L’ange et la queue
- Alexandre Lacroix (rédacteur en chef de Philosophie magazine), dans la rubrique « L’esprit du temps, reportage », est allé voir la première du nouveau spectacle de Dieudonné M’Bala M’Bala, Asu Zoa. Le compte rendu de cette expérience typiquement mondaine (l’immersion à distance dans un cul-de-basse-fosse parisien dont tout le monde parle) est à lire dans Philosophie magazine ce mois-ci sous le titre « La société affectée ». La première partie de l’article, digne des meilleurs pages de Psychologie magazine, le voisin de palier, met le lecteur en situation, dans la file d’attente, fesses contre fesses, cagoules contre cagoules. La seconde tricote autour de quelques citations d’Elias Canetti, Masse et puissance. La troisième ose le parallèle entre Dieudonné et Karl Kraus avant de poser l’inutile question : « La fin de la fête ? » Un commentaire de texte s’impose. Un courrier de lecteur en somme qui n’a pas plus de chance de finir dans Philosophie magazine qu’Alexandre Lacroix n’a de risque de publier une pensée affectée par le déficit de réflexion et d’idées d’un article journalistique à prétention philosophique.
- « En ce qui me concerne, je n’ai aucune idée sur Dieudonné. » Première phrase un peu inquiétante. En gras dans le texte tout de même. Alexandre Lacroix va au théâtre de Dieudonné, courageusement, mais annonce au préalable n’avoir « aucune idée » sur ce qu’il va voir. Situation de l’amnésique un peu paumé, errant au rayon petite jardinerie, incapable de savoir s’il a ou pas une jardinière à dépoter. Frisson de la reine Margot dans le film de Patrice Chéreau, reine masquée qui, sans idées préalables, descend palper l’eros populaire dans les bas-fonds de Paris. A moins qu’Alexandre Lacroix veuille dire à ses lecteurs, comme Dieudonné à propos de la Shoah, qu’il est neutre dans cette affaire, qu’il n’a pas d’idées préconçues, aucun préjugé. Il serait simplement objectif et attendrait de la mise en situation qu’elle lui révèle pleinement sa vérité. « Je n’ai pas suivi son parcours, je ne visionne pas ses sketchs sur YouTube, le peu que je sais ne me fait pas rire. C’est pourquoi j’ai décidé d’aller me faire un avis par moi-même, au Théâtre de la Main-d’Or, dans le XIe arrondissement de Paris. » Le journalisme philosophique est d’un autre monde. S’il consent à s’immerger (pour quelle raison d’ailleurs s’il n’a aucune idée des raisons qui le pousse à le faire ?) c’est toujours d’en-haut, depuis un lieu aérien, ni tout à fait de ce monde, ni tout à fait d’un autre. Un lieu toujours autre que l’autre, ni du peuple, ni de l’élite. Un lieu, à prétention intellectuelle, qui autorise tous les jugements et dont la fluidité lui garantit de ne pas être jugé. Perché comme le chat.
- « L’attente elle-même ne fut pas dépourvue d’intérêt et, si certains doutent qu’il existe un barrière sociale en France, elle m’en donna une métaphore saisissante: sur le trottoir du théâtre, dans l’étroit passage de la Main-d’Or, patientait une longue file de spectateurs, des fans pour la plupart – mais sur le trottoir d’en face, de l’autre côté de la chaussée pavée, presque autant de journalistes, photographes, cameramen. Ces derniers braquaient des panneaux d’éclairage réfléchissants dorés sur les « dieudonnistes » et les mitraillaient, les filmaient, sans trop s’inquiéter du droit à l’image. Mais pourquoi s’en inquiéter ? Le simple fait d’être présent ce soir-là à cet endroit-là montrait assez qu’on n’était pas un citoyen ordinaire, qu’on faisait partie d’un « problème social ». Le tableau était éloquent : survêtements et baskets d’un côté de la rue, manteaux de marque et barbes de trois jours soignées de l’autre. » Entre les deux : Alexandre Lacroix, journaliste et rédacteur en chef de Philosophie magazine. Métaphorologue. L’homme qui sait reconnaître des manteaux de marque de l’autre côté de la rue au premier coup d’œil (ce qui ne se fait pas sans expérience) ne porte pas de baskets. Ni cagoule (côté caillera), ni barbe soignée de trois jours (côté hipster ou