Lettre sur les cyniques à l’usage de toux ceux qui aboient
(2014, reprise et ajouts)
- Difficile de savoir si je suis moi-même cynique. Je parviens à ce point à épouser les tics et les rictus du cynisme atmosphérique qui fait tout le fumet de notre temps, qu’il doit forcément y avoir en moi une affinité de principe. Comment pourrais-je, à ce point, me glisser dans sa peau de chagrin, épouser ses modulations et ses façons de dire, sans me sentir aussi chez moi ?
- A défaut d’une morale clairement fondée, d’une direction de l’esprit qui m’indiquerait là où est le bien, là où est le mal, et en toutes circonstances, pour quelle raison ne pas vouloir encore plus de stratégie et de tactique, de sexe à la une et d’humour trash ? Après tout, pourquoi ? Pasolini se rêvait en corsaire. Image romantique de l’intellectuel toujours prêt à sortir la lame. Balloté au gré des vents, il est d’une autre nature, d’une autre terre, d’un autre horizon. Ma situation est différente. A quelques semaines près, Pasolini est mort le jour où je suis né.
- J’aimerais, comme Adorno, pouvoir croire à la puissance des larmes, aux vertus fondatrices de l’émotion et de la sensibilité, trouver ma terre et mon paysage, savoir au nom de quoi s’aiguillonne la pensée. Mon Heimat philosophique en somme. Mais je n’ai pas ce savoir-là, je ne vois rien venir, je ne ressens rien qui puisse m’indiquer la direction d’un asile, d’une terre, d’une utopie sensible. Aucune nostalgie véritable. L’imaginaire de mon enfance, peuplé de monstres mécaniques, de combats sidéraux avec pour horizon la destruction du genre humain, n’était pas destiné à recueillir les fleurs d’un paradis perdu. Pour quelle raison dès lors ne pas démissionner, concéder enfin à l’indifférence et cligner de l’œil ? Aucun esprit, aussi agile soit-il, ne peut suivre la marche de ce qui se déploie sous nos yeux ahuris, se mettre à la hauteur de ce qu’il y aurait à critiquer.
- S’il ne s’agit plus de préserver quoi que ce soit pourquoi ne pas œuvrer, avec son voisin, à alléger la charge, à abaisser le niveau de souffrance en détournant l’esprit ? A quoi bon aiguiser la lame, consumer autant de force et d’énergie dans ce vain projet, d’autant plus illusoire qu’il ne se fait, sur lui-même, plus aucune illusion ? Le cynisme de notre temps commence par une démission.
- Beaucoup moins moral qu’il n’y paraît, plus égoïste, le combat contre ce marqueur de l’ambiance générale est avant tout une guérilla contre moi-même. Que les effets de cette lutte puissent trouver quelques lecteurs, en nombre restreint tant la chose est subtile, est d’autant plus évident que ma situation me paraît fort banale. Nous sommes nombreux à être nés dans un désert.
- Ne suis-je pas en train de me prouver que je résiste un peu à cette époque-là, sans avoir pour autant la force d’en inventer une autre ? Ici se situe ma petite tragédie. Savoir que je pourrais être pris pour un de ceux-là, cyniques aux pays des plus malins, me blesse. Jalousie, ressentiment ? De tels jugements psychologiques portés sur le travail de l’esprit ne révèlent pas simplement la bassesse intellectuelle de ceux qui les portent mais nous enseignent aussi sur la médiocrité de nos modèles. Ma volonté s’applique dans l’autre sens : ne pas être cela, ne pas leur ressembler, ne surtout pas être pris pour leur semblable.
- Sous couvert de critique et de dérision – ou d’une critique devenue dérisoire – c’est un conformisme poseur et narcisse aux antipodes du cynisme grec qui s’affiche et se vend. Une cyniformisation par le bas. Dénoncer l’accumulation en accumulant, singer les courbettes en courbant l’échine, railler la course au succès un œil sur le chiffre des ventes et l’autre sur le nombre d’entrées en salle. Rien n’est incompatible, aucune contradiction, cette vieille idée de dogmatique. Ricanez, ils ricaneront encore plus forts. Raillez, ils railleront un ton au-dessus. Visez-les, ils tendront le poitrail à moins que votre trait ne menace leur compte en banque. Peu probable, limite du pouvoir des mots. L’irrévérence a bien souvent l’étroitesse du portefeuille. Ce que travestit ce grand marché des non dupes c’est justement la possibilité d’une forme critique qui serait autre chose que la confirmation indirecte de l’ordre existant. Ne pas jouer le jeu tout en offrant un surcroît de puissance, une séduction d’un autre ordre. Une alternative moins morale qu’il n’y paraît.
- La pratique assidue et chronique de ce que les esprits supérieurs appelleront le médiocre est un préalable. L’ambition démesurée consiste en effet à vouloir révéler ce qui est dans l’air, non pas une idée mais une ambiance, une tonalité transversale des discours et des pratiques. Ou encore, ce qui est le résultat implacable de l’inconséquence et de l’irresponsabilité contemporaine, de l’absence de relation entre les discours et les pratiques. Cette ambition m’impose une méthode : m’enquérir de l’ambiance, de son parfum, de ses modulations en ouvrant les yeux sur des objets étranges, furtifs, à demi-existants. Incontournables pour qui veut illustrer le propos. Me pencher sur ce qui se dit, se fait, ce qui s’écrit dans une sorte d’inconscience et de somnambulisme collectif suppose que je ravale au préalable le préfabriqué des hiérarchies de valeurs : culture légitime contre-culture illégitime ; vraie littérature contre fausse monnaie ; grand film digne d’intérêt contre petit film sans prétention. J’avance ici sur un sol incertain, un lieu à peine pensable, un espace flou. Loin d’une odyssée, plutôt canotage dans la zone mitoyenne, dans le mi cuis et le semi cru des opinions poisseuses et des publications de halls de gare. Bref, je patauge à l’endroit même où sont posés mes pieds.
