’est ainsi que se crée, pour des raisons stratégiques, un effrayant consensus, une véritable machine de guerre idéologique taillée pour faire face à son adversaire absolu, son autre radical. L’intégrisme, pourquoi pas. Le sionisme. L’impérialisme. Le terrorisme mondial. L’Occident. Le monde arabe. Les périodes les plus cataclysmiques de l’histoire se caractérisent toujours par la disparition des nuances et l’anéantissement de l’esprit. Des blocs se font face dans une lutte à mort. Nous d’un côté, les autres de l’autre. Principe du tiers exclu.

  • Dans cet horizon lugubre, la critique, supposée être une opération de discernement entre des positions faussement semblables, est anéantie. Les synthèses idéologiques les plus grossières aimantes les discours, les positions se crispent, la réflexion se fige en un glacis terrifiant. Affirmer que Charlie Hebdo a été assassiné par d’ignobles chiens mais qu’il est aussi défendu par des cons, voilà une affirmation qui isole. Ajouter que la liberté d’expression « bête et méchante » ne sert pas forcément la cause de l’homme, nous réduit quasiment au silence. Position intellectuelle, finasserie gratuite qui ne mène à rien, dirons les uns. Faiblesse, posture, effet de manche, dirons les autres. C’est ainsi que le bruits des bottes devient métronomique, qu’il rythme les idées et les impulsions du corps. Tout un pathos martial. Les petits maîtres simplificateurs aux âmes grossières, pédagogues de l’apocalypse, livrent en pâture à des hordes crétinisées des bréviaires de compréhension du monde sur des vidéos qui flottent à la surface du Web.  L’étron virtuel peut attendre des années son coprophage cybernétique. Les simplismes se reconnaissent entre eux et copulent pour accoucher d’une forme de grossièreté encore inédite, dégueulasse et morbide. Encore plus fédératrice, encore plus efficace, à la hauteur des bassesses d’un homme qui n’a plus d’exigence, qui se vautre dans des marques repères, des religions repères, des stickers repères. Un homme paumé, errant, épais et lourd, poussé d’une pissotière digitale à une autre, tenant à la gueule des convictions postiches et grasses glanées aux hasard de ses innombrables adhésions mentales.

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Publié le 13 janvier 2015

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