Massacre à Saint Barthes
Cher Alexandre Lacroix,
mon ami, ennemi tu y vas un peu fort, je te dédicace ce texte. Une reprise de 2007. Vois-tu, un texte de ce type n’a aucune chance d’être publié dans la presse française aujourd’hui. J’ai eu d’ailleurs, à ce sujet, une discussion intéressante avec une responsable d’édition sciences humaines chez Flammarion, une responsable que tu connais bien. Elle était évidemment en accord avec mon constat. Ses mots étaient même plus durs que les miens. Mais… tu te vois publier ce genre de choses dans Philosophie Magazine ? Sérieusement. Comme je sous-estime rarement l’intelligence de ceux que je critique, cher ami, il m’est impossible de ne pas faire l’hypothèse rationnelle que tu évalues au mieux les raisons du problème que je te soumets. Nous sommes loin de Nietzsche, tu me l’accorderas. Tu m’accorderas également que ce que je fais là est rendu possible par ce nouveau « média » auquel tu consacres ton dernier livre. Intéressant non ?
Amitié philosophique.
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(reprise allégée, 2007)
« Et pourtant, pourtant, parmi les dizaines de milliers à faire la queue devant un des rares revendeurs de la capitale, leur numéro de membre à la main, à marmonner « l’Arpeggio, c’est la violette ou la bleue déjà ? », combien de lecteur de l’Obs ou de Télérama ? Ici le signifiant rejoint le signifié : cherté du produit, addiction maximale, difficulté de l’approvisionnement, c’est clair, c’est de la drogue légal. Mais quand de retour de chez le dealer, oups, de la boutique-club, je glisse une capsule de Capriccio dans mon perco, ma doxa frétille de joie ; c’est bon-bon de se savoir bobo. »
Sophie Fontanel, Nouvelles mythologies, Paris, Grasset, 2007, « La capsule Nespresso».
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- Les malins ont compris que la cause de Roland Barthes pouvait servir à tout. A les blanchir surtout. Au soleil de la bonne conscience critique et intempestive, les Nouvelles mythologies, Sous la direction de Jérôme Garcin. En 2007, date anniversaire des Mythologies de Roland Barthes, 57 bons critiques se sont passés le mot. 57 comme l’année de publication du texte de Barthes. C’est très malin. « Sous la direction de Jérôme Garcin », chef d’orchestre et animateur culture, le recueil agglomère 57 articules : le botox, le déclinisme, la smart, le blog, la capsule Nespresso entre autres. 31 d’entres eux, avant compilation, ont déjà fait l’objet d’une publication dans Le Nouvel Observateur. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se recycle. Page 30, Frédéric Beigbeder se charge du GPS.
- Dans quelle rubrique nouvelle Roland Barthes, inventeur du ninisme, aurait-il classé ce joyeux cortège ? Quels extraits savoureux auraient eu ses faveurs ? Peut-être ce moignon de Sophie Fontanel ? « Le botox, ça, c’est quelque chose. Si le mythe se joue sur la parole, est ce que ça compte, l’encre coulée sur le Botox ? est-ce que ça compte, quand une star en est à préciser publiquement : « je vous donne ma parole que je n’ai jamais fait de Botox, et de toute manière si je l’avais fait je ne vous le dirais pas. » Ah oui, c’est quelque chose ». Lucide du collagène, éclairée de la piquouse faciale, aufkläreuse en rhinoplastie, Sophie Fontanel accompagne, dans le vent, Jérôme Garcin : « Cet été-là, on a vu beaucoup de string retenir les cheveux mouillés des femmes. » En écho, un troisième, Pascal Bruckner, à propos cette fois de « la nouvelle Eve » : « Sous le string de la pétasse, il y a toujours un cœur qui bat ». Anatomiquement parlant, crédule, j’ai toujours cru que sous le string, la raie des fesses. D’où l’importance d’introduire la critique dans les moindres recoins.
- Laissons le corps et reprenons l’esprit. Ce n’est plus le mythe qui rend aujourd’hui la critique impossible mais la critique du mythe, cette réverbération publiciste qui ne pense plus rien. Défaite de la pensée critique par clonage, mime et contrefaçon. Nouvelles mythologies ? A quoi sert tout ceci ? A masquer, alibi de la plume, l’entreprise publicitaire ? A chaque page en effet, sous chaque articule, une petite piqûre : « Dernier ouvrage paru… ». 57 au total. La collusion d’un patronyme et de quelques poncifs, de slogans dentifrice et de bons sentiments en guise « d’hommage rendu à Barthes » (Jérôme Garcin) ou « d’histoire inédite de la France contemporaine ». La SFR (Société Française de Réflexion) mandate ses James Bond aux stylos parfumés : « tu prends le string ou l’I-Pod ? » ; « tu te fais Zidane ou la capsule Nespresso ? » Bien choisir sa mission. Le tabloïde de la critique française est déjà dans les bacs. Chaque petit James va rendre sa copie. L’oligarchie du caddy subversif prolonge le plaisir : « en espérant que nos enfants de 2057 écriront les leur, à leur tour » (Jérôme Garcin).
- En attendant les flots critiques des enfants de Jérôme Garcin, relisons Roland Barthes dans ses Mythologies, le « mythe comme parole » : « On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c’est un mode de signification, c’est une forme. » Qu’est-ce qui en tient lieu quand la formule régressive, le babille ahuri « il est bon-bon de se savoir bobo » (Alix Girod de l’Ain) se fantasme en « hommage rendu à Roland Barthes », « humour compris » (Jérôme Garcin) ? Les naufragés de Saint-Barthes nous enseignent une chose : la forme publicitaire triomphe. L’aplatissement sur cette forme-là n’est autre que le discours dominant qui dévaste la pensée. Le travail du sens est rendu impossible par la consommation massive de ces signes crétins. Si cette forme nous vend tout, y compris Roland Barthes, c’est qu’elle n’est plus une parole.