- Face au cynisme ambiant, un sentiment pénible ne me quitte plus, celui d’engager une bataille vaine contre une armée de flans. Au risque de me perdre. De l’étude partielle de ces amas spongieux, pourrais-je d’ailleurs sortir vainqueur ? Cette question a-t-elle un sens ? Vainqueur contre quoi, contre qui ? Pour quelles conquêtes ? La conscience aiguë de vouloir résister à l’engourdissement prend la forme d’un combat dont je perçois mal les finalités. Suis-je capable de dire ce que j’espère, ce que j’attends de ces multiples confrontations intellectuelles, de ces joutes verbales ? Le cynisme contemporain, imprimé, diffusé, vendu partout, si l’on met de côté la logique marchande, cette grande esplanade pour nos combats de catch, n’a pas de lieux précis, de terrains de prédilection, encore moins de zones franches. Il est dans l’air, ce qui rend les raisons de son étude forcément vaporeuses.Dresser une liste des cyniques du nouveau monde n’a aucun sens. Autant rééditer l’annuaire. La réduire à quelques-uns n’en a pas plus. L’arbitraire n’a jamais fait système. Mais il reste bon de nommer afin d’illustrer le problème. La désignation ad nominem n’est pas un acte anodin, elle vise l’homme en le rappelant à la responsabilité de son discours. Elle n’aspire pas seulement à toucher l’ego mais à le réveiller. Elle le convoque et l’assigne à la fois. Celui qui porte un discours public, l’éducateur, le critique, l’intellectuel, l’humoriste, le philosophe, ne fait pas seulement qu’exposer, il s’expose à des chocs en retour. C’est aussi à cela qu’il aspire. Non pas simplement à faire sa promotion, à se vendre, mais à être lu, entendu, évalué, jugé sur pièces. Que vaut une pensée qui refuserait d’être pensée, un jugement qui prétendrait se situer au-delà de tout jugement, une critique qui condamnerait à l’avance toute critique ?
- A Perchépolis, les producteurs de discours, d’humour ou de biens culturels, d’un perchoir au suivant, n’ont pourtant pas pour habitude de justifier le bien-fondé de leur position. Ils offrent, au mieux, le spectacle de leur dénégation, à condition que ce soit eux qui fassent le travail et en récoltent les bénéfices. N’étant dupes de rien, et surtout pas d’eux-mêmes, ils montrent à tous les chemins de la lucidité. Ebahis par ces vedettes, ces noms connus, les habitants de Perchépolis ont gagné le droit de ne plus juger, cette vieille manie. Une velléité subversive ? A quoi bon, à Perchépolis les subversifs sont aussi à la cour des palais. Une critique, une objection ? Celle-ci fera partie du prochain spectacle. Vous contestez la valeur du produit ? Faites le vôtre. Le philosophe médiatique, accessible et démocrate, porte l’étendard de la pondération cathodique. Le publiciste honnête m’apprend que tout est dans la publicité, surtout lui. L’hédoniste médiatique m’enseigne qu’il est préférable de prendre du plaisir. Bref, chacun se représente et cherche à se faire fructifier. Sans conteste.
- Dans cette logique, la critique intellectuelle s’apparente plus à de la diffamation économique qu’à une entreprise légitime de clarification et d’analyse. La satire est restreinte au seul domaine de la bouffonnerie sans conséquence, du seul spectacle. L’interprétation simpliste en termes de ressentiment ou de jalousie est conforme à cette tendance : la délégitimation de l’adversité intellectuelle perçue aujourd’hui comme une attitude belliqueuse et stérile. Au mieux irrationnelle, au pire contreproductive. Ce qu’elle est d’ailleurs mais au sens noble, dans la mesure où elle refuse de faire des œuvres de l’esprit une dépendance du marché des biens et des services. Irrationnelle, si l’on entend par là tout ce qui ne rentre pas dans la logique d’une rationalité calculatoire, intéressée et stratégique, cette raison instrumentale essorée de toute réflexion sur les fins et les valeurs.
- En tant qu’elle exprime l’homme, chaque œuvre de l’esprit, aussi modeste soit-elle, renvoie à toutes les autres. Les valeurs qu’elle promeut n’ont de sens qu’en tant qu’elles se distinguent d’autres valeurs possibles. Non pas mondanité et courtoisie mais invitation à rendre des comptes quel que soit son rang sur l’échelle de la gloire et de la renommée. Socrate ne demandait rien d’autre à ses interlocuteurs, qu’ils rendent raison de ce qu’ils disent, qu’ils pensent. Aucun d’eux n’aurait eu l’idée de lui répondre : – mais Socrate, je ne vais tout de même pas te répondre, je ne suis qu’un journaliste, qu’un philosophe populaire, qu’un pauvre publiciste, qu’un humoriste. Même l’esclave répondait à ses questions.
- Je tiens peut-être là une partie de la réponse à la question que je formulais précédemment : suis-je capable de dire ce que j’attends réellement de la confrontation avec les expressions les plus diffuses du cynisme de mon temps ? Quel est mon but ? Un nouvel espace pour la pensée ? Un horizon intellectuel plutôt qu’une compétition de narcissismes sans issues ? La restauration d’une agora critique et politique ? Ces formules théoriques, sans être fausses, recouvrent une aspiration plus proche de la vie, un désir de se dépasser par l’esprit, d’être plus fin, plus juste, plus vrai. Avant d’être une revendication que l’on adresse à l’autre, l’exigence intellectuelle est une épreuve que l’on s’impose à soi. Le cynisme mercantile, cette lutte effrénée des places et des faveurs, ne favorise pas la conscience de cet effort solitaire. Bien au contraire.