bobo, je ne sais plus). Est-il nu ? Est-il transparent ? Est-il bien là ? Aucun cameramen à ses côtés, aucun photographe. L’ange du journalisme philosophique occupe une place de choix dans le panopticon social : il voit tout (marques, baskets, cagoules, barbes soignées) mais n’est vu de personne. Il investit de son œil objectif le lieu du pouvoir de surveillance, en hauteur, en retrait. Le gage de sa neutralité, c’est sa solitude. Il est l’anonyme, le voisin discret qui reconnaît les copains de l’autre côté de la rue tout en faisant copain coquin avec l’encagoulé de basse-fosse. De quoi recueillir la confidence qui fera mouche une fois couchée dans Philosophie magazine : « Mon plus proche voisin a dit : « Moi, je tire le rideau », et il a rabaissé sa capuche. »
- « Je sentais les échines et les fesses de mes voisins collés aux miennes (…) ». Expérience des plus troublantes, violente sensualité masculine, de quoi dégrafer son corsage pour goûter aux plaisirs éphémères de la friction, à cette troublante titillation stomacale. « Ce soir-là, le théâtre était rempli aux trois quarts de jeunes Maghrébins, âgés de 16 à 35 ans. Comme ils étaient venus entre potes, sans femmes, cela créait une très nette domination masculine. » Le lecteur de Philosophie magazine laissera, comme j’ai pu le faire, son imagination se perdre dans ce hamam urbain, cette érotique du peuple, dans laquelle batifole l’ange Lacroix, au milieu de toutes ces quenelles compressées, de ces barbes soignées et de cette queue le long du trottoir pour gagner le droit d’y être enfin. Ce passage, de loin le plus réussi de l’article, aurait sûrement mérité d’être approfondi tant la transition vers la seconde partie manque de jus.
- Vient le moment, attendu, de la citation référentielle, ce que l’on peut considérer comme l’argument d’autorité du reportage, la touche culturo-philo-mag. Alexandre Lacroix cite Elias Canetti, Masse et puissance. Voici le texte qu’il retient : « C’est seulement tous ensemble que les hommes peuvent se libérer de leurs charges de distance. C’est exactement ce qui se produit dans la masse. Dans la décharge, ils rejettent ce qui les sépare et se sentent tous égaux. Dans cette compacité où il ne reste guère de place entre eux, où un corps presse l’autre, chacun est aussi proche de l’autre que de soi-même (Elias Canetti, Masse et puissance) ». Cette description de la masse, qui vaut aussi bien pour le premier jour des soldes aux magasins d’usines que pour la soirée mousse de la discothèque Las Vegas de Morbier un premier janvier, a pour fonction de nous mettre dans l’ambiance crépusculaire de l’entre-deux-guerre. Alexandre Lacroix sort de la queue et fait dans la pédagogie : « Elias Canetti, témoin privilégié de l’entre-deux-guerres, tente de comprendre comment un homme seul peut se laisser séduire et emporter par les mouvements de masse. » Question superficielle tant que l’on n’a pas explicité la distance irréductible qui nous sépare de la situation historique de l’entre-deux-guerres justement. Travail intellectuel beaucoup plus ingrat que celui qui consiste à faire de vagues rapprochements sous couvert de références indiscutables. La référence culturelle se superpose à notre situation présente, l’oblitère, finissant par dissimuler les inquiétantes spécificités de notre période historique – et non de celle d’Elias Canetti ou d’Hannah Arendt. D’un côté le psychologisme, de l’autre le culturalisme. Entre les deux un grand vide qui est aussi le symptôme d’une période historique qui excelle dans l’art de ne pas se regarder en face, une époque qui avance masquée. A ce jeu-là, le journalisme à prétention philosophique est un des faux amis les plus exemplaires. C’est à ce titre qu’il m’intéresse et que je le lis avec toute l’attention que réclament ses mises en scène. Ma démarche est politique, ce que les amoindris du jugement, les amateurs de réductions psychologisantes, n’ont toujours pas compris. Je les entends d’ici : – mais qu’avez-vous donc contre Lacroix ? Tout ça ne vaut pas un clou.
