Les catoblépas – Expérience pédagogique innovante en deux temps
(reprise finale)
A Jonathan,
stagiaire de choix en philosophie
- Classe terminale, STMG, expérience pédagogique innovante. En pleine lecture d’un texte de Vladimir Jankélévitch, La mauvaise conscience, mon regard s’arrête sur celui d’une élève au quatrième rang. Elle me fixe. Son œil est bas, peu expressif. Cerclés d’une poudre bleue métallique, les deux globes, lourds à porter, semblent aimantés et tirés vers le sol. Une résistance musculaire minimale doit sûrement s’opposer à l’attraction du carrelage. Ce n’est là bien sûr qu’une hypothèse théorique. Il y a peu dans ces yeux. Une lassitude, une grande fatigue. Aucun désir ne paraît, aucune envie, aucune colère. Une forme inquiétante de résignation et d’oubli. Flaubert, dans La tentation de Saint Antoine, évoque un animal légendaire et peu engageant : le catoblépas. En grec, qui regarde vers le bas. « Buffle noir, écrit Flaubert, avec une tête de porc tombant jusqu’à terre et rattachée à ses épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau vidé. » L’animal se présente en ces termes à Saint-Antoine : « Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement sur mon ventre à sentir l’odeur de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter. » Le regard de la bête est pourtant mortel.
- A la différence des licornes, tarasques et autres monstres légendaires, les catoblépas ne font pas rêver. Ils ne nourrissent pas l’imaginaire des épopées fantastiques. Contrairement à la bête du Gévaudan, ils ne font pas couler le sang ; à la différence du dragon cracheur de feu, ils ne veillent sur aucun trésor. Ils représentent le vide mortel, le boyau informe, plus flasque que cruel, plus insignifiant encore. Je détourne la tête et fixe le mur droit de la salle. Un autre corps au regard similaire s’y soutient. La même lassitude, le même effort du cou pour ne pas s’écraser sur la table. Cuvier, en son temps, fit l’hypothèse, dans ses études naturalistes, que le catoblépas était une sorte de gnou, une variété d’antilopes aux cornes pointées vers le sol. L’hypothèse est incertaine. Celui-ci par exemple, en survêtement gris, les cheveux en broussaille, n’a pas de cornes apparentes. Sa voisine fouille dans une trousse. La bouche entrouverte et le front baissé, ne cherche-t-elle pas une herbe venimeuse à brouter ? Cette autre au dernier rang, entourée d’ombre en ce matin blafard, occupée à se gratter le vernis au bout des ongles, ne pourrait-elle pas aussi se dévorer les pattes ?
- Le brouhaha naissant, mais encore étouffé, prend la forme d’une mastication collective. Le texte de Vladimir Jankélévitch sur le « scrupule métaphysique » m’apparaît sous un jour nouveau. La crise de conscience est-là : à qui ai-je affaire ? Les spécialistes de l’éducation, les professionnels pédagogues de la jeunesse scolarisée ne parlent jamais, dans leurs récits édifiants, de cette expérience de mort. Peu d’écrivains, sans parler des zoologistes. Expérience sûrement trop banale, trop insignifiante, pour recevoir les tampons d’un ministère.
- Si Ionesco a choisi son animal, c’est qu’il croyait encore aux effets de la force. Ses rhinocéros lancés dévastent la terre, renversent les estrades, piétinent les bibliothèques. Ils ont conservé de la nature une cruelle amoralité. Grande dramaturgie de la Nature contre la Culture. Grandiloquence de l’animal à la corne unique pointée vers le ciel. L’adversaire est identifiable, c’est une brute, une bête qui dévaste les domaines de l’homme. Quelle volonté dans ces rhinocéros, quelle énergie brutale. Romantisme, lutte à mort ! Les rhinocéros de Ionesco vous donnent la force de fuir ou de combattre. Mais le catoblépas est d’une autre nature. Tête ridée, yeux mi-clos ; tête lourde et long cou flasque. Il vous inhibe et vous tétanise. Au cinquième rang, sur la gauche cette fois, il semble mâcher une gomme et marque la surface qui le porte de son compas. Laisse-t-il ainsi les traces de son passage sur terre, les paupières baissées par peur d’être pris ? Son voisin souffle dans une outre invisible.
- Je poursuis la lecture du texte. « Scrupule métaphysique », « dignité du roseau pensant », « suprême désirable ». Les mots doivent désormais se frayer un chemin dans ce troupeau lugubre. Catoblépas, un nom inconnu par ceux qu’il désigne. Je tire une masse énorme. Il faudrait, au bas mot, pour les sortir de là, une force surhumaine. Pourquoi ramener à quai ces animaux de mauvais rêves ? Pourquoi leur enseigner le scrupule de l’esprit et les vertiges de la conscience ? Ils attendent seulement la fin, l’alarme, qui toutes les heures fait s’agiter le corps. Pline l’ancien, contrairement à Flaubert, ne retenaient de ces êtres, dans son Histoire naturelle, que la tête qui traîne à terre. Il oubliait la sonnerie.