- Tout le monde sait que cela ne vaut pas grand-chose, qu’il ne s’agit pas d’œuvres mais de produits. Vous perdez votre temps. En d’autres termes, celui qui cherche à poser le problème fondamental de la valeur de ces discours dominants risque de passer pour un imbécile, là où l’indifférence apparaîtra comme la fine pointe de la lucidité, la morale supérieure des forts, ceux à qui on ne l’a fait pas. Sans pour autant me donner les moyens de discerner l’œuvre du produit, l’insignifiant de ce qui ne l’est pas, cette indifférence conduit inéluctablement à renvoyer ce qui façonne les jugements du plus grand nombre dans l’insignifiance. L’attitude dégagée de la belle âme rejoint ainsi la logique du marché, à savoir son cynisme. Les œuvres de l’esprit, en tant que produits culturels, n’ont pas d’autre valeur que celle que le public leur donne. Insignifiantes ou pas, il n’y a aucune raison qu’elles rendent raison d’elles-mêmes à partir du moment où elles ont trouvé leur part de marché. Perché.
- La naïveté de croire que je puisse sortir indemne de ces échoppes sur pilotis m’étant refusée, il ne me reste que la volonté de vouloir m’en sortir. Volonté de volonté, volonté qui doit se vouloir encore une fois pour ne pas disparaître. Les hommes de bonne volonté, avait-on coutume de dire, avant que le rire sardonique ne vienne défigurer la fragilité de leurs bonnes intentions, me comprendront peut-être. Je ne connais que trop bien ce rire, je le pratique aussi les jours de grisaille, mais j’en sais aussi le poison et la séduction morbide. Si les déserts sont faussement stériles, ce rire-là ne laisse aucune chance à la vie. Et je veux vivre et penser à la fois. Vivre ? Réussir dans la vie, reprennent les plus malins. Quel beau projet, quelle grande ambition ! Pour le papillonnage néo-cynique, le critère des critères, le saint graal de la réussite, est à mille lieux de ce qu’il nommera verbiage. Vie, cynisme, pensée qu’est-ce donc que ceci ? Digère-t-on mieux avec tout cela dans la tête ? Quels sous-arriérés réactionnaires iraient contester l’évidence de l’association vertueuse entre l’existence heureuse et le succès ? La tentative de clarification intellectuelle, qui ne vous rendra pas plus heureux pour autant, ne mène à rien, c’est entendu. Osez-vous encore en douter ? Le papillonnage néo-cynique s’accommode de la morale des fables de La Fontaine, barbote dans le petit bain, quelques sentences stoïciennes gonflables sous les aisselles pour surnager. Un peu de Bouddhisme pour le liant. Ou rien, ce qui reste tout de même le plus économique.
- Les cyniques du nouveau monde ne vont tout de même pas prendre au sérieux les idées, que l’on sait incertaines, quand la réussite leur tend les bras. La réussite ou la promesse de l’orgasme. « Comment toutes ses belles déclarations abstraites se traduisent-elles dans la vie quotidienne et sexuelle? », s’interroge gravement Michel Houellebecq. La question est aujourd’hui à ce point frappée au coin du bon sens et des organes génitaux qu’elle se vide de sa charge supposément critique et provocatrice. Le pétard, dix fois mouillé, n’est autre que la morale, particulièrement triste au demeurant, de notre temps. Savoir glauque et organique, confidence à lubrifier sur place. Le cynisme génital, et son proche cousin le cynisme gastrique, sait que la réussite en passe par là.
- Sacrifices, héroïsmes, destins, qu’est-ce donc que ceci ? Attention mon ami, la vie pourrait bien vous baiser (je reste au plus près des mots de notre temps). Et il sera trop tard pour vous. Vos grands idéaux ne rattraperont pas le temps perdu, vous allez rater votre vie à force de ne pas mettre tout en œuvre pour la réussir. Ayez la sagesse stoïcienne et la lucidité du renard pour réussir là où d’autres échouent, pour valider chaque étape du grand parcours cumulatif dans lequel n’a jamais figuré l’activité conceptuelle, essentiellement stérile. Flatus vocis, pets de moustiques. Regardez la vie du vieux Nietzsche, jugez sur pièces ? Toutes ces envolées spéculatives, cette grandiloquence métaphorique, ces rodomontades de puissance et de volonté pour finir impotent dans les bras de sa sœur. Sans parler de Cioran, mort en 1995 de la maladie d’Alzheimer. Finir en loque d’hôpital, assisté jusqu’au dernier souffle de vie, quel désaveu criant pour une vie d’anathèmes contre la vie. N’est-ce pas ?
- Ces appels à la réussite sont ceux de la pensée dépressive. Que des hommes épuisés, incapables de transfigurer leur propre langue, puissent juger sans scrupule et en trois lignes de la valeur d’une œuvre sur le seul critère de la réussite (comme si la vie pouvait être, ultimement, une réussite), nous en dit long sur l’affaiblissement spirituel de notre période historique. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Rien au-dessus, rien en-dessous, des manuels de réussite par tonnes à la portée de tous. Mais combien de réussites et d’orgasmes cumulés pour l’échec d’un seul Nietzsche, d’un seul Cioran ?
