- L’idéologie du dialogue
La première chose à faire, quelque soit le projet, quelque soit l’ambition, le programme ou le désordre du jour, c’est de se donner un ennemi. Sans ennemi, sans combat, sans lutte, sans adversité, sans résistance la critique ne fait que contempler le monde. Elle le redouble, ne le fissure jamais. Tout au plus elle le singe, le recopie servilement. La critique se doit à elle-même, et c’est son seul impératif, d’aller chercher la censure, un début de résistance, un premier grincement de dents. Il ne sert à rien d’accuser en vrac tous les maîtres censeurs du « consensus mou ». Ce qu’il reste de force de l’Internationale Situationniste ? De Guy Debord et de Asger Jorn, de Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati ? Dans la pétulance générale de toutes les simulations, cinquante après, le spectacle est devenu la seule cohérence du monde, la pâte à lier. Spectacle de la critique du spectacle, spectacle de la critique, spectacle du spectacle. L’Internationale Situationniste tenait fermement à son lexique : récupération. Formule policée pour dire Niagara de recyclage obscène.
- Il y a cinquante ans, une conférence (27 et 28 juillet 1957, Cosio d’Arroscia) donnait corps et âme à l’Internationale Situationniste. Son titre : Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale. En sous-titre : Révolution et contre-révolution dans la culture moderne. Le défilé est étroit. A ce point étroit que Guy Debord jouait à son tour, et avec lui ses compagnons de route, en nombre réduit avec le temps, au jeu délicat de l’exclusion. L’histoire, entre 1957 et 1971, du situationnisme, c’est aussi l’histoire de toutes les exclusions du mouvement pour cause de mauvaise critique. Gianfranco Marelli explicite, dans une très riche étude sur le sujet, l’origine du problème des exclusions au sein du mouvement, jusqu’à en faire un des points essentiels de sa conclusion : «A l’image des surréalistes, les situationnistes furent récupérés dans la sphère artistico-culturelle, devenant ainsi la dernière avant-garde critique de l’idéologie spectaculaire et de ses pseudo-valeurs, capable de séduire les protestataires, les mécontents de couches sociales culturellement élevées. Leurs idées, sur les causes de l’insatisfaction et sur les possibilités d’y porter remède, furent savamment utilisées pour améliorer et perfectionner les mécanismes de consentement et de participation des individus à la représentation édulcorée de la société ; idées particulièrement nécessaires à tous ceux qui – conscients de leur vie aliénée, « sous influence » – réclamaient de fortes doses « d’idéologie de la critique radicale » pour continuer à survivre, dans la conviction d’être absolument et concrètement antagonistes à la domination spectaculaire. » (1)
- L’antagonisme à la société spectaculaire est certainement l’affect dominant de notre époque. Antagonisme qui s’accompagne de la fétichisation de quelques mots écrans remèdes « valeur », « participation », « citoyenneté », « démocratie » etc. Les valeurs qui pouvaient servir à dénoncer le système politique de l’URSS et de ses satellites (« auto-gestion », « autonomie« …) s’échangent aujourd’hui en monnaie de singe. Un point d’orgue de l’avachissement : la « société participative », succédané minable, résidu publicitaire d’une « idéologie du dialogue » déjà bien arrimée dans les années 60 (2). « Idéologie du dialogue », la formule fait le titre d’un article de l’Internationale Situationniste (numéro 10, mars 1966). Il y est rappelé que l’exclusion fait partie des positions fondamentales du mouvement. « Ceux qui acceptent une ou plusieurs variantes du faux dialogue existant se font les défenseurs d’un nouveau genre de libre-échange, au nom d’un droit abstrait au dialogue à n’importe quel prix (prix à payer en concessions avouées au mensonge), et nous reprochent d’interrompre le faux dialogue. C’est pourtant en ceci, et pas autrement, que nous pouvons être porteur s de la réalité du dialogue» (3) L’Internationale Situationniste en appelle à « l’auto-discipline des individus » comme seule condition d’un projet commun. Non pas le consensus vaseux (pourquoi faire consensus dans le dialogue ou la discussion ?) dans l’épanchement synovial de tous les avis moyens du moment social. L’idéologie du dialogue, ce grand faitout de l’opinion, est justement aux antipodes de toute auto-discipline, seule condition d’un individualisme critique (4). Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici une note en bas de page du livre programme slogan de Ferry et Renaut, Philosopher à dix-huit ans. Les deux normographes critiquent Deleuze et Guattari, une habitude. « De là une véritable aversion pour la « discussion » qui s’exprime chez Deleuze et Guattari dans leur dernier livre, Qu’est-ce que la philosophie ? On y lit que « les théoriciens de l’éthique de la communication (cela vise au premier chef Jürgen Habermas, mais pas seulement lui…) s’épuisent dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitalisme » ! » (5). Deleuze et Guattari ne font pourtant que reprendre les analyses de L’Internationale Situationniste.
- L’éthique de la communication ? Une vaste fumisterie, une façon bien feutrée, faux cul, de constituer, sous couvert de libéralité, une police de l’esprit. L’éthique de la communication c’est la délivrance des brevets du bien discuter, celle-là même qui autorise la critique à se dire, mais le petit doigt sur la couture ou le rond de serviette du bon côté de la table. Que l’éthique de la communication amuse quelques étudiants en mal de jongleries conceptuelles n’explique pas pourquoi cette antienne est devenue en quelques années un incontournable. Deleuze et Guattari, et avant eux les membra disjecta de l’Internationale Situationniste, n’ont jamais empêché quiconque de parler. Ce qu’ils refusent par contre, c’est de cautionner le médiocre, la pauvreté du jugement, l’indigence de l’analyse, la petite police des esprits en cirant les pompes des communicants. S’il est vrai que « personne n’est obligé d’être le flic de l’autre » (6), personne n’est tenu d’être mêlé à des formes de réflexion qui contreviendraient aux exigences de la discipline qu’il s’impose. Les exclusions de l’Internationale Situationniste révèlent, dans leur logique et leur ridicule, cette volonté de ne rien concéder aux sirènes ouatées du consensus communicationnel, cette idéologie du dialogue qui, en 1966, commençait déjà à enfumer.
