L’obscurantisme des bons sentiments – respect, tolérance, vivre-ensemble etc.
- On ne compte plus dans l’Education nationale les initiatives étatiques pour faire entrer le respect à l’école, pour promouvoir le vivre-ensemble et la tolérance. Combien de fois ai-je entendu ces discours vides, psalmodiant les mêmes formules à l’occasion de réunions assommantes? Des administratifs somnambules répètent ces capiteux slogans en boucles. L’assemblée se tait, terrorisée par l’évidence de la scansion. Ces discours, ce napalm intellectuel, ne sont pas toujours des discours d’adhésion chez ceux qui les prononcent – j’en ai d’ailleurs connu de bien plus fins que mes voisins de casier – mais des oukases ministériels. Le respect comme mot d’ordre de l’Education nationale. Comme si les professeurs présents devaient avoir en tête, encore et toujours mieux, l’importance « citoyenne » de ne pas se cracher dessus à la récrée. Baisse la tête et écoute la ministre : respects, tolérance, vivre-ensemble, valeurs républicaines et éducatives par excellence. Le respect par exemple, ce label rouge, martelé, scandé, ânonné par les plus ignorants menâtes, a fini par toucher sa cible à défaut de défendre ses potes. Quel élève n’a pas le mot respect à la bouche ? Quel collégien abruti, il y en a, n’a pas intériorisé l’impératif catégorique ? Respecte moi, je te respecterais. « Monsieur, vous me manquez de respect en m’empêchant de parler, comment voulez-vous que je respecte votre parole ! »
- Mon statut de professeur de philosophie, la relative hauteur de vue de mes collègues, m’ont épargné le pire. Ce qui me revient d’autres horizons est affligeant. L’inculture politique, le déficit sidérant de pensée critique chez nombre d’enseignants, cette nouvelle garde d’éducateurs adaptés, les réduisent à l’impuissance face à ce que devient la litanie du respect chez ceux qui en font réellement usage. « Charlie Hebdo ne respecte pas les gens, il y a des blagues irrespectueuses. » Inutile de rappeler la liberté d’expression : « pourquoi certains comiques passent devant les tribunaux quand d’autres sont canonisés en héros de la liberté d’expression ? » La question, bien que trop soutenue pour ceux qui s’y hasardent, reflète pourtant exactement le sentiment de ces « jeunes de France » qui ululent au respect suivant ainsi les ordres du ministère. Moderne contre moderne, respect contre respect, écrivait Philippe Muray dont je reprends ici la belle formule : minimum respect pour tout ce cirque.
- La question un peu sérieuse reste en effet celle-ci : comment peut-on promouvoir l’émancipation de l’intelligence dans cette bouillie de respectabilité réciproque, tout ce fatras de sottes directives tolérantistes? Moins un homme est indifférent à la vérité, au bon, au juste, plus il devient intolérant vis-à-vis de ceux dont l’opinion ignore ses exigences. L’idée mérite d’être pensée. L’intolérance de l’esprit, l’irrespect de la pensée en face de la grossière sottise sont des voies de partage et d’élévation de l’homme autrement plus honnêtes et probes que cette tambouille sentimentale dans laquelle le respect serait de droit.
- Mais je te vois déjà me servir ton Staline : « La calomnie et les manœuvres frauduleuses doivent être stigmatisées, et non transformées en objet de discussion. » Encore faut-il savoir qui subit aujourd’hui la stigmatisation ? Désigner les cibles du lynchage public ? La mauvaise conscience taraude les esprits, intériorisation irréfléchie qui consiste à substituer au libre usage de la pensée critique un conformisme doctrinal qui enfile les noix creuses du vivre-ensemble, de la tolérance niaise, du respect autocollant. Nous ne subissons pas de plein fouet les conséquences d’un délitement du vivre-ensemble, arrêtons de déconner à pleins tuyaux, mais d’un obscurantisme qui tombe aussi des plus hauts sommets de l’Etat. Je lis un extrait de la lettre datée du 7 janvier 2015 signée Najat Vallaud-Belkacem et lue aux écoliers, collégiens, lycéens de France le lendemain de ce massacre abject : « L’Ecole éduque à la Liberté : la liberté de conscience, d’expression et de choix du sens que chacun donne à sa vie ; l’ouverture aux autres et la tolérance réciproque. » Non, cette vision martelée sous tous les préaux est tronquée. L’Ecole n’éduque pas à la Liberté, voilà un slogan creux s’il n’est assorti d’une exigence de la raison. Il se transformera bien vite en pride individualiste, marche des fiertés et des conneries. Liberté.
- L’Ecole doit donner à tous les moyens effectifs d’une émancipation de la raison, plutôt à ceux qui en ont la volonté et le courage. Non, l’Ecole n’est pas le lieu de l’ouverture aux autres et du partage des cultures mais celui de la confrontation avec des savoirs qui tirent l’intelligence vers le haut. Non, l’Ecole n’est pas l’espace dans lequel se fécondent les tolérances réciproques dans une partouse œcuménique mais un des derniers bastions dans lequel la tolérance se doit de rester un problème pour l’homme. Ce n’est pas chez Auchan, en salle de muscu ou dans un lieu de culte que je pourrais trouver l’occasion de faire penser des jeunes hommes sur cette phrase de Louis de Bonald : « Ainsi, à mesure qu’il y a plus de lumières dans la société, il doit y avoir moins de tolérance absolue ou d’indifférence sur les opinions. L’homme le plus éclairé serait donc l’homme, sur les opinions, le moins indifférent ou le moins tolérant. » (Mélanges, t. I) Voilà un problème pour le « jeune de France » et le « pote des quartiers » : comment concilier l’exigence de vérité et la défense de ses libertés ? Aucun slogan, aucune caricature simpliste, aucun décret ministériel, aucun humoriste de foire ne peut prendre à sa charge une telle question, l’éclairer, la réfléchir dans un espace où le respect se gagne quand on sort de l’indistinction. L’obscurantisme n’a pas de drapeau.
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Publié le 13 janvier 2015