- Ce qui nous renvoie aux effets de la masse, à cette cyniformisation des esprits oppressante. Quel autre choix que le combat me laisse une civilisation fatiguée, mais malicieuse, qui mesure souvent sa grandeur en longueurs de piscines, la civilisation de tous ceux qui tirent les ficelles et surnagent. La liste de ces tireurs n’en finit pas de s’allonger. Plusieurs Sorbonne ne suffiraient pas à faire l’inventaire de cet imbroglio de cordes, de lacets et de fils électriques, à Perchépolis, la cité des hommes perchés et des grosses ficelles.
- Qui tire les ficelles ? Tirez vous-même les ficelles, titrait récemment un manuel de stratégie comportementale pour cadres sup et tringles à rideaux. Tirer la ficelle, un droit en passe de supplanter tous les autres. Si la formule démêlez les nœuds est moins porteuse, c’est sûrement que le rapport de force entre savoir et pouvoir n’est plus à établir. A quoi servirait encore un savoir qui ne serait pas avant tout un pouvoir ?
- Soyez plus malins, comprenez les ressorts de la manipulation et de la stratégie, radotent les criquets pragmatiques, ce fléau pour la culture. La question est à ce point usée que je me sens presque gêné de la reposer : pourquoi penser ? Je ne dis pas calculer, planifier, organiser, magouiller, arnaquer son prochain mais penser. Dans l’imaginaire collectif, plus modestement pour le public d’une écrasante majorité de biens culturels, penser c’est se faire des nœuds, non pas essayer de les démêler. Embrouiller son esprit et l’auditoire. Le cynisme adaptatif, y compris celui qui se réclame des hautes œuvres de l’esprit, n’attend plus rien de ce mystère. Que cela soit pensé ou pas, de toute façon, cela ne changera rien, ajoute le tireur de cordes. Dans quelle période historique la pensée a-t-elle déjà été aussi peu prise au sérieux ? Je n’en vois aucune.
- Si penser n’apporte aucune plus-value sociale, aucun bénéfice apparent, peu de reconnaissance, beaucoup d’efforts et toujours moins de succès mondain, pourquoi penser encore ? Apprendre à tirer les ficelles offre des retombées immédiates, analyser les tendances boursières facilite la navigation, tapiner de la philosophie pour tous nourrit son homme, décortiquer l’info nous entraîne à dépiauter le crabe. Mais penser ? Quel bénéfice apporte cette fumeuse idée ? C’est bien cela qui inquiétait déjà Calliclès, l’adversaire le plus radical de Platon philosophe : – pourquoi penses-tu Socrate, te caches-tu pour parler à l’oreille de la jeunesse, pour chuchoter tes réfutations aux adolescents, alors que tu pourrais prendre le pouvoir dans la cité et tirer toi-même les fameuses cordelette?
- Au banquet des cyniques, l’humaniste tient le rôle du bouffon. L’important, à la table des plus adaptés, est moins de penser – j’aime ce brouillard londonien qui enveloppe l’infinitif et fait causer les philosophes analytiques à l’heure du thé – que de ne pas passer pour le dindon de la farce. Penser doit au moins rapporter quelque chose et c’est en vue de glaner ce maigre bénéfice que le cynique à la page pense. Son cogito est une manœuvre qui, après tout, en vaut une autre. Lui aussi tire ses petites ficelles et fait partie de la secrète confrérie des hommes de pouvoir. Comme les petits pains, les Calliclès se démultiplient et avec eux les grosses ficelles. Mais à la différence du personnage inventé par Platon, cet adversaire radical de la philosophie, ils n’ont plus aucune raison d’en vouloir à Socrate car aucun savoir n’échappe désormais au jeu du pouvoir. Consulting, management, stratégie, commerce, publicité, télévision qui veut de ma pensée et de ma philosophie ? Ne voyez-vous pas à quel point je suis aussi le plus malin ? Un préalable, entériner le fait objectif que la pensée n’est rien en dehors de ce qu’elle permet d’obtenir.
- On oublie souvent que la logique du complot, réel ou fantasmé, suppose toujours un tel échelonnage dans les degrés de malice et de gain, le plus malin restant le maître, c’est-à-dire celui qui a le mieux pensé son coup. Elle en est la conséquence directe : la réduction cynico-stratégique de la pensée à une malice. Le démystificateur qui se hisse sur cette corde raide récupère une partie de la projection fantasmatique que le maître des ficelles suscite chez les hordes de mini Calliclès. C’est aussi pour cette raison que le problème du cynisme me touche particulièrement : pourquoi pense-t-on, à quelle fin ? Ce problème, aussi vieux que la philosophie, suppose, pour être entrevu, que la pensée ne soit pas seulement comprise comme une technique – ce qu’elle est devenue – mais comme l’exercice d’une vertu. Ce mot désuet n’est pas tellement compatible avec l’activité frénétique du tirage de ficelles et peu propice à l’expression cathodique des mégalomanies narcissiques.
- Regardez-le dans les yeux, n’est-il pas magnifique l’expert mégalomane en économie à la télévision ? Il fait, cette semaine, la une d’un hebdomadaire national, une boule de cristal entre les mains. La photo est jolie. Le titre est sans équivoque : L’économie crève l’écran. Son nom ? Peu importe son nom, il est légion. Une critique honnête, moderne et réaliste reprochera peut-être à ces experts de rien leur charlatanisme – n’oublions pas que l’expert de la semaine n’a pour seul bagage en sciences économiques qu’une maîtrise de philosophie. Ne vous donnez pas cette peine, le charlatan assume son charlatanisme au grand jour. Il pose dans ce qui aurait pu constituer, en un autre temps, une mise en scène critique. Dès lors, il vide ce genre de montage de son sens – montrer une vérité cachée, à savoir l’imposture et la charlatanerie du soi-disant expert. L’alternative est claire : soit l’expert est un charlatan et il n’est pas un expert ; soit le charlatan est un expert et il n’est pas un charlatan. Le tiers exclu (charlatan ou expert), ce principe sain qui rend possible l’élaboration sémantique d’un monde commun, est une condition préalable à la critique réaliste. J’entends par critique réaliste une forme d’opposition qui suppose une référence vis-à-vis de laquelle le discours prend son sens : un charlatan medium n’est pas un expert en économie. Quel affreux réalisme pour les plus malins. Quel ennui.