- Amélie Poulain, version cinéma et guimauve, travaille déjà à cette confection de bonbons acidulés à la mode de jadis dans un Paris muséifié transformé en bonbonnière géante. Les animateurs culturels, sur radio d’antan, nous livreront peut-être leur classement du cœur, plaisir d’offrir, joie de recevoir : Roland Barthes et les souvenirs jaunis, Gilles Deleuze et le fumoir de Vincennes, Lacan et sa voix chevrotante. Le même Roland Barthes qui révélait la bêtise au lieu de son énonciation est désormais promu conservateur des Dames de France. Encore un effort, amis de la critique et des mythes d’aujourd’hui, et s’ouvrira en grande pompe, juste à côté du quai Branly, l’école des Chartes du Pec vaisselle. Son nom ? MRP pour Musée de la Recherche sur le Présent. Gravé sur une plaque en verre : Centre Roland Barthes. Tous les collectionneurs de Smart miniatures, de Casimir Made in France ou de Playmobil sans cheveux se retrouveront ensemble pour assister joyeux à la conférence annuelle d’Alix Girod de l’Ain « dans l’esprit de Roland Barthes, humour compris ».
- Pour patienter jusqu’en 2057, attardons-nous un peu sur l’articule de Serge Raffy à la page 148 intitulé Les bobos. « Le bobo, au fond, fait ce qu’il peut pour sortir de la culpabilité de l’Occidental grand bâfreur de kilowatts. Il nous ressemble terriblement le bobo. Il a un avantage : il ne pleure pas, il s’adapte. Il n’attend rien du Grand Soir. Il se contente des petits matins. C’est un malin. Un beatnik pragmatique. Comme l’époque ». L’époque est réjouissante en effet. Le bobo, ce mistigri de la pseudo critique, est une de ses réjouissances-là. Celui qui dit bobo en reculant d’un pas est déjà un être à part : lexique de surplomb, distance critique et hauteur de vue. N’oublions pas le bobo qui assume, celui qui tire privilège de sa marque. C’est sa petite différence à lui. Puis vient enfin celui qui critique ceux qui critiquent les bobos. Est-il bobo celui-là ? Non plus, pas sûr, peut-être, vas savoir. L’anti-boboïsme fait dans l’enluminure. Sur les plages publicitaires de Saint-Barthes, vous assistez alors, incrédules ou conquis, à un divertissement des plus insignifiants, un petit jeu de dupe – bobo, pas bobo, qui est bobo, il est bobo, pas toi ? Bobo, Botox, Nespresso, I-Phone, matez-moi tout cela ! Le stade terminal d’un fétichisme de la marchandise qui a définitivement enfermé l’esprit se reflètera désormais dans ces regards éteints. Dans la duplication d’un monde optiquement disloqué, le sujet est perdu. Barthes pensait ses mythologies en 1957 en sujet de la critique. 50 ans après lui, les patronymes s’alignent dans une enveloppe marketing en forme de catalogue Prisunic, pur objet de consommation. Dans ce renversement, la dislocation de l’écrivain, sa trahison, ont valeur de massacre.
- Mais il serait malséant de quitter cette crique sans se confronter soi-même à l’exercice. Après tout, ne dit-on pas, en clignant de l’œil, que la critique est facile ? Voici donc ma contribution artistique à ces Nouvelles mythologies.
………… Saint-Barthes
Pour quelle raison la critique a–t-elle besoin de se ranger derrière une figure d’autorité, Roland Barthes, sorte de Saint laïc ? Certes, elle dira qu’elle prolonge le travail, qu’elle s’inscrit dans la lignée de. 1957, 2007. Mais cet acte d’allégeance apparent est une façon de soustraire la critique à l’histoire, de la naturaliser. La date d’anniversaire (1957) se substitue ainsi, sur un mode illogique, aux nécessités portées par l’enchaînement logique des idées. Elle accompagne le processus de déréalisation d’une histoire réduite à une succession de clignotements numériques : 1915 (naissance), 1957 (Mythologies), 1980 (mort), 2007 (Nouvelles mythologies) etc.
La cyclicité rassure le commerce. Une question en effet ne doit jamais être posée et c’est à sa dissimulation que travaille ici la critique des clichés : est-il encore possible de faire ce que faisait en son temps Roland Barthes ? Quelles modifications empêchent ce que l’évidence de la commémoration taie ? Ce que veut la critique c’est un certificat d’authenticité qui la place au-dessus de tout soupçon. Une caution en quelque sorte. En cela, elle n’accepte pas la fragilité et l’inconfort de sa position. Elle s’attribue des gages de bonne conduite et empêche – qui en voudrait à la figure d’autorité, la cause forcément bonne qu’affectionne le mythe bourgeois ? – de se donner à lire pour ce qu’elle est : un acte nu d’écriture. La sanctification mythologique de la figure d’autorité (Roland Barthes) est la meilleure façon de se débarrasser de l’arbitraire de son origine. Avant même que le public puisse l’éprouver (et la juger), cette critique se vend « humour compris » (Jérôme Garcin). De la critique au-dessus de toute critique, bref une pure formalité.
Cette critique des mythes d’aujourd’hui est déjà achevée (elle tient cet achèvement de sa filiation divine avec l’origine). Son paradoxe scelle son inexistence : ayant déjà eu lieu une fois (à travers la figure d’autorité qui l’a portée et à laquelle elle se réfère) elle ne peut plus avoir lieu encore que comme farce publicitaire dans un effet de fausse profondeur.
C’est à ce titre qu’elle mérite d’être lue
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Publié le 01 février 2016