- On pourra toujours faire de Debord un dandy aristocrate, un précieux de la révolte culturelle, un clown. Rien ne sera encore dit sur la justesse du problème: quelle critique peut encore déranger les pouvoirs lorsque le pouvoir se glisse dans la ronde dite libérale du dialogue. Debord veut le problème, Ferry le ministère. « Et nous refusons même de nous transformer en pouvoir quelconque, à la petite échelle qui nous serait actuellement permise, quand nous n’acceptons pas d’enrôler des disciples qui nous donneraient, en même temps que ce droit de contrôle et de direction sur eux, une valeur sociale reconnue plus grande, mais en tant que vulgaire idéologie artistique ou politique… » (7) Là où tout peut se dire, s’écrire (ou presque, en fonction des supports et des franchises), où à court le grand mélange à la diversité apparente, la première auto-discipline est de refuser l’ordre implicite qui organise cette stérile agitation brownienne de la critique. Les individus, une fois l’éthique communicationnelle bien intériorisée, reproduisent le schéma d’ensemble. Servilité consentie sans être voulue. Mais « la « tolérance » régnante est à sens unique, et ceci à l’échelle planétaire malgré les antagonismes et la complexité des différents types de sociétés d’exploitation. Ce que tolèrent, fondamentalement, les gens tolérants qui ont la parole, c’est le pouvoir établi partout. » (8) La tolérance des marchands de papiers dûment tamponnés. Et le pouvoir s’accommode fort bien des hédonistes en papier mâché qui chante l’esprit de Mai 68 ; fait son beurre des appels lancés à un renouveau révolutionnaire qui a toute ignorance des lois mercantiles du commerce des blasons ; n’hésite pas à recevoir dans ses quartiers les zélateurs du nouvel ordre.
- La structure autoritaire de l’Internationale Situationniste ne tenait pas simplement à la mégalomanie d’un seul, Guy Debord en l’occurrence. Il faut plutôt y voir la triste mais nécessaire réponse de la « critique radicale » (si tant est que ce mot d’ordre debordien ait un sens, justement en général) à la force de digestion des pouvoirs en place pour dire le bon consensus, les limites du dialogique. Mais si le consensus est librement voulu par des esprits cherchant dans la concorde des âmes la convergence asymptotique des opinions, où est le mal ? Idiot.
- Les banalités de base font partie du spectacle. Elles unifient la diversité des affects, elles contiennent tous les moments présents. L’aliénation de la critique au profit de l’objet critiqué condamne le spectateur déniaisé à ne pouvoir, dans le négatif, que reproduire l’obscène positivité régnante. C’est pourquoi la critique ne se sent chez elle nulle part, car la critique est partout. Envers du décor, elle se consomme comme son endroit. Tout se consomme dans la contemplation de la critique. Si la critique est le centre de signification d’une société vide, c’est qu’elle opère, prenant le spectacle pour objet, l’unification dernière de tous les ordres. Critique vide (car critique impossible sans en passer par le spectacle de sa contemplation) au cœur d’une existence vide. Elle est encore une instance de séparation qui devrait appeler une critique de la séparation critique. « Quiconque a un peu vu le milieu social qui est défini par la propriété spécialisée des choses culturelles, sait bien que tout le monde y méprise à peu près tout le monde, et que chacun y ennuie tous les autres. Mais c’est une condition non dissimulée de ce milieu, une contestation claire pour tous ; c’est même la première banalité que les individus s’y transmettent dans le premier moment de toutes conversation. A quoi tient donc leur résignation ? Evidemment au fait qu’il ne peuvent être porteur d’un projet commun. Chacun reconnaît (dans la critique de l’autre) sa propre insignifiance et son conditionnement : précisément la démission qu’il a dû souscrire lui même pour participer à ce milieu séparé, et à ses fins réglées » (9) Les banalités de base sont la monnaie d’échange de la communauté supérieure du spectacle.
………………………..
(1) Gianfranco Marelli, L’amère victoire du situationnisme, Pour une histoire critique de l’Internationale Situationniste (1957 – 1971), Paris, Editions Sulliver, 1998, Conclusions, pp. 383 – 384.
(2) A lire sur ce site, Le débateux (12 mai 2006)
(3) Internationale Situationniste, numéro 10, mars 1966, L’idéologie du dialogue.
(4) Mon livre sur l’individualisme, sans aller jusqu’au bout des analyses (est-ce possible?) repère quelques unes des stratégies critiques de ses nouveaux anciens donneurs d’ordre, Ferry Renaut en tête.
(5) Ce texte est de Luc Ferry, Philosopher à dix-huit ans, Paris, Grasset, 1999, Jalons, Les trois âges de la philosophie moderne et les tâches d’une pensée laïcisée, note 1, p. 281.
(6) Un commentaire des plus probes, sous pseudonyme, reçu sur un article du site il y a quelques mois.
(7) Internationale Situationniste, mars 1966, op. cit.
(8) Loc. cit.
(9) Internationale Situationniste, Décembre 1960, Notes éditoriales. J’ajoute « (dans la critique de l’autre) »