- Le cynisme postmoderne, particulièrement à son aise dans l’univers médiatique de l’image, consiste à dynamiter cette logique référentielle. C’est là toute sa séduction et sa redoutable efficacité marchande. La critique doit tenir compte de cette transformation fondamentale sous peine de sombrer dans un plat réalisme, incapable de se hisser sur le ring des simulacres où pavane une armée de gastropodes. Non pas des experts medium ou des charlatans en économie, puisque tout cela est dépassé dans une synthèse de plus haut niveau, mais des bulots. Les amateurs de cette petite bestiole marine savent toute la difficulté qu’il y a à extirper le corps flasque de sa coquille. Il se rétracte, se recroqueville aux niveaux inférieurs, une spirale plus loin. Allez-vous réussir à planter le pique à escargot dans le buccin ? Les anciennes formes critiques réalistes ne se posaient pas cette question. Il allait de soi que la pointe critique rencontrerait tôt ou tard la réalité de l’autre, sa résistance réelle au risque d’un combat. – Vous dites de moi que je suis un medium, un charlatan ? Quel camouflet, quelle outrecuidance ! Sachez, Monsieur, que vous aurez à rendre raison de ce trait au point du jour. Ça, c’était le bon vieux temps.
- Que reste-t-il aujourd’hui de ce défi à la vérité quand les armes du duettiste ressemblent à des cure-dents et l’adversaire à un contorsionniste dans une coquille à simulacres ? Le bulot postmoderne, cet expert médium charlatan économiste philosophe, rend indigne le combat que je pourrais lui livrer. Avant même de parler, il se déshonore à la une, supprime en lui toute dignité en s’excluant d’un univers sémantique minimal. Il n’est pas de ce monde alors même qu’il incarne la quintessence de la mondanité. Alors que je voudrais l’attraper, il se perche. Sa vérité, c’est son simulacre, ce qu’il est sans l’être bien qu’il le soit aussi. Cynisme quantique. Comme le chat de Schrödinger, le bulot cynico-médiatique est vivant et mort à la fois, dans sa coquille et en dehors, gastropode et expert, charlatan et économiste, medium et gastropode. Il est Protée, gardien des phoques de Poséidon, capable de prendre toutes les formes possibles, de la palourde au bigorneau. C’est à Protée que Platon compare le sophiste dans le dialogue du même nom. Le cynisme de notre temps n’a fait que raffiner un vieux problème. Mais quels raffinements mondains, quels beaux succès ! Ne me reste que l’inquiétant sentiment de n’avoir en face de moi qu’un spectre, qu’un fantôme inconsistant. Ma critique ne serait-elle pas tout aussi inconsistante que son objet ? Y a-t-il un sens à vouloir saisir ce qui se dérobe, ces êtres de spectacles capables de prendre toutes les formes sans se sentir responsable d’aucune ? Curieusement, ma réalité est aussi en jeu. Si je ne suis pas indifférent à ces fantômes, c’est que je sens peser la menace de cette perte de réalité, de tout son poids virtuel, sur ce que je peux vivre et penser. La résistance intellectuelle s’impose à moi comme le refus d’une évaporation de l’être dans ce kaléidoscope d’insignifiances. N’y a-t-il pas dans toute pensée la secrète volonté de briser un miroir ?
- La critique réaliste est perdue. A qui a-t-elle à faire ? Qu’est-ce qui est légitime, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qui est aliéné à la société du spectacle ? Qui est plus malin que les autres ? Ce bulot-ci ou ce bulot-là ? Mieux vaut peut-être s’intéresser à la coquille ? Prendre le plateau dans son ensemble ? Sortir de ce grand restaurant ? Dans un univers cyniquement homogène, je me retrouve sans repères fixes, comme si tout pouvait être réversible, le faux à la place du vrai, le vrai comme un moment du faux. Historiquement, la pensée critique s’est en effet toujours exercée contre une certaine illusion. Cette illusion (croyances, superstitions, idéologies, fausses monnaies) devait toujours être révélée. La pensée critique attendait de cette révélation une sorte d’épiphanie du vrai, du juste, du bien. Là où le simulacre bafouait les droits de la vérité, ceux-ci devaient être restaurés en grandes pompes. L’adversaire était là, identifiable, réellement donné – même si son degré de réalité justement faisait problème. La modernité s’exténue lorsque ce modèle critique de la référence est envisagé comme une simulation parmi d’autres, assez faible au demeurant. L’homme cesse de se faire des illusions. Ou plutôt le réel devient beaucoup moins réel que l’illusion. Cette thèse gouverne l’univers mental virtualisé de la postmodernité. La question de la distinction entre réel et irréalité devient insignifiante, sans intérêt. Le réel, en plus d’être plat et ennuyeux, extrêmement faible, porte en lui le danger suprême, n’être que ce qu’il est. Le réel comme mort. S’en détacher au plus vite, être faux, absolument superficiel, concéder aux règnes sans partage des simulacres et des illusions, des simulations et des virtualisations en tous genres, voilà la condition postmoderne du bon goût et de la bienséance cynique. Le raffinement suprême. Certains se réjouissent de cet enrichissement de l’homme ; je ne vois là qu’appauvrissement de ma propre vie.