- « J’ai cité Elias Canetti un peu plus haut. Parmi tous les symptômes morbides sur fond de décomposition sociale qu’il a pu observer dans l’entre-deux-guerres, il en ai un qui l’a particulièrement marqué : il s’agit des lectures-spectacles données par le pamphlétaire Karl Kraus dans un théâtre à Vienne. » Je touche ici le noyau dur de l’article, plus précisément ce qui mérite d’être sérieusement pensé une fois que l’on a dégagé les considérations mondaines de l’ange en immersion dans la queue. Alexandre Lacroix fait référence à l’essai De Canetti, Karl Kraus, Ecole de la résistance. L’essai précède, dans l’édition Rivage (1990), le texte de Karl Kraus, La Littérature démolie. La probité intellectuelle aurait voulu que Lacroix cite l’origine de ce texte ainsi que son titre – Karl Kraus, Ecole de la résistance – titre qui, à lui seul, jette une lumière radicalement différente sur la référence à Canetti mais ne va pas dans le bon sens, celui de Lacroix. Dans cet essai incisif, Canetti ne parle pas de « symptômes morbides ». A aucun moment, il ne fait de Kraus un « pamphlétaire ». Karl Kraus représente pour Canetti une figure tutélaire, complexe, ambiguë, qui construisait ses phrases comme des « forteresses cyclopéennes. » Un maître dont il dut aussi se déprendre tant la séduction de ses discours pouvait être fatale. » Ce n’était pas non plus des éclairs de théâtre, ajoute Canetti, mais des éclairs meurtriers ; et ce déroulement du châtiment exterminateur qui s’accomplissait publiquement, à la vue et aux oreilles de tous, répandait une telle horreur et une telle violence qui personne ne pouvait s’y soustraire ». Karl Kraus, accusateur public, prononçait des sentences définitives sur ses adversaires, suscitant ainsi des affects intellectuels pouvant aller de la colère à l’indignation, de l’indignation à la haine. Canetti insiste, dans son essai, sur le fait que ses « considérations sont consacrées essentiellement à Kraus pris sur le vif, à Kraus tel qu’il était lorsqu’il s’adressait à un grand nombre de personne à la fois ». Le Kraus orateur capable de faire naître l’affect de la critique, de la satire, à partir de cette capacité emphatique à fustiger « l’humanité coupable ». Il signifie ainsi que derrière le Kraus acteur, dans la grande salle du Konzerthaus de Vienne, il y avait un écrivain, un intellectuel de premier plan. Le problème que pose Canetti est de savoir ce que devient la critique lorsqu’elle se mue en une performance oratoire à l’adresse d’une masse dominée par un verbe. Que devient « le mot qui tue » chez l’auditeur capable de tuer, l’admonestation virtuose de l’autre chez celui qui n’est que haine de l’altérité ? La fascination pour celui qui juge et condamne la médiocrité sur une estrade n’est-elle pas la première invitation à ne plus penser, à ne plus juger par soi-même ? Questions redoutables qui interrogent la fonction et le devenir politique de la critique lorsque celle-ci fait mouche pour de bonnes raisons, qu’elle « touche sa cible » ? Le problème de la masse est ici essentiel. Kraus écrivain ne s’adresse pas au même public que Kraus orateur. Une nuance fondamentale.
- Mais voilà que dans le Philosophie magazine d’Alexandre Lacroix cette réflexion sur le devenir de la critique s’avachit en ceci : » Attention, je ne mets pas sur le même plan Dieudonné et Karl Kraus, un abîme les sépare bien sûr – et, cette fois-ci, ce n’est pas la chaussée du passage de la main-d’Or, mais le talent – , cependant, il me semble que Dieudonné lance un défi à la société française : de quels affects disposons-nous pour lier des individus, les réunir, les faire se sentir un peuple ? » Nous pourrions faire de l’évocation de cette formule magique – « le talent » – un assez bon critère pour distinguer un travail philosophique d’un bavardage qui ne l’est pas. Le travail philosophique vise le problème, cherche l’idée derrière les mots, interroge la signification d’un rapprochement (ou de son impossibilité). Le bavardage qui ne l’est pas fixe des hiérarchies (talent / absence de talent ; grandeur / petitesse ; style / absence de style etc.). Il y a d’un côté ce qui est appréciable ; de l’autre, ce qui ne l’est pas. On nomme cela le bon goût et Alexandre Lacroix, l’ange de la queue, celui qui sait reconnaître de l’autre côté de la rue des manteaux de marque au premier coup d’œil, n’en manque pas. C’est aussi pour cette raison, pour son bon goût, qu’il occupe le poste de rédacteur en chef de Philosophie magazine.