- Le grondement s’accentue, l’heure approche. Il faut tenir la masse. « Quel est donc ce cirque ! », je n’ai rien trouvé de mieux à dire. Ma voix fait écho. Impossible de croire pourtant, en face de ce marais mélancolique, qu’il s’agit d’un cirque. Où sont les jongleurs, les danseurs et les acrobates ? Où est passée la vie ? Ma question n’a aucun sens. Voyez-vous se dresser un brillant chapiteau sur ce pesant varech ? Les catoblépas ne sont pas des artistes. Ils pourraient protester, grogner, taper du sabot. Dire enfin ce qu’ils sont en face d’un conseiller pédagogique d’orientation psychologue pédagogique. Circularité, toujours. Ils pourraient peut-être s’exprimer. Mais ils ne parlent pas, ils restent là à me fixer. Je reprends la lecture à petite distance de cet inquiétant paysage, concentré sur un sourire au second rang, un sourire d’une autre nature . Le sourire de la compréhension et de la connivence. « La métaphysique naît, en somme, non point tant de « l’étonnement » que d’une crise de conscience ; la métaphysique est fille du scrupule ». Les grognements s’accentuent. Et dire que Cuvier les prenaient pour des gnous.
- – Que t’arrive-t-il ? N’es-tu pas en train de comparer ces jeunes hommes, ces jeunes femmes, à des bêtes ? Ne vois tu pas des hommes et non des bêtes à front de taureau ? Voici une jeunesse qui a besoin d’un bon maître plutôt que d’un faiseur de cauchemars. Veux-tu les noyer ou leur couper le cou ? S’ils ne savent pas ce qu’est le scrupule de l’esprit et la crise de conscience, c’est à toi de leur apprendre. Qui le fera si tu ne le fais pas ? Regarde leur regard, vois-tu posée sur un corps de bœuf une tête de porc ? Ton image est indigne de leur humanité. Ainsi me parle le malin génie au moment où l’angoisse me saisit. A l’oppressante inquiétude, faudra-t-il que s’ajoute en plus la honte de voir des monstres plutôt que des hommes ? Je me sens inhumain. « Et l’on sait que la dignité du « roseau pensant » consiste non pas à surmonter la limite mais à en prendre conscience », conclut Jankélévitch. Sonnerie, alarme. La masse s’anime, remue les chaises, se presse vers la sortie. Les étranges animaux ne sont plus sous mes yeux. Ont-ils fuit ? A moins qu’ils n’aient été, en silence, engloutis.
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II
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- Je décide, la semaine suivante, de lire mon texte à la classe afin de susciter la fameuse crise de conscience que ma lecture de Vladimir Jankélévitch ne parvenait pas à éveiller. Ma finalité est au plus haut point pédagogique. Toujours. Même si je n’ose penser que l’on puisse croire que je tire une jouissance textuelle de ce noir marécage sans répondre aux exigences de ma mission, je tenais à préciser ce point à tous les pédagogues.
- A la lecture, une fois les premiers rictus assombris, je sentis monter, au dessus du marais, une certaine angoisse. Chaque auditeur, pour soi, dans un frissonnement de conscience, semblait se poser une inquiétante question. Non pas qui sont ces bêtes ? – question inutile, superficielle, oiseuse – mais parle-t-il de moi ?, suis-je celui de droite ou celui de gauche ?, pense-t-il que j’en suis un ? Plus la lecture avançait, plus les regards s’intensifiaient. La tension était là, palpable, presque physique. Le silence pesant alourdissait la charge de ce dramaticule. Cette fois personne pour grogner un « on n’y comprend rien« . A la place, j’avais droit à ceci : « Monsieur, vous êtes méchant » ; « Monsieur, vous êtes cruel »; Monsieur, vous êtes un tueur ».
- Pourtant, cette cruauté-là ne semblait pas les effrayer outre mesure. Ils en voulaient encore. Je sentais quelque chose qui s’extirpait des eaux. Ceux qui ne parvinrent pas à détacher le contenu de la fonction professorale restèrent dans la sidération – ce qui diminue forcément l’intérêt philosophique de ma petite expérience de lecture. Une prochaine fois peut-être. Mais je voyais ici ou là poindre quelques lueurs nouvelles dans les regards, mélange d’étonnement et de stupéfaction. Poussant le vice – ou la vertu, les deux se confondent ici – un cran plus loin, je me suis vu mimer la corne d’un rhinocéros en pointant le majeur au bout de mon nez. La chute, verticale – « Ont-ils fuit ? A moins qu’ils n’aient été, en silence, engloutis. » – laissa place à un silence gêné. Puis vint l’inéluctable : « Monsieur, vous ne nous aimez pas, vous êtes trop méchant ». »On peut avoir le texte » ?
- Doit-on réellement lutter contre la montée de la vase avec la force nécessaire ou faut-il aimer, faire des petits calinoux et des papouilles pédagogiques ? Les niaiseries éducatives ont envahi la place créant les conditions d’une asthénie généralisée. A force de préjuger de la force spirituelle des « apprenants » et des « enseignés » – ce vocabulaire débile promu par des formateurs sans talents et sans volonté – le tout encadré par une gestion technocratique sans idées et sans âme, l’Education nationale et ses multiples dépendances barbote aujourd’hui dans une bouillie émotionnelle infâme. De cet odieux marais psycho-affectif ne peut sortir qu’un immense ennui, une dépression collective dans laquelle l’indifférence l’emporte. J’imagine d’ici la tête confite et l’œil glauque d’un spécialiste estampillé « Sciences de l’éduc » au fond de la salle. Parlons plutôt « méthodologies novatrices », « parcours individualisés », « encadrements sur mesure ». La stérilisation technocratique et l’enlisement de l’imaginaire. Le grand sommeil.