- Notre univers mental n’est plus celui de Sartre ou de Camus. Nous les simulons. S’il nous arrive de rejouer une opposition intellectuelle, ce n’est certainement pas pour en sortir un enseignement réel, une conséquence vis-à-vis de laquelle nous pourrions réellement nous situer sur l’échelle des vérités. Nous rejouons plutôt l’opposition dans une maîtrise qui n’attend plus rien de ce qu’elle maîtrise, qui ne se fait plus aucune illusion sur l’issue de la confrontation d’idées. Une maîtrise qui est sa propre fin. L’ennui n’est jamais très loin de cette désillusion préalable. La simulation doit être, pour conjurer ce risque, bien faite, réaliste. Il faut s’y croire. Peu importe où vous êtes, ce que vous êtes, ce que vous faites. Cette objectivité-là ne vous apportera rien de plus. Votre seule chance, pour en faire quelque chose de passionnant, est de vous en détacher au plus vite, de la simuler, de la virtualiser. A cette condition, vous commencerez à devenir quelqu’un d’intéressant, votre vie prendra des couleurs, vous vous animerez enfin. En un mot, en vous oubliant, vous existerez. Les cynismes de Perchépolis commencent tous ainsi : penseurs, encore un effort pour vous faire faux bond.
- Ce n’est pas parce que la fidélité au réel est une illusion, ce qu’elle est aussi, que la tentative d’exprimer mon réel (où je suis, ce que je suis, ce que je fais), avec toutes les ressources de l’imaginaire, doit être abandonnée. Avancer sans égard pour sa propre vérité, voilà le crédo néo-cynique. Créer, dans une indifférence au réel, pour rien, comme ça, par jeu, pour en remettre une couche, parce que c’est sympa, ne mène à rien. Il est peut-être temps de le dire. Pour quelle raison devrais-je cacher ma prétention à exprimer le réel, ma volonté de dire ce qu’il en est, de penser ce qui est le cas, dans ce bourbier de chausse-trapes ?
- Bienvenue dans le désert du réel ? Mais je n’y suis pas encore. Loin de là. Tant qu’il restera des hommes pour refuser la désertification du réel, autant dire son clonage virtuel, sa réduction simulée à n’être qu’une pauvre illusion, sa déréalisation intégrale, la cyniformisation des esprits ne sera pas encore totale. Encore faut-il avoir en tête que cette pamoison devant les miroirs ne sera pas vaincue par une critique platement moderne, dépressive car orpheline d’un sens, de valeurs perdues, angoissante. Une critique exclusivement nostalgique et passéiste. Entreprise de restauration perdue d’avance. Les légats du faux s’en frottent déjà les mains. Facile pour nous, murmurent-ils. Une question me paraît autrement plus efficace : d’autres sont-ils capables de faire réellement ce que je fais, d’être réellement ce que je suis, de me simuler ? Non ? Alors mes chers amis, ennemis si vous voulez, c’est que vous n’avez pas devant vous qu’une simple illusion, qu’il y a du réel en face. La connivence cynique sur fond de conspiration des simulacres risque bien de s’en trouver déconfite.
- Quantité de bons livres furent écrits sur le désenchantement du monde, le nihilisme ou l’effondrement du sens. En proportion, très peu se sont penchés sur le type d’homme qui pouvait surnager dans ce maelström d’insignifiance, y barboter sans scrupule. Encore moins que ce peu ont pris pour sujet sa mauvaise foi, sa vie spirituelle dégradée, la généalogie de son immoralité. Des hédonistes spongieux et démagogiques, courts mais graphomanes, semblent avoir pris la relève d’une critique de la morale et des valeurs. En tirant sur le corbillard, ils jouent leur rôle de prescripteurs. Faites ceci, goûtez cela, jouissez par ici et puis bandez par là ; vous serez enfin libres et heureux à la fois. Ces niaiseries saupoudrées à une population grisâtre, peu outillée pour goûter aux plaisirs dévastateurs d’une pensée sans filets, ignorent tout du mouvement dialectique. Nous sommes nombreux à n’en être plus là.
- Autrement plus sérieuse et angoissante, la tâche de mettre à jour les filaments gluants de la mauvaise foi postmoderne et de son cynisme flou ne fait pas encore recette dans les séminaires d’entreprise. Aucune croisière philo pour nous expliquer comment autant de finissants peuvent s’entasser sur un rafiot pédagogique en direction d’Athènes avec un ancien ministre philosophe. Pas assez de journées « atelier » sur la dégradation de la philosophie en condiments mondains. Trop peu d’articles de presse sur les faux fuyants des flatteurs de mots et de culture. Dérisoire, en somme, la prise en charge de l’inconscient de notre époque.
- Il ne faut pas s’en plaindre plus que de raison. Quelle époque d’ailleurs a livré au grand jour ses tours de gobelets ? Quels spectateurs paieraient pour n’avoir droit qu’aux coulisses – à moins que je ne rende la visite des coulisses encore plus excitante que la feinte illusion des bonhommes en mousse côté scène. Le train fantôme est exemplaire de ce savoir qui ne veut surtout pas être su. – Tout est faux ? Nous le savons. Mais le discours qui nous le prouve est beaucoup plus ennuyeux que celui qui nous montre le contraire. Nous sommes du côté de l’excitation, non de la raison. Penser procure du plaisir, rappelait à ses étudiants la philosophe Monique Dixsaut dans son cours sur Platon. Elle oubliait de préciser que les manèges à sensations en procurent aussi. La différence entre les deux plaisirs lui paraissait sûrement évidente et hors sujet. Je dois pourtant déployer beaucoup d’efforts pour la rendre manifeste aux yeux de ceux pour qui le plaisir reste le plaisir.