- Karl Kraus s’indignait et faisait naître l’indignation contre la guerre et son absurdité, fustigeait l’irresponsabilité et la démission intellectuelle de tous les complaisants à l’égard des massacres absurdes qu’elle rend possible. A aucun moment, avec ou sans talent, il se donnait pour tâche de « repérer les clivages qui parcourent la société (française) » afin de les « aggraver », comme l’affirme Lacroix à propos de Dieudonné. Il était en guerre contre des hommes et des systèmes de légitimation qui, tragédie de l’histoire, ont accompagné l’avènement du pire. En guerre contre la mauvaise foi intellectuelle et une certaine complaisance que le pouvoir de représentation journalistique entretient toujours à l’égard de lui-même. En guerre, enfin, contre un divorce entre ceux qui parlent de ceux qui souffrent et ceux qui souffrent sans pouvoir parler de ceux qui parlent. Cette masse, suspicieuse vis-à-vis de ceux qu’elle ressent spontanément comme dominants et masqués, échoue peut-être au test du bon goût mais elle se paye rarement de mots. « Talent », est de ceux-là.
- « Se sentir un peuple ? » La question est instruite dans le dernier paragraphe de l’article d’Alexandre Lacroix sous le titre tragi-comique « La fin de la fête ? ». « Dans le miroir de cette soirée, je revois avec nostalgie quelques clichés des années 1980 : des souvenirs ridicules, sans doute. Je me souviens des grands rassemblements de ‘Touche pas à mon pote ! » sur la place de la Concorde, des Restos du coeur, des chansons pour les enfants d’Ethiopie, de l’inauguration de l’Institut du monde arabe, de Renaud, de Coluche… Tout ceci était naïf et prête à sourire. J’avais 10 ans. Mais l’idée que j’en ai, c’est qu’alors, on parvenait à donner une voix au peuple à travers des affects généreux – partage, effacement des différences, solidarité, assistance aux pauvres et au reste du monde. » D’un côté, les bons affects ; de l’autre, les mauvais. Qui parvenait à donner une voix au peuple ? Depuis quand, Alexandre Lacroix, le peuple a-t-il besoin de chanteurs sympas et de bons sentiments pour avoir une voix ? Où est passée la politique, cette même politique évincée de la scène par le florilège de bons sentiments, ces « associations de la pleurniche » dont parle Dieudonné, dans une autre forme de pleurniche, plus scatologique ? Les temps changent mais l’on ne sort pas de l’affect, on s’y enfonce. Le sentimentalisme niais de la gauche culturaliste, aujourd’hui déboussolée, s’offusque d’un autre sentimentalisme tout aussi niais – quoique moins présentable. Pour preuve la chute de l’article de Lacroix : « A quel type de masse voulons-nous appartenir ? A une meute avide de de destruction, ou à une fête célébrant le plaisir d’être ensemble, en vie ? ». Dieudonné M’Bala M’Bala dit à peu près la même chose dans l’entretien de Causeur ce mois-ci : « L’Ecole devrait se contenter de nous apprendre à écrire, lire, compter et défendre le vivre-ensemble ». Ou encore : » cela signifie que chacun arrive avec sa souffrance et sa mémoire, et qu’ensemble on arrive à zouker. » En un mot, la fête. Fête contre fête, zouk contre zouk, affect contre affect, autrement dit moderne contre moderne pour reprendre l’expression de Philippe Muray qui a eu le tort, littéraire, de ne pas pointer le problème avec un peu plus d’exactitude – ce qui rend aujourd’hui possible sa récupération tout azimut.
- Le « vivre-ensemble », ce néant politique apparu dans les années 80, cette conception bisounours de la vie sociale qui accompagne parfaitement l’individualisme consumériste et le chacun pour soi, se situe de chaque côté de la queue postmoderne. Touche pas à ma philo. Côté cagoules et baskets, côté barbes de trois jours et manteaux de marque. En fonction des goûts, qui sont autant de marqueurs de classe, certains zoukent sur Philo mag, d’autres sur un tas de quenelles. Il est honnête de clore ce commentaire par une citation d’Elias Canetti, Karl Kraus, Ecole de résistance : « Karl Kraus m’a ouvert les oreilles, et nul n’aurait su le faire comme lui. depuis que je l’ai entendu, il ne m’est plus possible de ne pas entendre moi-même. Cela commença par les bruits de la ville autour de nous, les exclamations, les cris, les altérations de la langue perçues par hasard et surtout ce qui sonnait faux et mal à propos. Tout cela était en effet comique et terrifiant et, depuis lors, il me parut tout naturel de relier ces deux sphères. » L’ange et la queue.
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Publié le 05 mars 2014