- Après tout, ne faut-il pas prendre l’énergie là où elle se trouve, dans le monde, en haut des affiches, sur le bandeau déroulant des chaînes d’info, dans des livres hédonistes et dissidents, en piles et en gare, dans ces montages ubuesques qui devraient susciter de grands éclats de rire si nous étions moins morts ? Ramasser toute cette énergie diffuse, la maîtriser, ce qui est le contraire d’une consommation, jusqu’à la digérer sans reste. Processus de rumination profane d’une époque toute entière. D’un côté, une effrayante aboulie intellectuelle ; de l’autre, une terrifiante énergie surnuméraire, gaspillée pour l’esprit, perdue pour la pensée. Le monde m’épuise d’autant plus que je ne réponds pas aux défis qu’il me lance. Méphisto, par exemple, le grand niant de la vacuité, me défie et avec lui bon nombre de mes contemporains.
- Il y a des problèmes autrement plus sérieux que ton étude microscopique de ce chapelet d’insignifiances cyniques ? Observe, à une autre échelle, les guerres en cours, les guerres possibles, les guerres à venir. Bombardements à Gaza, massacres en Syrie, attentats en Irak, viols en Centrafrique. Corps mutilés, enfants alignés morts dans des hangars, gazés, hommes torturés, abattus à la chaîne. Les stratégies mondiales d’annexion, de domination, la gigantomachie des Etats qui se positionnent sur l’échiquier du nouvel ordre énergétique mondial. Confortablement installé sur ton fauteuil club, tes problèmes et tes angoisses ne sont qu’anecdotes et distractions. Un divertissement pour l’esprit.
- Absolument Méphisto, à condition de mettre dans la catégorie en question les études géo-stratégiques qui ne changeront rien, les synthèses globales sur le terrorisme qui n’empêcheront pas le prochain attentat, les reportages inutiles sur la consommation de carburant qui augmente sur le périphérique, les expertises économiques qui constatent la crise, les enquêtes sociétales sur ce qui se passe sous nos yeux, sans parler des prophéties syncrétiques sur la troisième guerre mondiale et le nouvel ordre maçono-judéo-américano-lesbiano-sataniste. Divertissement que tout cela. Divertissement.
- L’aquoibonisme, le je-m’en-fichisme – un proche cousin du je-m’en-foutisme – et les perspectives globalisantes planétoïdes se tiennent la main dans une grande farandole d’insignifiance. Pour quelle raison faudrait-il d’ailleurs s’arrêter à l’échelle des nations, des Etats, de l’Empire ? Les grandeurs géologiques me paraissent autrement plus sérieuses que ces nano convulsions anthropomorphes, sans parler des exo-planètes et du trou noir inter galactique dans lequel finiront les atomes du grand théoricien mondialiste du prochain siècle. Ce bel enseignement du cynisme grec a au moins la vertu de dégager le problème des échelles, le chantage à la vacuité. En terme de vacuité, tout le monde sera servi, syriens sous les bombes et bretons à bonnets rouges compris. Le vide intersidéral se chargera de faire la grande synthèse égalité et réconciliation.
- Aux cynismes contemporains, difficilement cartographiables, dont le dénominateur commun reste tout de même l’adaptation au marché des biens et des services, dois-je répondre par un surcroît de cynisme ou un surplus de morale ? Les deux, me semble-t-il. Il est aujourd’hui particulièrement bien vu d’afficher au grand jour ses désillusions, de faire commerce de son désenchantement, de son néant portatif, à condition de respecter la hiérarchie des places : loge, balcon, orchestre et poulailler. Il est loin le temps où des journalistes pensaient avoir vu le diable en ramenant d’Allemagne quelques sentences désabusées. Celles d’Arthur Schopenhauer en l’occurrence. « La vie est un pendule qui oscille entre la souffrance et l’ennui » ; « la vie est une entreprise qui ne couvre pas ses frais », très chère. Une coupette de Champagne ? Ces condiments mondains, à Perchépolis, font office de cacahouètes. Un excédent d’épice pénienne rendra même le produit plus attractif sur le marché déjà saturé des amuse bouches récréatifs, de la world food : » Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible. En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes techniques. / Est-ce suffisamment clair? » (Houellebecq, extrait de poème, Mémoires d’une bite).
- En présence de telles choses, le recours aux catégories morales de la raison pratique manque un peu de mordant. La nourriture rance et périmée, me soufflerait Diogène, ça se vomit, ça ne se pense pas. Avons-nous d’ailleurs d’autre choix que celui d’en passer par le corps pour évacuer cette faiblesse-là ? Rien de plus sain que la crudité cynique, somatique, celle qui renvoie l’esbroufe dans son écuelle. Mais cette antique réaction stomacale n’est-elle pas la conséquence plus secrète d’une blessure, celle de devoir fricoter avec une époque qui, pour être incapable d’être un tant soit peu morale, spirituellement affectée, ne parvient même pas à proposer en retour un cynisme digne de ce nom, un beau cynisme, solaire et rayonnant, affirmatif et curatif. Qu’avons-nous à la place ? Un cynisme glauque, agrégations perverses et nauséeuses de jouissances cochonnes et de petits clins d’œil. Cynisme génital et cynisme décoratif, cynisme surgelé, mondain, épuisé, mollasson, trop faux pour être probe et bien trop sérieux pour nous séduire encore. Cynisme de publicitaire, de malins, de poseurs poudrés, en surface et en profondeur. Cynisme de cuistres et de sans talents, cynisme visqueux. Cynisme sans estomac des tubes postmodernes et des cloches à vide.
- La formulation d’une inquiétude nouvelle, autrement plus incongrue que celle de Descartes au seuil de sa deuxième méditation métaphysique (comment s’en sortir si tout est incertain ?) nous parvient aux oreilles : pourquoi ne pas laisser les simulacres à leur triste destin ? Le conseil avisé, pour partir d’une bonne intention, se trompe de question : quelle différence puis-je incarner vis-à-vis de cette prolifération virale de spectres et de malices ? Non pas un droit à la différence mais une différence réelle car intellectuellement irréductible. Qu’ai-je à faire d’un droit supplémentaire quand je n’ai ni le temps ni le courage de les essayer tous ? Non pas une différence d’identité (religieuse, culturelle, politique, sociale, sexuelle, vaginale ou clitoridienne), cette valeur faible et défensive, ce songe creux, mais une différence d’être. Non pas la différence du dissident, cette figure aujourd’hui dérisoire de la critique, mais celle, viscérale, du niant. Ma réalité est en jeu, non la leur. Même si l’époque est propice aux grands mélanges, ce gloubiboulga de l’île aux enfants numérique, il ne faudrait pas tout confondre. Si les néo-cyniques adaptés venaient à s’inquiéter de leur irréalité autant que de leur cholestérol ou de leur prostate, s’ils n’arrivaient plus à compenser l’angoisse de leur disparition par des miettes de gratification mondaine et cathodique, qu’ils en parlent. Je les lirai avec plaisir.
- A l’heure de l’hyperéalisation, le retour au réel en passe par un grand refus. La masse (que je suis aussi) ne s’y trompe pas toujours. Sollicitée de toute part, sondée jusqu’au trognon, disséquée, analysée, anatomisée, médiatisée, cartographiée par des instituts assermentés, il lui arrive aussi, dans ses meilleurs moments, de s’opposer, d’une ironie narquoise et indifférente, au bien que l’on veut pour elle. A cette nouvelle forme politique d’injonction, plus opprimante qu’oppressive, elle répond parfois par une nolonté farouche. Non, tout simplement. Non, trois fois non.
- Il y eu un temps où pour dire non il suffisait de se mettre à poil et de courir dans la rue en levant les bras. Très honnêtement, si j’étais convaincu de pouvoir retrouver un peu de réalité en sautillant sur le macadam le zizi ou les tétons à l’air ce serait déjà fait et la vidéo, augmentée d’une musique pour compagnies aériennes, tournerait en boucle sur Internet. Quand il m’arrive d’ailleurs de croiser un de ces spécimens conformément à poiliste, j’admire la foi testiculaire ou ovarienne qui l’anime.
- Je me souviens, non sans nostalgie, d’un vieux labeur universitaire sur Nietzsche. Rien entre ses aphorismes et mon clavier ; rien, ou si peu, entre ma volonté de lecteur et les errances d’ivrogne du contempteur de Dieu. Aucune malice. Rien, le face à face nu, serein avec les restes du mort, ses dejecta philosophiques, ses rassurantes métaphores. Un jardin paisible pour tous les jeunes esprits qui s’engagent dans la philosophie, à condition bien sûr d’en limiter la pratique, la transcription dans ce monde ci. D’en alléger la charge, de garder la chose à distance. Pourquoi n’ai-je pas pensé toute la bibliothèque et me suis-je embourbé en fond de médiathèque ? Rousseau après Nietzsche, Platon après Rousseau. Le travail était pourtant sans fin. Fuyons dans notre chère patrie, s’extasiait Plotin et puis Hubert Chantôme. La mode est au contraire plutôt aux trains fantômes. L’âme tournait vers l’Un a tôt fait de flétrir quand le cynisme mou nous fait encore sourire.
- Je suspecte chez moi une complicité avec tous ces tauliers de la duplicité, tous ces malins. Un faux air de famille. La fuite est sûrement la seule solution. Pour quelle raison reprendre un ticket ? Pourquoi lire ce papier fraîchement imprimé qu’on oubliera bientôt si ce n’est déjà fait ? Et cet autre ? Pour quelle raison tendre l’oreille au comique scatologique, politique à ses heures ? Faut-il s’inquiéter du grand manège ? Questions finalement ambiguës et indécidables. Aucune création de l’esprit ne peut se faire sans énergie motrice. La croyance dans le salut de l’âme n’était pas seulement une illusion – conception idéaliste et plate des mobiles – mais une puissance capable de faire faire, de créer, de penser, d’écrire. Celui qui ne parvient plus à faire de ces vieilles muses métaphysiques une force d’engendrement doit s’en remettre aux énergies nouvelles, alternatives. A côté des études doctrinales sur les fondements de la morale, les innombrables métamorphoses cyniques de notre temps sont une source inépuisable d’énergie. Je comprends enfin l’idée de Jean Baudrillard dans Les stratégies fatales : » l’énergie de la pensée elle-même est cynique et immorale : nul penseur qui n’obéit qu’à la logique de ses concepts n’a jamais vu plus loin que le bout de son nez ».
- Qu’ai-je à opposer à tous les satisfaits ? Un excès de courtoisie risque de me faire manquer la cible quand un surplus de dureté me rendra insensible et faux. – Est-ce cela le fond de votre étude, un néo-moralisme niais en désaccord flagrant avec les dures réalités et les constats froids que nous vous servons ? Est-ce cela le fond de votre étude, une attitude martiale et belliqueuse qui ne cherche rien d’autre que la mort symbolique de l’altérité ? Le défilé est très étroit, je vous l’accorde, une ligne de sorcier.
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